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La philosophie dans l’enseignement secondaire au Portugal (3)

III. Entretien avec Joaquim Neves Vicente

lundi 1er mai 2023, par Serge Cospérec

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III. Entretien avec Joaquim Neves Vicente


Présentation

Cette enquête sur l’enseignement de la philosophie au Portugal est née d’une remarque de notre collègue Joaquim Neves Vicente nous signalant que l’enseignement de la philosophie au Portugal avait été profondément remanié.

Joaquim, ami de longue date de l’ACIREPH, est d’abord un éminent professeur de philosophie dont les travaux lui ont valu de jouer un rôle de premier plan dans l’enseignement de la philosophie au Portugal. Sa réflexion sur l’enseignement de la philosophie au lycée a constamment uni philosophie, pédagogie et didactique. En témoigne, dès sa formation, l’objet de son mémoire de maîtrise : « Éducation, dialogue et philosophie dans l’action et la pensée pédagogiques de Paulo Freire ». D’abord, professeur de lycée, il a longtemps été le seul, au Portugal, à faire des recherches sur la didactique de la philosophie, n’hésitant pas,pour ses travaux, à parcourir l’Europe de manière à participer à des séminaires, rencontres et échanges sur le sujet (Paris, Madrid, Strasbourg, Barcelone…). Il a obtenu, à l’Université de Coimbra,la création du premier enseignement de didactique et de philosophie de l’éducation, dont il a fait reconnaître la légitimité à une époque où la psychologie de l’éducation dominaient sans partage les sciences de l’éducation. La reconnaissance de son travail a conduit le Ministère de l’Éducation à lui confier la refonte des programmes de philosophie de l’enseignement secondaire. Les programmes portugais de philosophie de 2001,qu’il a co-écrits avec Fernanda Henriques et Maria do Rosário Barros, portaient très largement sa empreinte ; ils ont durablement structuré l’enseignement portugais de la philosophie.

C’est donc naturellement que j’ai demandé à Joaquim Neves Vicente de m’aider pour cette enquête sur l’enseignement de la philosophie au Portugal et que je lui ai, aussi, proposé un « entretien » écrit. Il aussitôt accepté ; je l’en remercie en mon nom et au nom de l’ACIREPH.

Le lecteur trouvera à la fin de l’entretien une bibliographie de certains de ses travaux.
 

SUR LES PROGRAMMES

1. Les élèves portugais débutent en philosophie en commençant par un enseignement de logique qui, vu de France, est très impressionnant. D’où ces deux questions : a) le niveau des élèves de 10e année [1] est-il, dans les faits, suffisant pour suivre des cours qui semblent assez arides et techniques ? b) pédagogiquement, est-ce que cela plaît aux élèves ? Cette entrée en matière ne rebute-t-elle pas ces élèves encore jeunes ?

Deux remarques préliminaires

  1. Je suis à la retraite depuis 2017 et je n’ai pas suivi de près, sur le terrain, la situation de l’enseignement de la philosophie au Portugal. Afin d’être le plus objectif dans mes réponses à l’entretien proposé par Serge Cospérec, j’ai demandé à la présidente de l’Association des professeurs de philosophie (APF), Isabel Bernardo,de m’apporter son aide. Elle m’a informé de la situation et m’a transmis des éléments qui me permettront de répondre plus précisément aux questions formulées par Serge Cospérec.
  2. Mes réponses, nécessairement subjectives, ne peuvent pas être généralisées. Parmi les professeurs de philosophie, il existe une grande diversité d’opinions sur les programmes, sur les orientations pédagogiques, sur les examens nationaux ou encore sur la structure des examens.

1a) La question est très pertinente et la réponse a été et continue d’être très débattue. Dans le programme d’Introduction à la philosophie de 1991 (la discipline s’appelait alors Introduction à la philosophie et non La philosophie, comme c’est le cas aujourd’hui) et dans le programme de philosophie de 2001, la logique et l’argumentation n’étaient enseignées qu’en 11eannée, c’est-à-dire en deuxième année de philosophie,et ce, précisément la raison que vous invoquez :

« Le domaine de la logique se rapportant à des compétences opératoires indispensables à la construction d’une pensée rigoureuse, on aurait pu, pour des raisons strictement scientifiques, le placer en début de 10e année. Cependant, des considérations pédagogiques et relatives à la motivation ont conduit à le placer en 11èmeannée. Toutefois, une première approche, certes très modeste, est faite dans l’unité d’introduction » (Cf. le programme "Introduction à la Philosophie" – 10e et 11e année (1991), p. 6).

Le projet de programme de philosophie de 2001, soumis au débat public, avait été évalué assez favorablement par l’Association des Professeurs de Philosophie (APF), mais cela n’a pas été le cas de la Société portugaise de Philosophie (SPF), et notamment de son Centre pour l’Enseignement de la Philosophie (CEF). Le CEF a en particulier critiqué le fait que l’unité de logique ne soit introduite qu’en 11e année, alors qu’elle aurait dû constituer, selon les membres du CEF, l’unité initiale de la 10e année. Était également fortement critiquée, pour diverses raisons, la possibilité, donnée par les programmes de 1991 et de 2001, de choisir entre la logique aristotélicienne et la logique propositionnelle. Ce n’est qu’en 2018, avec la refonte en profondeur duprogramme de 2001, elle-même liée à la redéfinition des Apprentissages essentiels en philosophie (« AEF » pour « Aprendizagens Essenciais de Filosofia »), que la logique formelle et la logique informelle ont été placées au début de la 10e année.

La réponse à la question de savoir si le niveau des élèves est suffisant pour suivre l’enseignement de la logique formelle dépend beaucoup de la filière (du domaine d’études) choisie par les élèves. Les élèves des cursus sciences et technologie et sciences économiques et sociales étudient (dans certaines écoles) la logique propositionnelle en 10e année,dans le cadre de l’option « mathématiques A » [ndlr : option obligatoire dans ces cursus], et souvent en parallèle à la philosophie, ce qui permet une articulation disciplinaire entre les deux disciplines. Les élèves du cursus arts visuels peuvent (ou non) suivre des cours de mathématiques et les élèves du cursus langues et sciences humaines suivent les cours de mathématiques appliquées aux sciences sociales, dans lesquelles la logique propositionnelle n’est pas étudiée.

En ce qui concerne la logique informelle, quel que soit le cours, les étudiants parviennent à saisir les concepts et à acquérir les outils lorsque les enseignants font preuve de sens pédagogique et de compétences didactiques.

1b) Quant à la question de savoir si commencer la philosophie par la logique formelle et informelle plaît ou déplaît aux élèves, la réponse dépend beaucoup de l’ingéniosité pédagogique et didactique des enseignants, de la motivation des enseignants à enseigner cette matière, et de leurs propres convictions : s’ils y sont favorables ou défavorables.On sait que des enseignants et des établissements continuent à enseigner la logique formelle et informelle par la suite.

La plus ou moins grande difficulté des élèves à comprendre les concepts et à appliquer les outils de la logique formelle et informelle prévus par les Apprentissages essentiels en philosophie (AEF) en 10e année dépend donc en grande partie :
 a) de l’élaboration pédagogique et didactique des activités d’apprentissage ;
 b) de la capacité plus ou moins grande de l’enseignant à accorder une place dans ses enseignements à la question de leurapplicabilité pratique ;
 c) de la plus ou moins grande capacité de l’enseignant à intégrer ces concepts et ces outils dans les parties suivantes du programme.

2. Je sais que les professeurs de philosophie portugais accordent beaucoup d’attention à l ’apprentissage de la logique et de l’argumentation philosophique, qui a pour eux valeur d’initiation à la méthodologie de tout travail intellectuel, au-delà de la seule philosophie. Dans l’un de vos articles, en réponse à «  une lamentation que l’on entend souvent parmi les professeurs de philosophie  » - les élèves auraient des difficultés en philosophie « parce qu’ils ne connaissent pas le portugais  » - vous renversiez le diagnostic : si les élèves ne maîtrisent pas la langue, c’est plutôt « parce qu’ils n’acquièrent pas en philosophie certaines compétences discursives indispensables au travail intellectuel » [2] . Et pour cet apprentissage, vous affirmiez très nettement la nécessité de donner le « primat de la logica utens [celle que l’on utilise dans la vie de tous les jours dans nos inférences les plus usuelles dans le langage ordinaire] sur la logica docens [celle qu’on enseigne sous la forme de règles et de préceptes ». Les nouveaux programmes de philosophie donnent l’impression inverse : la logica docens semble l’emporter sur la logica utens. Qu’en pensez-vous ?

Serge Cospérec rappelle à juste titre la position que j’ai défendue, et que je défends, encore de la primauté de la logica utens sur la logica docens. Personnellement, je suis convaincu qu’il serait préférable de prévoir une initiation progressive, sur deux ans, aux outils logiques et aux règles de la bonne argumentation, à la place de ce chapitre introductif qui figure actuellement dans les programmes. La logique pourrait être à la philosophie ce que la grammaire est à l’apprentissage des langues. Elle pourrait être mobilisée comme un ensemble de pièces ou « outils » pour le travail philosophique, et, en ce sens, comme une méthodologie utile à tout travail intellectuel. Quand le programme de philosophie de 2001 affirmait que l’un des objectifs généraux de l’enseignement de la philosophie dans le secondaire était d’approfondir les compétences de base du discours (...), ses auteurs pensaient à ce que la philosophie pouvait apporter de spécifique à la formation intellectuelle.

Lors de la conférence de 2010 à Coimbra surla place de la logique et de largumentation dans lenseignement de la philosophie, à laquelle Serge Cospérec a participé avec une communication importante, le désaccord entre plusieurs intervenants sur la question est clairement apparu. Les collègues proches de la philosophie analytique ont défendu la nécessité d’un premier chapitre sur la logique propositionnelle et même sur la logique des prédicats, éradiquant une fois pour toutes la logique d’inspiration aristotélicienne, jugée inutile et dépassée. Victor Thibaudeau, de l’Université Laval au Canada, a au contraire défendu le grand mérite, du point de vue de la formation,de « la première opération de l’intelligence (la saisie et la définition des choses) [3] », étude qu’il place « au cœur de la formation intellectuelle au niveau préuniversitaire ». Il s’agit là sans aucun doute d’un des meilleurs outils méthodologiques dont nous disposons actuellement pour faire entrer dans le précieux travail intellectuel et philosophique de conceptualisation,dont on sait la valeur,malgré les controverses théoriques qui entourent la question de la définition.

Mais pour revenir à la question et, en particulier, à celle de savoir si les programmes privilégient la logica docens par rapport à la logica utens, je dirais que non. Tant dans le programme de philosophie de 2001 que dans ses deux révisionsde2005 et 2011 (je m’y réfère ci-dessous), la nécessité du recours à la logique pour une approche plus rigoureuse des théories et des arguments philosophiques a été soulignée. Dans la version actuelle du programme, approuvée en 2018, appelée Apprentissages essentiels en philosophie (AEP), les options méthodologiques indiquent expressément que « les outils logiques du travail philosophique doivent être mobilisés dans les activités réalisées avec les élèves, soutenir en permanence l’analyse critique qui doit être faite de chaque problème philosophique. »

Le problème est que de nombreux professeurs,dans leur pratique de cours, enseignent, et enseignent seulement, la logique (logica docens), mais ne l’utilisent pas (logica utens) dans l’approche des sujets/problèmes philosophiques.

L’un des grands enjeux de l’enseignement de la philosophie dans le secondaire a toujours été de conjuguer, dans le processus même d’enseignement et d’apprentissage, le développement des thèmes et problèmes philosophiques avec le développement des compétences, de croiser les objectifs cognitifs et les objectifs métacognitifs, d’articuler contenus et forme,de combiner les connaissances déclaratives et les connaissances procédurales ou méthodologiques [4].


3. Les programmes portugais fixent avec précision ce qui est à étudier et ce que les élèves doivent connaître en philosophie. En France, de tels programmes sont impensables ; bon nombre de professeurs y verraient une atteinte à leur « liberté ». Mais, de fait, les programmes portugais paraissent aller beaucoup plus loin dans la délimitation-limitation des objets d’étude que les programmes anglais par exemple, qui sont d’inspiration assez semblable. En morale, l’éthique déontologique de Kant et celle de Mill ; en politique, le contractualisme de Rawls et sa discussion communautarienne par Sandel et libertarienne par Nozick, comme si rien n’existait en en dehors d’une certaine tradition propre au monde anglo-saxon. Bref, les programme paraissent si contraignants que l’on peut effectivement s’interroger sur ce qu’il reste de la liberté des professeurs concernant le choix des doctrines, thèses et arguments étudiés en philosophie. Comment vous-mêmes et les professeurs de philosophie portugais avez-vous reçu ces programmes ? Les choix programmatiques ont-ils été discutés, font-ils consensus ?

Depuis de nombreuses années, je suis la discussion, très française, sur les programmes de philosophie ; je me suis rendu plusieurs fois à Paris pour des consultations au défunt INRP et au Quartier Latin pour découvrir les nouveautés éditoriales ; j’ai acheté plusieurs manuels de philosophie, plusieurs livres de préparation à la dissertation, à l’explication ou au commentaire de textes ; j’ai suivi dès le début l’excellent travail que l’ACIREPH développait...En somme, je me suis formé pour une bonne part en France et en français.Je suis donc un débiteur insolvable de la recherche philosophique, pédagogique et didactique qui s’est faite et se fait en France. Je sais aussi à quel point les professeurs de philosophie français défendent leur liberté d’enseigner. Ces deux questions ne me surprennent pas.

Au Portugal, il n’y a jamais eu en vérité de « guerre des programmes » comme il y en a eu et comme il y en a encore en France. Il n’y a eu qu’un seul projet de programme de philosophie qui,après une consultation publique en 1990, a été refusé par la grande majorité des enseignants, puis retiré par le Ministère de l’Éducation. Le programme d’Introduction à la philosophie de 1991, huit ans après son entrée en vigueur, était encore reconnu par la plupart des enseignants comme un bon programme, d’après l’enquête nationale menée auprès des enseignants de philosophie au cours de l’année scolaire 1999-2000, même s’il nécessitait des allègements car les contenus à aborder étaient trop étendus.

Le « nouveau »programme de philosophie de 2001 se présentait donc : a) comme une reformulation sans rupture quant aux contenus ou thèmes à aborder et surtout b) comme une reformulation nouvelle des objectifs et des compétences à développer, des méthodes et instruments à mobiliser dans le travail philosophique et, aussi, des modalités et critères d’évaluation à privilégier

Le programme se présentait aussi comme un programme ouvert quant à l’approche des thèmes et problèmes,qui n’imposait pas de théories, d’auteurs ni de textes, et donnait ainsi la liberté aux établissements et aux enseignants de concevoir leurs propres projets pédagogiques et didactiques. Il n’y avait pas d’examen national de philosophie mais, à la place, des examens généraux d’évaluation, organisés dans chaque établissement, à la fin de chaque année scolaire (les 10e et 11e années).

L’introduction,suite à la révision des programmes de 2004 (décret-loi n° 74/2004, du 26 mars), de l’examen national de philosophie a servi de prétexte à un groupe d’enseignants plus proches de la philosophie anglo-saxonne pour faire pression sur le Ministère de l’Éducation afin de délimiter et même limiter les problématiques, les théories et les auteurs à aborder. La première grande inflexion partisane du programme de 2001 se trouve dans le document intitulé Orientations pour l’enseignement du programme, un document qui a été présenté à la discussion publique par le Ministère en 2005, même s’il n’a jamais été officiellement approuvé. Ce document a été accueilli favorablement par la Société Portugaise de Philosophie (SFP), mais pas par l’Association des Professeurs de Philosophie (APF). En 2006 et 2007, un examen national de philosophie a été organisé. Puis de 2008 à 2011, il n’y a plus eu d’examen national de philosophie.

L’examen national de philosophie a été réintroduit en 2012,après une intervention très forte de l’Association des Professeurs de Philosophie et de la Société(AFP)Portugaise de Philosophie (SPF), convaincues que l’existence d’un examen national donnait plus de crédibilité à la discipline auprès de l’opinion publique et que la réussite à cet examen était nécessaire pour accéder à certaines formations de l’enseignement supérieur. Le Ministère de l’Éducation a accepté la proposition sous condition d’un accord entre l’APF et la SPF quant aux contenus communs qui pourraient être évalués dans le cadre de l’examen national. Cette exigence ministérielle a abouti à la publication, en 2011, d’un nouveau document intitulé Orientations pour l’évaluation sommative externe des apprentissages en philosophie des 10e et 11e années.

Mon sentiment sur ces deux documents (de 2005 et de 2011) est le suivant : l’un et l’autre ont conduit à déformer la lettre et l’esprit du programme de 2001 sur des points essentiels, non seulement en ce qui concerne les objectifs généraux, mais aussi, et surtout, ses contenus et ses fondements. Il y a eu des coupes chirurgicales dans certaines sections du programme inspirées par la tradition phénoménologique et herméneutique européenne ou leur contournement. On a imposé des manières particulières de traiter de certains sujets, par le moyen de formulations fermées des problèmes à traiter et la désignation des auteurs de référence.Les textes philosophiques, dont la place était jusqu’alors centrale dans l’apprentissage de la philosophie (lecture, analyse et commentaire), ont été marginalisée, pour ne pas dire ignorés dans les nouvelles orientations.

L’une des conséquences immédiates a été l’apparition de nouveaux manuels très subordonnés aux Orientations que j’ai mentionnées et que la plupart des établissements et des enseignants ont pris comme références à suivre.

Les programmes de philosophie en vigueur depuis 2018 (un pour la 10e année et un pour la 11e année) ont pour titre générique Apprentissages essentiels en philosophie (AEF). Ils respectent les principes des Apprentissages essentiels (AE) définis pour toutes les discipline de l’enseignement secondaire (cf. pour le texte de cadrage la note 3 de la Partie II) et ont pour référence le Profil des élèves à la sortie de la scolarité obligatoire, approuvé par l’arrêté n° 6478/2017, du 26 juillet. La justification de cet « amaigrissement curriculaire » explicitement assumé est qu’il permettrait des « gains qualitatifs de solidité, d’utilisation et d’approfondissement des connaissances ».

Les programme de philosophie de 2001 de 10e et 11e années, ont été définitivement abrogés par l’arrêté du 6 juillet 2021 ; le seul« document d’appui » qui reste en vigueur est celui que j’ai déjà mentionné les Orientations pour l’évaluation sommative externe de 2011. Les modifications les plus significatives des Apprentissages essentiels en philosophie sont : le déplacement i) de la logique de la 11e année à la 10e année,et, ii) de l’esthétique et de la religion de la 10e année à la 11e année.

Voyons maintenant comment les professeurs de philosophie portugais ont reçu les programmes, si les choix programmatiques ont été discutés et s’ils ont été consensuels.

Les Orientations de 2005 aussi bien que celles de 2011 ont suscité la controverse et le mécontentement dans de nombreux établissements, mais la contestation ne s’est jamais organisée ou concrétisée par des déclarations publiques de groupes ou institutions. L’adage dit que « le Portugal est un pays aux douces moeurs » [5]. Le président de l’Association des Professeurs de Philosophie (APF) m’a raconté qu’avant la ratification des Apprentissages essentiels en philosophie, les professeurs avaient été appelés à discuter du projet de révision des AEF, notamment lors de séances organisées par l’APF dans cinq villes du pays, mais que le niveau de participation aux discussions avait été très faible.

Sur le terrain, dans le pays réel, on peut dire que de nombreux obstacles et de nombreuses résistances s’opposent à la mise en œuvre des nouveaux programmes : i) de nombreux enseignants ne connaissent pas les programmes officiels et appliquent seulement les programmes médiés par les manuels scolaires ; ii) beaucoup continuent à traiter les thèmes comme ils le faisaient il y a 15 ou 20 ans ; iii) d’autres suivent les activités des manuels, passant leur temps sur des exercices sans grande valeur cognitive et peu efficaces pour l’apprentissage. L’enseignement au Portugal est encore très dépendant des manuels, y compris en philosophie. Pour être tout à fait juste, il faut ajouter qu’il y a aussi de nombreux et nombreuses professeur.es qui se distinguent par l’excellence de leurs performances.

SUR LES EXAMENS NATIONAUX ET EXERCICES



Présentation rapide pour les lecteurs français.

La philosophie fait partie des disciplines de la formation générale ou comme nous disons en France du « tronc commun » en 10e et 11e années. Elle est évaluée par un examen national, en fin de 11e année, d’une durée de 2h avec une tolérance de 30 mn. L’examen est composé de 18 items, 12 obligatoires, et 6 facultatifs (parmi lesquels les 4 items les mieux réussis permettent d’améliorer la note finale). Toutes les questions posées se rapportent strictement aux programmes. En voici quelques exemples :

- Un argument valable déductivement
(A) ne peut pas avoir de prémisses fausses.
(B) peut avoir une conclusion fausse.
(C) a une conclusion vraie.
(D) a de prémisses vraies.

- Dans le choix proposé, sélectionner celui dans lequel les connecteurs qui apparaissent dans P→(Q˄¬R) sont classés de la plus petite portée à la plus grande.
(A) Conjonction, négation, conditionnel.
(B) Négation, conditionnel, conjonction.
(C) Conditionnel, conjonction, négation.
(D) Négation, conjonction, conditionnel.

- Examinez la proposition exprimée par la phrase suivante :« Lorsque les gens pensent de manière positive, ils finissent par surmonter toutes les difficultés ». La proposition exprimée par la phrase précédente n’est pas falsifiable. Pourquoi ?

- Pour Rawls, récompenser le mérite n’est pas requis par les principes de justice car elle conduirait à ce que certaines personnes soient doublement avantagées. Pourquoi y aurait-il double avantage ?

- Supposons qu’il n’y ait aucune preuve concluante que Dieu existe ou qu’il n’existe pas. Serait-ce encore une bonne décision de croire que Dieu existe ?
Dans votre réponse, vous devez :
− clarifier le problème en question ;
− présenter sa position sans équivoque ;
− argumenter en faveur de votre position.

4. a) Cette conception de l’examen national (un questionnaire comportant un nombre important d’items) est-elle liée à la réforme de 2018 ? b) Y a-t-il eu sur ce point des changements importants ? c) Enfin, cette conception de l’examen est-elle considérée comme étant dans l’ensemble satisfaisante par les professeurs de philosophie ?

Nota. Dans l’encadré,la phrase soulignée nécessite une explication. Cette règle (items obligatoires et optionnels), qui n’a été insérée que récemment dans tous les examens nationaux, découlait de l’obligation d’introduire des mesures de compensation visant à atténuer l’impact négatif de la pandémie de Covid-19. Pour les examens nationaux de 2022, la règle a déjà été partiellement modifiée, dans tous les examens nationaux, réduisant ainsi l’effet des mesures de compensation. Il faut "lire" les items des examens nationaux de 2021 et 2022 ainsi que leur moindre degré de difficulté à la lumière de ces mesures qui entendaient compenser les effets de la pandémie de Covid-19. Il est prévu que ces mesures de compensation soient levées.

4a) Cette conception de l’examen national existe depuis plusieurs années. En 2006 et 2007, les examens étaient déjà à peu près comme cela. Lorsque l’examen national de philosophie a été réintroduit en 2012, les épreuves ont continué à comporter un nombre élevé d’items. Par exemple, les examens de 2014 comportaient déjà 18 items.

L’examen de philosophie suit les directives techniques imposées par l’Institut d’évaluation de l’éducation (IAVE [6]) qui s’appliquent à toutes les disciplines. Les changements dans les items et l’organisation des examens sont donc le résultat de décisions "techniques" de l’IAVE et non de la réforme des Apprentissages essentiels en philosophie (AEF).

4b) Le changement le plus significatif,avec l’entrée en vigueur des AEF, est l’évaluation croissante des compétences, mais les compétences problématiser, conceptualiser et argumenter étaient déjà évaluées avant 2018.

4c) L’opposition à ce format d’épreuves est publique depuis plusieurs années, et elle n’émane pas seulement des professeurs de philosophie. Ces dernières années, les critiques et le mécontentement des professeurs de philosophie se sont accentués. Depuis 2018, des expressions de mécontentement sont apparues dans les journaux et sur les réseaux sociaux.

En novembre 2022, une journaliste, Bárbara Reis, a signé dans le journal Público un article très critique intitulé :« Les Examens dephilosophiereprésentent le degré zéro de la philosophie »(Os Exames de Filosofia são Zero Filosóficos). Dans le journal l’Observador du 16/11/2022, Alexandre de Sá, professeur de Philosophie à l’Université de Coimbra, écrit que « le problème essentiel de l’examen de philosophie ne réside pas tant dans sa structure que dans le fait qu’il véhicule une compréhension très limitée et médiocre de ce qu’est la philosophie » [7].

5. On peut imaginer que les professeurs portugais entraînent leurs élèves aux examens en leur proposant régulièrement des questionnaires de ce type sur telle ou telle partie du programme pendant l’année. a) Mais y a-t-il des exercices plus longs comme des essais ou des commentaires philosophiques ? Sont-ils pris en compte et comment le cas échéant ? b) Et y a-t-il une articulation entre les évaluations faites pendant l’année scolaire et l’examen national, ou est-ce indépendant ?

Nota. L’examen national de philosophie est facultatif, en ce sens qu’il n’est passé par les élèves qu’aux conditions suivantes :
 1°pour réussir une matière, s’ils ont échoué à l’évaluation interne, ou pour améliorer le classement interne ;
 2° pour obtenir un classement qui leur permettent d’accéder à l’enseignement supérieur (certaines formations supérieures nécessitent la réussite à l’examen national de philosophie) et qui a valeur de probation (et c’est généralement une matière parmi d’autres) ;
 3°dans le but d’achever leur formation secondaire, un classement en philosophie pouvant se substituer au classement dans une autre matière. Jusqu’en 2019, cela signifiait qu’environ 12 à 13.000 élèves passaient l’examen de philosophie sur un total d’environ 80 à 100.000 étudiants. Cependant, depuis 2020, avec la Covid-19, le 3ème cas a été écartée et, avec les règles spéciales mises en place, le nombre d’élèves passant l’examen de philosophie est tombé à environ 6000.

5a) Le programme de philosophie de 2001 proposait une « analyse de textes à caractère argumentatif » une et « composition de textes à caractère argumentatif ». LesApprentissages essentiels de philosophie 2018 prévoient la rédaction d’« essais philosophiques » sur les thèmes/problèmes du monde contemporain abordés en 10e et en 11e année. Sur le terrain, les pratiques sont très diverses. Il y a des enseignants qui prennent très au sérieux la préparation et le suivi des dissertations philosophiques ; la plupart d’entre eux, cependant, n’y accordent pas une attention et un suivi suffisants.

5b) Le lien entre les évaluations faites pendant l’année et l’examen national est faible. La structure des épreuves des examens nationaux a bien eu une certaine incidence, ici ou là,sur la structure des épreuves sommatives réalisées pendant l’année scolaire, mais pratiquement aucune incidence dans de nombreux établissements. Pour les élèves qui s’inscrivent à l’examen national de philosophie, beaucoup d’établissements et d’enseignants prévoient des temps spécifiques de préparation à l’examen national.


6. Il y a au Portugal des manuels scolaires pour apprendre à écrire un essai philosophique (ensaio filosófico) aux élèves de 10e et 11e année. Un concours d’essais philosophiques est même organisé par une association de professeurs de philosophie. a) Les élèves doivent-ils tous apprendre à écrire un essai philosophique en 10e et 11e année ? b) Quelle est généralement l’ampleur attendue : une page, plusieurs pages ? En ont-ils un ou plusieurs à faire dans l’année ? Est-il fait en temps limité à l’école ou à la maison ? c) Je pose cette question parce que l’essai philosophique est certainement quelque chose de didactiquement très intéressant mais je ne vois rien de tel à l’examen national. Bref, de quoi s’agit-il et quelle place est faite au juste à cet exercice dans l’enseignement secondaire de la philosophie ?

6a)/b) Les AE [apprentissages essentiels] indiquent que les élèves doivent apprendre à rédiger un essai philosophique. Certains manuels présentent quelques indications de méthode. Certains professeurs réalisent des travaux très intéressants avec leurs élèves ; la plupart ne le font pas. L’inadéquation de l’essai philosophique au cadre fixé pour l’examen national explique également pourquoi,dans les établissements, de nombreux enseignants n’accordent pas à l’essai philosophique l’importance qu’elle mérite.

Nota. Je dois préciser qu’il existe effectivement une association portugaise de professeurs de philosophie, fondée en 2012, appelée PROSOFOS (à ne pas confondre avec l’APF — Association des Professeurs de Philosophie — Associação de Professores de Filosofia), qui promeut, gère et organise chaque année des Olympiades Nationales de Philosophie, nommées ainsi en référence aux Olympiades Internationales de Philosophie (OIP). Certains établissements participent à ce concours annuel, en sélectionnant et y préparant l’un ou l’autre de leurs meilleurs élèves.

6c) Il n’y a pas d’essai à l’examen national de philosophie : a)d’une part, parce que l’essai est très lié aux thèmes/problèmes du programme et que ceux-ci ne font pas l’objet d’une évaluation externe à l’établissement, c’est-à-dire dans le cadre de l’examen national ; b) parce que les sujets de l’examen national sont conçus selon des règles techniques qui, elles-mêmes, obéissent à des principes d’équité (voir l’articlede Paula Simões, Directrice des services de l’IAVE). Selon l’analyse des résultats des examens, les étudiants issus de milieux socio-économiques défavorisés sont ceux dont la maîtrise de la langue portugaise est la moins consolidée et qui, par conséquent, obtiennent de moins bons résultats dans les items appelant un développement du type essai. D’autre part, l’IAVE est conscient, au vu des résultats qu’obtiennent les élèves aux items de l’examen national de philosophie qui appellent une réponse un peu développée, que l’essai philosophique, qui fait partie des apprentissages obligatoires, est loin d’être travaillé comme il le faudrait dans les classes [8].


Bibliographie

Livres

 (dir. H. J. Ribeiro, J. N. Vicente),O lugar da lógica e da argumentação no ensino da filosofia, Coimbra, Faculdade de Letras, 2010.

 Didática da Filosofia – apontamentos e textos de apoio às aulas,Faculdade de Letras da Universidade de Coimbra, Coimbra, 2005.

 Razão e diálogo : filosofia,11º ano, Porto, Porto Editora, 2004.

 Razão e diálogo : filosofia, 10º ano, Porto, Porto Editora, 2003.

Articles

 « Emergência das “novas práticas filosóficas” e seu interesse para a didática da filosofia no ensino secundário »,dansA Filosofia em Discussão, Volume 3, (coll. Ta pragmata),J.—Meirinhos, V. Rodrigues e V. Guerreiro(dir.), Universidade da Beira Interior, Covilhã, 2022, pp. 269-290

 « Do primado de uma “logica utens” sobre uma “logica docens” no ensino da filosofia na educaçãosecundária »,dans H. Ribeiro, & J. Vicente (dir.),O Lugar da Lógica e da Argumentação no Ensino da Filosofia, Coimbra, Faculdade de Letras, 2010.

 « Subsídios para um Paradigma Organizador do Ensino da Filosofia enquanto Disciplina Escolar de Educação Secundária », dans F. Henriques, & M. B.Almeida(dir.),Os Atuais Programas de Filosofia do Secundário.Balanço e Perspetivas,{}Lisboa, Centro de Filosofia da Universidade de Lisboa, 1998, pp 32-33.

 « Subsídios para uma didáctica da filosofia : A propósito de algumas iniciativas recentes para constituição de uma Didáctica específica da Filosofia »,Revista Filosófica de Coimbra, Coimbra, nº 6, 1994, p. 397-412,

 « Subsídios para uma Didática Comunicacional no Ensino Aprendizagem da Filosofia »,Revista Filosófica de Coimbra,nº2,1992, pp. 321-358.

 « Educação e Projecto(s) Educativo(s) : contributos da(s) filosofia(s) e da(s) ciência(s) » ; dansA Metodologia da Investigação em Educação, Lisboa, Faculdade de Psicologia e e Ciências da Educação da Universidade de Lisboa, 1991

 « Educação, Escola e Filosofia – Um Mesmo Combate » ; dansA Filosofia face à cultura tecnológica, APF, Eds Rumo, Coimbra, 1988. pp. 36-43.

 « Relação pedagógica e filosofia »,Revista portuguesa de pedagogia, Vol. 22, 1988, p. 293-311.

Autres

 Educação, Retórica e Filosofia a partir de Olivier Reboul, Coimbra, Faculdade de Letras. Universidade de Coimbra, 2008 [Thèse de Doctorat de Philosophie dans la spécialité didactique de la philosophie]

 Educação, Diálogo e Filosofia na Acção e no Pensamento Pedagógico de Paulo Freire, Coimbra, Faculdade de Letras. Universidade de Coimbra, 1991 [Mémoire de Master enphilosophie dans la spécialité Didactique]

Notes (Serge Cospérec)


[2Vicente, J. N. (2010). ’Do primado de uma “logica utens” sobre uma “logica docens” no ensino da filosofia na educação secundária’ dans H. Ribeiro, & J. Vicente (Org.),O Lugar da Lógica e da Argumentação no Ensino da Filosofia, Coimbra, Faculdade de Letras, 2010.

[3Victor Thibaudeau a réalisé un volumineux ouvrage didactique, à destination des étudiants, consacré aux « trois opération de l’intelligence » : la définition, l’énonciation et le raisonnement. VoirPrincipes de logique. Définition, énonciation, raisonnement,Presses de l’Université Laval,Canada, 2006.

[4En didactique, les « connaissances déclaratives » renvoie au « savoir que », elles ont pour caractéristiques d’être « déclarées » (exprimées au moyen du langage) ; elles sont explicites et indépendantes de leurs conditions d’emploi (exemple : savoir ce qu’est la « théorie platonicienne des idées », connaître la différence entre « morale déontologique et conséquentialiste ». Les connaissances « procédurales » portent sur « le comment faire faire quelque chose » pour obtenir un résultat spécifique prédéterminé (par exemple, comment réaliser un « arbre argumentatif » ou le « schéma en arbre » d’un texte) ; elles incluent des étapes et doivent être adaptées à chaque situation ; elles sont parfois distinguées des « connaissances méthodologiques »considérées alors comme plus générales (par exemple, comment faire une dissertation, un essai). Il n’y a pas d’accord en didactique sur le sens, l’usage et la définition de ces distinctions importées de la psychologie cognitive (Anderson principalement) et dont l’origine est le débat en informatique (voir : Désilets, M. (1997). Connaissances déclaratives et procédurales : des confusions à dissiper.Revue des sciences de l’éducation, 23(2), 289–308.).

[5« Portugal é um país de brandos costumes ».

[6L’IAVE est l’institut responsable de l’évaluation "externe" au Portugal ; c’est un organisme public à régime spécial, doté d’une autonomie pédagogique, scientifique, administrative et financière, dont l’indépendance technique et professionnelle dans l’exercice de ses fonctions est reconnue par la loi. Il joue le rôle d’agence externe en charge des examens externes aux établissements comme les examens nationaux de fin du secondaire.

[7Pour ces critiques, cf. ici même, dans la quatrième partie de l’enquête, le point 3« Des épreuves de plus en plus discutées ».

[8Ou pour le dire plus brutalement que Vicente : beaucoup d’enseignants ne font tout simplement pas rédiger d’essais philosophiques à leurs élèves.