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La démocratisation de l’enseignement et ses enjeux dans l’enseignement philosophique : une perspective historique
Texte de la communication présentée partiellement aux Journées de l’Acireph le 20 octobre 2013 sur le thème de La démocratisation de l’enseignement.
dimanche 20 octobre 2013, par
Article paru dans Côté-Philo n°18 - Juin 2014
Par Hervé BOILLOT, professeur de philosophie, docteur, auteur de la thèse : Enseigner la philosophie dans les lycées en France : un métier immuable ? 1945-2003
Le thème de cette table ronde étant la démocratisation de l’enseignement, je vais m’efforcer de présenter comment elle s’est présentée pour l’enseignement de la philosophie et pour les professeurs de philosophie, à la lumière de ma recherche, qui m’a conduit à revenir sur les soixante dernières années, environ, de l’enseignement de cette discipline, à travers l’examen de la littérature professionnelle.
Commençons par préciser dans quel sens j’entends la démocratisation de l’enseignement. A partir de 1945, il s’agit de l’extension de l’accès de l’enseignement secondaire aux classes sociales qui en étaient exclues avant guerre. Cela a signifié d’abord une augmentation des effectifs scolarisés dans le secondaire. En termes de structures, on est passé d’une organisation en ordres à une organisation unifiée dans laquelle le secondaire prolonge le primaire. De 1945 à 1975, les réformes concernent essentiellement le premier cycle du secondaire jusqu’au collège unique ; parallèlement, dans le second cycle du secondaire, on multiplie les filières et les baccalauréats (généraux, technologiques puis professionnels) aussi bien pour adapter l’enseignement à la structure des emplois que pour l’adapter à la diversité des goûts et des aptitudes d’élèves de plus en plus nombreux. La démocratisation de l’enseignement secondaire n’a pas toujours été le but poursuivi, mais un effet induit d’une politique de modernisation, visant à rationaliser la relation formation- emploi -ce qui complique la question.
Toujours est-il que les enjeux de cet aspect de la démocratisation sont les suivants :
1. La massification s’est mécaniquement traduite par l’augmentation des élèves « non doués » selon les critères de l’ancien secondaire, dont les élèves étaient triés à l’entrée.
2. Quant à la multiplication des filières et des baccalauréats, elle a donné lieu à leur mise en concurrence et à leur hiérarchisation, et indirectement, à la mise en concurrence et à la hiérarchisation des disciplines qui formaient l’enseignement principal de ces sections.
Le premier enjeu de la démocratisation est l’enjeu pédagogique.
La « non pédagogie » pratiquée traditionnellement par l’enseignement secondaire qui s’adressait à des élèves culturellement prédisposés à recevoir la culture scolaire a été profondément interrogée par la présence de plus en plus nombreuse d’élèves qui n’avaient pas ces prédispositions. De là vient que la démocratisation du secondaire est devenu l’enjeu d’un conflit entre les professeurs qui voulaient, et qui généralement, pouvaient, perpétuer dans leurs pratiques la non pédagogie propre à la transmission d’une culture, et ceux qui, par nécessité ou par engagement, ne pouvaient ou ne voulaient pas perpétuer une non pédagogie socialement discriminante. La formulation et la prise de conscience de cet enjeu de la démocratisation chez les enseignants a surtout émergé dans la contestation de mai 1968 et des mois qui ont suivi, sous la forme d’une opposition de la culture et de la pédagogie, pour reprendre le titre éponyme d’un livre d’André de Perretti publié en 1972. Examiner la question de la démocratisation, c’est donc examiner la manière dont l’enjeu pédagogique s’est présenté aux professeurs de philosophie.
Le second enjeu de la démocratisation est l’enjeu institutionnel.
Il ne concerne pas directement les pratiques de l’enseignement de la philosophie, mais la manière dont les professeurs de philosophie, que leur association professionnelle s’est efforcée de constituer en acteur collectif solidaire de l’inspection générale, ont abordé les changements structurels de l’enseignement secondaire. Cela, c’est ce que nous appelons la « politique de l’enseignement de la philosophie ». Les professeurs de philosophie ont déployé, à travers l’inspection et leur association, qui fut longtemps unique, une stratégie par rapport à la création de sections nouvelles et de plus en plus nombreuses de l’enseignement secondaire. La démocratisation de l’enseignement s’est alors posée, aux professeurs de philosophie, à travers les questions suivantes : doit-on enseigner la philosophie dans toutes les sections de l’enseignement général, technologique, professionnel ? A raison de combien d’heures par semaine ? Doit-on enseigner la même philosophie, à travers les mêmes programmes, et de la même manière, à tous, ou faut-il penser un enseignement philosophique différent selon qu’il s’adresse à des élèves de sections générales, de sections technologiques ?
Chacun de ces deux enjeux de la démocratisation s’est révélé très clivant dans la profession. Dans une première période, de 1945 à 1968, et alors que démocratisation de l’enseignement secondaire se jouait principalement dans la réforme de ses structures, c’est surtout le second enjeu, institutionnel, qui s’est imposé comme l’enjeu principal de la profession, et c’est la stratégie collective de la profession qui a structuré le champ de la polémique professionnelle. Dans une seconde période, que nous faisons commencer en 1968, mais qui a connu un rebond important après 1981, à une époque où le politique a voulu démocratiser l’enseignement secondaire par des réformes pédagogiques, il n’est pas étonnant que c’est le premier enjeu, pédagogique, à travers lequel les professeurs de philosophie se sont trouvés confrontés au problème de la démocratisation de l’enseignement secondaire, de même que c’est l’enjeu pédagogique qui a structuré le champ de la polémique professionnelle.
Nous allons revenir rapidement sur chacun de ces deux enjeux et chacune de ces deux périodes -enjeux qui se recoupent dans la question de la réforme des programmes -le programme étant un objet double, à la fois institutionnel et pédagogique. Pas étonnant, dès lors, que la réforme des programmes de philosophie ait été le catalyseur de toutes les tensions suscitées par la démocratisation d’un enseignement d’abord réservé aux élites et ayant pour vocation de former les élites du pays.
J’ajouterai, pour clore ce propos introductif, qu’au début de chacune de ces deux périodes, en 1945, en 1968 (et, à l’intérieur de la seconde période, en 1981 et en 1988), les conditions historiques étaient favorables à une démocratisation de l’enseignement secondaire en général, de l’enseignement philosophique en particulier ; dans les deux cas, les atermoiements politiques, les clivages syndicaux, les stratégies professionnelles obéissant à des considérations corporatives, le poids de l’enseignement secondaire traditionnel et des élites professionnelles ont fait échouer la démocratisation de l’enseignement philosophique. Le résultat est le suivant : la démocratisation a été subie par des professeurs de philosophie largement sur la défensive depuis le début des années 1950, que ce soit sur l’enjeu institutionnel ou ensuite pédagogique, ce qui a abouti à une situation complètement nouée : des professeurs frustrés par une démocratisation perçue comme responsable d’un affaiblissement des exigences et du niveau des élèves, et donc, d’une dévalorisation du travail et de l’image du professeur de philosophie, et qui luttent pour préserver ou rétablir un enseignement de culture de haut niveau, ce qui ne peut que nourrir leur frustration ; une profession qui n’ose pas changer, de peur de lâcher prise et de s’abandonner à une démocratisation qui serait le tombeau de son excellence et de sa liberté. Finalement, l’enjeu est bien celui-ci : la démocratisation de l’enseignement philosophique, tant institutionnelle que pédagogique, aurait exigé que les professeurs de philosophie renoncent à leur identité libérale ancienne pour assumer celle de professeurs de l’enseignement secondaire, exerçant non le métier de philosophes, mais celui d’enseignants de philosophie, ayant collectivement à repenser leur métier et à répondre à la société de l’utilité, de l’efficacité et de la justice de leur enseignement. Mais ils ont au contraire résisté aux mutations induites par la démocratisation du lycée et du public scolaire.
1. Les professeurs de philosophie face à la réforme des structures de l’enseignement secondaire : défendre la valeur scolaire et sociale de la classe de Philosophie et, à travers elle, du corps des professeurs de philosophie, afin qu’ils professent collectivement au plus haut niveau possible aux meilleurs élèves possibles
De 1945 à 1968, les professeurs de philosophie, constitués en acteur collectif et même en lobby par leur association professionnelle, ont mené une stratégie toute entière orientée vers le rétablissement de l’institution secondaire dans l’état où elle était en 1940, avec deux sections et deux baccalauréats seulement (Philosophie et Mathématiques élémentaires). Cette politique ou stratégie figure dans le code génétique de l’Association des professeurs de philosophie de lycée qui s’est à nouveau réunie en 1945, avant de devenir l’APPEP deux ans plus tard : son combat pour la défense des intérêts matériels et moraux des professeurs de philosophie passe par l’effort pour faire en sorte que la classe de Philosophie soit « la classe terminale normale ». De ce fait, elle va lutter pendant toutes ces années pour la restauration de cette classe contre la création de nouvelles sections et de nouveaux baccalauréats dans l’enseignement général (les sections et bacs sciences expérimentales et sciences humaines), y voyant un démantèlement de la classe de Philosophie -et de la philosophie elle-même, dans le cas où un enseignement de sciences humaines aurait été délivré en dehors d’un cours de philosophie. [1]
La stratégie de son action collective fut de faire pression sur les pouvoirs publics pour qu’ils ne créent pas de nouvelles sections (notamment une section sciences humaine). Dans un champ rendu plus concurrentiel par la création de nouvelles sections, et où la hiérarchie traditionnelle des disciplines était en train de se retourner (les sciences et les techniques se valorisant par rapport aux disciplines de culture), l’APPEP a résisté autant qu’elle le pouvait à la tendance sociale, encouragée par les pouvoirs publics, à valoriser les section mathématique et scientifique, et n’a pas ménagé ses efforts pour conserver à la classe de Philosophie le meilleur recrutement possible, et donc, la plus haute valeur sociale possible -valeur directement liée à la qualité de son recrutement et au prestige des débouchés offerts par la classe de Philosophie. Elle était dans son rôle, mais on ne peut s’empêcher a posteriori de pointer les limites et l’échec du combat corporatif.
Le résultat, c’est que la démocratisation a été subie par les professeurs de philosophie d’abord pour cette raison fondamentale qu’elle s’est accompagné d’un renversement de la hiérarchie des sections et des disciplines, renversement qui faisait que la philosophie était de moins en moins enseignée dans la classe du même nom, et qu’elle y était enseignée au « rebut » d’une sélection scolaire qui voyait les meilleurs éléments s’orienter dans la section Mathématiques et, secondairement, Sciences expérimentales. Plus tard, la création de sections technologiques et l’introduction progressive de l’enseignement de philosophie dans ces sections allaient renforcer la perception négative de la démocratisation de l’enseignement secondaire, associée à une dévalorisation du travail de l’enseignant de philosophie - nourrissant une frustration voire une souffrance professionnelles (symptômes d’une démocratisation subie). Mais il faut bien voir que cette frustration n’est pas l’effet simple du changement qualitatif du public de l’enseignement de philosophie, mais l’effet conjugué de ce changement et de la stratégie défensive et réactive adoptée collectivement face à ce changement depuis les premiers projets de réforme de l’enseignement secondaire, et sensible dès l’assemblée générale de l’APPEP de 1952.
Pendant toutes ces années, la profession, à travers son association professionnelle alors unique, a lutté, à contre-courant des réformes structurelles et institutionnelles de l’enseignement secondaire, pour que la classe de Philosophie, classe terminale « normale », re-devienne une classe sélective, scolarisant des élèves rompus aux humanités et destinés à être les futures élites de la France (les médecins, les professions libérales, les élites intellectuelles, économiques, administratives et politiques). Il convenait de leur donner une formation philosophique générale, un enseignement « de réflexion et de culture », venant achever les humanités classiques, une métaphysique humaniste sans mélange de sciences de l’homme. Si les mots ont un sens, la stratégie fut donc très exactement élitiste, mais, on va le voir, un élitisme guidé par des intérêts corporatifs qui a toujours su idéologiquement se représenter à lui-même sous les traits du progressisme politique.
D’autres exemples peuvent étayer mon propos, où l’on voit l’APPEP se positionner par rapport aux réformes ou projets de réforme qui mettaient ou tentaient de mettre en place une nouvelle structure qui substituait à l’ancienne organisation des enseignements par ordres (l’enseignement primaire pour le peuple, l’enseignement secondaire pour la bourgeoisie, le marqueur commun de l’enseignement secondaire et de l’appartenance à la bourgeoisie étant les études de latin à partir de la classe de 6e) une structure plus démocratique, c’est-à-dire, un large tronc commun au premier cycle du secondaire (ou en tout cas les deux premières années du premier cycle), appelé cycle d’orientation, suivi, au niveau du lycée, par des sections diversifiées aux enseignements plus spécialisés, davantage déterminés par les besoins en spécialisation de l’enseignement universitaire et de la structure des emplois.
Lors de la création d’un tronc commun ou cycle d’orientation de deux ou de quatre ans, la franco-ancienne, association des professeurs de lettres classiques, fut en première ligne sur le front des opposants. Elle fut particulièrement active pour faire échouer le plan Billières, en 1956, qui fut sans doute, de tous les plans de réforme institutionnelle lancés par la 4eRépublique, le plus proche, par son inspiration, du plan Langevin-Wallon de la Libération. Elle s’opposa avec la dernière énergie à ce que l’enseignement du latin fut différé au début de la classe de 5e, voire de 4e, au nom des exigences du tronc commun, et de l’unification de l’ancien ordre primaire et secondaire. Bien que moins directement concernée, l’APPEP se solidarisa avec la franco-ancienne -mais aussi les commissions pédagogiques du SNES et la Société des agrégés (l’action des associations professionnelles doit en effet être replacée dans le contexte plus large et symbiotique d’un champ où agissent les acteurs syndicaux et les associations catégorielles). La position de l’APPEP a été commandée par la préoccupation de l’impact que pourrait avoir sur le recrutement des élèves de la classe de Philosophie par la création d’un cycle d’orientation au niveau du premier cycle.
On le voit bien, dix ans plus tard, à lire le rapport moral de l’ag de l’APPEP du 29 mai 1966, juste après la création des CES : on craint « une nouvelle dégradation du niveau de nos classes ». L’analyse de Morfaux, président de l’APPEP de l’époque, emprunte entièrement au cadre d’analyse de l’organisation des enseignements clivée en ordres de la 3e république. Il craint l’introduction dans les classes d’élèves incapables de « s’adapter aux méthodes de la réflexion personnelle et désintéressée ». [2] La position est contradictoire : on est pour la démocratisation, sur le principe, mais on veut conserver dans les classes de philosophie le public scolairement choisi d’autrefois.
Comment se résout la contradiction ? Par une rhétorique professionnelle, qui fait glisser la sourde opposition à la démocratisation sociale du public scolarisé dans les classes de philosophie sur le terrain politique où le professeur de philosophie, garant de la démocratie par la formation générale et réflexive du citoyen, s’oppose à un pouvoir modernisateur soucieux de former des spécialistes qui ne laisse plus de place à la liberté d’esprit. Plus tard, dans les années 1970 et contre la réforme Haby, on fustigera une réforme « technocratique » ; plus tard, dans les années 1990, on fustigera des politiques « néo-libérales ». Demi-vérités : la réforme des structures scolaires a certes obéi, surtout sous les gouvernements de droite, à la volonté modernisatrice dont le souci principal était de répondre aux besoins de l’économie française. Mais c’est le même argument qui était adressé à celles des réformes qui répondaient à une intention véritablement démocratique (on considère que c’est le cas de la réforme Haby en 1975, comme c’était celui de la réforme Billières, en 1956).
L’argumentaire montre vite ses limites. En effet, qui condamne à l’enseignement étroitement spécialisé et compartimenté de l’enseignement technique ceux des élèves jugés inaptes à suivre un enseignement de culture générale et de réflexion ? Qui valide, par ce type de discours, une démocratisation de l’enseignement secondaire qui reconduit, en réalité, toutes les anciennes hiérarchies qui séparaient entre eux les ordres scolaires (le secondaire, d’un côté, le primaire et le technique, de l’autre) ? De ce point de vue, la lutte du philosophe contre le pouvoir n’est qu’une posture.
Le discours de l’APPEP est symptomatique du fait que la démocratisation sociale de l’enseignement secondaire n’a pas été bien acceptée par nombre de professeurs de philosophie -qui n’y ont vu que le danger que « le niveau baisse »-, et du fait que le projet politique de démocratisation de l’enseignement secondaire n’a lui-même jamais fait que composer avec ces résistances professionnelles de nature corporative et avec la stratification sociale, et qu’il a pour l’essentiel reconduit l’inégalité de la société des ordres scolaires sous le régime d’un système unifié qui avait officiellement aboli ces ordres mais les a en fait reconduits à travers la diversité hiérarchisée des sections et des filières .
2. Les professeurs de philosophie face à la réforme pédagogique de l’enseignement de philosophie
Cet enjeu a fait l’objet d’une polémique particulièrement forte chez les professeurs de philosophie, on le sait, après 1968 et après 1981. A partir de cette dernière date, en effet, les pouvoirs publics ont moins touché aux structures de l’enseignement secondaire qu’ils n’ont voulu le démocratiser par des réformes pédagogiques.
En effet, dans les années qui ont suivi 1968, les professeurs de philosophie ont été nombreux à exprimer leur désir de faire droit à la pédagogie, et pas seulement à la culture, dans l’enseignement de la philosophie, plus exactement, le désir de faire droit à une pédagogie non autoritaire opposée à une culture dont la transmission se soutenait de toute l’autorité d’une institution qui avait été remise en cause. Dans un premier temps, la profession a fait droit à ce désir et à cette demande. Cela tient aussi à la personnalité des inspecteurs généraux d’alors, à l’image de Robert Tric, qui organisa en mars 1970 les Journées de Sèvres pour débattre des changements pédagogiques à apporter à l’enseignement de philosophie.
Mais les leaders de la profession (responsables de l’APPEP et inspecteurs généraux, menés par Etienne Borne et Jacques Muglioni) n’ont pas tardé à mettre bon ordre à tout cela - dès 1971, on trouve dans la revue de l’APPEP les premières charges de Jean Lefranc et de Patrice Henriot contre les pédagogues. L’enjeu est, là encore, de maintenir un enseignement de philosophie du plus haut niveau possible, mais aussi d’empêcher la dissolution de l’enseignement disciplinaire. La rénovation pédagogique portait une attaque directe contre les clivages disciplinaires. La défense de la philosophie, d’un enseignement disciplinaire « pur et dur » de la philosophie, aveugle à la composition sociologique du public scolarisé, fut opposée à la rénovation pédagogique.
De ce que l’enseignement est toujours l’enseignement de quelque chose, et de la nécessaire critique à l’égard d’une revendication pédagogique où le « groupe » n’avait plus à faire qu’à lui-même, on est passé à l’idée que « la philosophie est à elle-même sa propre pédagogie » -véritable mot d’ordre qui signifiait l’illégitimité de tout questionnement pédagogique instruit des outils réflexifs et critiques apportés par la psychologie, la sociologie et, en général, les sciences de l’éducation. Les sociologues avaient souligné que la non-pédagogie de l’enseignement secondaire traditionnel favorisait en réalité les élèves que leur socialisation avait pourvus des dispositions nécessaires pour réussir à l’école. Qu’à cela ne tienne. Les philosophes balayèrent d’un revers de la main la question pédagogique et, nièrent que la question sociale se pose au sein de l’enseignement philosophique. En même temps, les autorités professionnelles assumaient de manière dogmatique un discours totalement a- sociologique, qui allait bientôt tourner à l’idéalisation de l’École de la République.
Mais c’est surtout après 1981 que la polémique s’est envenimée, lorsque le pouvoir politique reprit la politique de démocratisation non plus en réformant les structures, mais en voulant réformer la pédagogie -et en prenant les « pédagogues » comme alliés. La rénovation pédagogique n’était plus le fait de quelques expérimentateurs « gauchistes », mais du Ministère.
Je passerai plus vite sur les enjeux pédagogiques de la démocratisation de l’enseignement de philosophie, car ils sont bien connus, surtout des membres de l’ACIREPH. Ils se sont cristallisés essentiellement sur la question de la progressivité ou de l’extension de l’enseignement de la philosophie, en amont et en aval de la classe terminale ; sur la question de la détermination des programmes (un programme de problèmes et non de notions, trop vague et ne permettant pas une préparation sérieuse des candidats, ce qui offre un avantage au candidat verbalement doué) ; sur la question de la nature des épreuves d’examen et de leur finalité (discriminer les meilleurs élèves ou permettre la réussite du plus grand nombre). Toutes ces questions ont été au cœur de la querelle des programmes qui a vu la profession s’affronter aux pouvoirs publics et se diviser en son propre sein de manière chronique entre 1989 et 2003.
Sur toutes ces questions, la démocratisation de l’enseignement philosophique demandait qu’on l’on acceptât les postulats sociopolitiques suivants : que les déterminismes sociaux ne s’arrêtent pas à la porte de l’école ; que la réussite scolaire des élèves est corrélée à leur milieu social ; que l’école ne doit demander que ce qu’elle a donné aux élèves, afin de donner une égalité des chances non faussée à tous.
Ils furent rejetés. On leur opposa des doctrines et des dogmes, dont la fonction était d’enjoindre aux professeurs de philosophie d’enseigner leur discipline sans rabattre de leurs exigences ; de garantir à l’enseignement de philosophie la clôture disciplinaire sécurisante qui leur permet d’enseigner légitimement la philosophie savante, et qui rejette dans l’illégitimité ceux qui seraient tentés, confrontés à un public populaire, de renoncer à la philosophie savante au profit de débats ou de questions de société (alors que, sur ces deux premiers points, il s’imposait davantage, tout en dénonçant les dérives démagogiques de certaines pédagogies, de déterminer davantage la déclinaison de la discipline universitaire et savante qu’est la philosophie en discipline scolaire à l’épreuve d’un public populaire) ; de replier l’une sur l’autre la liberté philosophique (qui ne fait qu’un avec la liberté de penser propre à chaque homme) et la liberté pédagogique du professeur ; enfin, au nom de cette dernière, de maintenir une organisation individualiste et sélective de l’enseignement de philosophie, pour les élèves comme pour les maîtres, de promouvoir comme seul enseignement légitime un enseignement « de réflexion et de culture » et, comme seuls exercices légitimes, ceux qui permettent de mesurer l’intelligence et la culture des candidats, non de vérifier que des connaissances ont été transmises et acquises.
Le postulat de ces doctrines et de ces dogmes consistait en un idéalisme philosophique et politique abstrait qui voyait dans chaque élève une pure raison en attente d’être instruite. Cet idéalisme récusait d’autorité la critique sociologique de l’école, qui pointait particulièrement la non pédagogie et le rapport à la culture de l’enseignement secondaire traditionnel comme les principales médiations scolaires de la reproduction et de la légitimation de l’inégalité sociale. A la critique sociale fut opposée une morale professionnelle faite de volontarisme, qui faisait dépendre du seul professeur la réussite ou l’échec de son enseignement : d’une manière toute kantienne, on déduisait du simple devoir d’enseigner la philosophie la possibilité de le faire, et les échecs de l’enseignement de la philosophie n’étaient en rien imputables à une inadéquation de son enseignement et de ses exercices traditionnels avec les élèves d’une institution démocratisée, mais à la seule démission de professeurs qui auraient renoncé à enseigner. On aura reconnu le discours de Jacques Muglioni, qui, à partir des années 1970, aura formé en profondeur les représentations et la stratégie de l’inspection générale jusqu’au début des années 2000, ainsi que celle des leaders de l’APPEP et de nombreux professeurs de philosophie.
Concernant l’enjeu pédagogique, on peut ajouter que la profession a exécuté la même manœuvre de diversion que pour l’enjeu institutionnel : la démocratisation de l’enseignement secondaire a été escamotée et les réformes de l’enseignement de la philosophie qu’elle rendait nécessaires ont été ajournées au profit d’une posture qui assurait au professeur le profit symbolique d’être l’ultime rempart de la démocratie politique et de la pensée libre, et d’être dans sa classe le seul maître après Dieu -et après son Inspecteur. On peut estimer que le prix collectivement payé pour avoir tenu cette posture et les profits symboliques qui lui sont attachés a été très cher : il est payé par les élèves qui ne trouvent pas dans l’enseignement philosophique un enseignement qui réponde à leurs besoins -besoins qu’il revient à la société, au niveau de l’enseignement secondaire, et non aux seuls universitaires ou à la seule inspection générale de définir- ; il est payé par les professeurs qui éprouvent la difficulté qu’il y a à enseigner la philosophie aujourd’hui, l’amertume de corriger des dissertations ineptes en fin d’année, et qui ont souvent l’impression de participer à une farce.
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Pour conclure, on passera vite sur la crise de l’enseignement philosophique, surtout dans les sections technologiques -le diagnostic en a été fait depuis longtemps, encore faut-il avoir la volonté de le reconnaître ; sur les contradictions d’une profession qui pose un droit universel à la philosophie, mais qui ne s’empresse pas d’étendre l’enseignement de la philosophie à l’enseignement professionnel ; qui collectivement pose le droit des élèves des séries technologiques à la philosophie, mais qui, individuellement, cherche à éviter d’y enseigner. Le discours du droit et des grands principes politiques abstraits, les injonctions morales en guise de formation pédagogique n’ont à l’évidence pas pris la mesure de la démocratisation effective de l’enseignement secondaire, mais ont provoqué l’anomie, et encouragé l’hypocrisie et le sauve-qui-peut généralisé.
La profession a escamoté la démocratisation sociale du secondaire pour des raisons idéologiques et corporatives depuis bientôt soixante-dix ans. Mais on ne peut pas faire qu’elle n’existe pas ; aussi, tout le monde la subit : les professeurs et les élèves, au quotidien, à travers l’expérience de passions tristes. Simplement, on la subit plus ou moins : certains sont en première ligne, d’autres à l’arrière. La démocratisation, comme la guerre, ne sera-t-elle bientôt plus voulue que par les planqués ? Si on veut éviter cela, il est urgent de penser un enseignement philosophique pour tous, à partir d’un idéal démocratique politique, dont on ne déduira pas les principes pratiques de l’élitisme républicain (la sélection des meilleurs), mais qu’on accordera à la démocratisation sociale effective de l’enseignement secondaire.
Mais ici, on ne peut pas s’arrêter à invoquer le conservatisme d’une profession ou d’une corporation. En réalité, comme on le suggérait à la fin de notre première partie, les ambiguïtés du rapport des philosophes à une démocratisation qu’ils se sont mis dans la situation de subir, parce qu’ils y ont activement résisté, ont partie liée avec les limites d’une démocratisation inaboutie, qui reconduit, avec la hiérarchie des filières et des sections d’un système scolaire unifié, les fonctions sociales inégalitaires que remplissait autrefois une organisation des enseignements en ordre. Les nécessaires changements pédagogiques dont a besoin l’enseignement de la philosophie ne changeront rien sans une non moins nécessaire réforme des structures des sections et des filières, dont on voit bien chaque jour que leur justification pédagogique est inversement proportionnelle à la fonction sociale qu’elles remplissent.
Hervé BOILLOT
[1] C’est dans ce but que l’association a élaboré une doctrine de l’enseignement philosophique. Parmi les points de cette doctrine, la revendication d’une « orientation selon les aptitudes » et non d’une « orientation selon les carrières » qu’elle jugeait se mettre en place avec la diversification des filières. En y regardant de plus près, dans cette doctrine élaborée au milieu des années 1950, on découvre que l’enjeu était de diriger à nouveau vers la classe de Philosophie les meilleurs élèves qui l’abandonnaient déjà au profit de la classe de Mathématiques, et d’assurer en réalité aux élèves de la classe de Philosophie les « carrières » à l’accès duquel ouvrait désormais les classes de Mathématiques et de Sciences expérimentales (médecine, droit, écoles de commerce, hauts fonctionnaires, cadres supérieurs de l’industrie et du commerce).
[2] Louis-Marie Morfaux, Revue de l’enseignement philosophique, avril-mai 1966, pp. 45-46