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Pistes de réflexions pour améliorer l’enseignement de la philosophie en séries technologiques

Par Julien RODRIGUEZ, professeur de philosophie

vendredi 26 mai 2017, par Acireph

« Si donc on posait en principe que penser, parler et écrire sont les armes de l’homme... »

ALAIN, « Les cours et l’enseignement », Propos, la Pléiade, pp.1044-1045

Notre ministère réfléchit à un éventuel aménagement de l’épreuve de philosophie en séries technologiques. A titre de test, une dissertation guidée et une version légèrement modifiée du sujet texte devraient ainsi être proposées aux élèves de STHR l’an prochain. C’est une bonne nouvelle, dans la mesure où cela montre une prise en compte des problèmes rencontrés par les élèves et de séries technologiques au moment de l’épreuve de philosophie du baccalauréat. Néanmoins, je crains que le remède proposé ne permette guère de corriger ces problèmes, car il repose à mon avis sur un mauvais diagnostic. En effet, ce qui pose problème, en séries technologiques, ce n’est pas tant l’épreuve finale que le programme traité (ou plutôt maltraité) durant l’année.

Depuis une dizaine d’année, j’enseigne dans un lycée à forte dominante technologique (STI/STL/STG/STSS), ce qui m’a permis d’avoir environ quatre classe de série technologique chaque année, de mesurer la différence avec les séries générales et de tester différentes techniques pédagogiques. L’une d’elle a consisté à tenter de suivre la méthode décrite par Alain dans l’un de ses Propos et qui serait elle-même inspirée du modèle de l’instructeur militaire. Il y a sans doute une part de provocation de la part de l’auteur de Mars ou la guerre jugée à aller chercher dans l’armée un modèle pédagogique permettant de fonder le libre exercice du jugement. Le paradoxe se redouble, quand on constate que les qualités spécifiques de l’instructeur militaire ne sont pas celles qu’on attendrait : l’officier n’est pas un bon pédagogue, parce qu’il serait autoritaire et ferme sur la discipline, mais parce qu’il est soumis à un impératif d’efficacité démocratique. Il est en effet vital que tous les soldats sachent utiliser correctement un fusil. C’est pourquoi l’instructeur fait répéter systématiquement tous les exercices, pour permettre à chacun d’acquérir les connaissances élémentaires nécessaires.

Mon but n’est pas de discuter ici l’intégralité de ce Propos [1], mais plutôt de montrer comment j’ai tenté de m’en inspirer, pour finir, après plusieurs tâtonnements, par mettre au point une démarche qui me donne satisfaction, mais que les programmes actuels ne permettent pas vraiment de mettre en œuvre.

Je présenterai donc pour commencer un exemple de cours fait avec des terminales technologiques les années précédentes et les résultats positifs de ce cours ; puis les raisons qui rendent un tel cours relativement incompatible avec le programme actuel. Pour finir, j’ajouterai quelques remarques sur l’indigence des copies de séries technologiques à l’examen et une proposition de modification du programme qu’on peut tirer de ces analyses.

1) Un exemple de cours sur le bonheur.

« On n’apprend pas le piano en écoutant un virtuose. De même, me suis-je dit souvent, on n’apprend pas à écrire et à penser en écoutant un homme qui parle bien et qui pense bien. Il faut essayer, faire, refaire, jusqu’à ce que le métier entre, comme on dit. »

ALAIN, Ibid.


A) le cours sur Rousseau.

Il s’agit d’un cours fait au tout début de l’année, qui s’appuie sur un sujet d’annales légèrement modifié :

Sujet Bac 2010 (Métropole, TMD)

« C’est l’imagination qui étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien, soit en mal, et qui, par conséquent, excite et nourrit les désirs par l’espoir de les satisfaire. Mais l’objet qui paraissait d’abord sous la main fuit plus vite qu’on ne peut le poursuivre ; quand on croit l’atteindre, il se transforme et se montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays déjà parcouru, nous le comptons pour rien ; celui qui reste à parcourir s’agrandit, s’étend sans cesse. Ainsi l’on s’épuise sans arriver au terme ; et plus nous gagnons sur1 la jouissance, plus le bonheur s’éloigne de nous.

Au contraire, plus l’homme est resté près de sa condition naturelle, plus la différence de ses facultés à ses désirs est petite, et moins par conséquent il est éloigné d’être heureux. Il n’est jamais moins misérable que quand il paraît dépourvu de tout ; car la misère ne consiste pas dans la privation des choses2, mais dans le besoin qui s’en fait sentir. »

1 - gagner sur : gagner du terrain sur, se rapprocher de.

2 - « la privation des choses » : le fait de ne pas posséder certaines choses.

ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation (1762) Livre II (GF p.94)

QUESTIONS :

1° Formulez la thèse de ce texte et montrez comment elle est établie.

2° Expliquez :

a) « l’imagination […] étend pour nous la mesures des possibles » ;

b) « plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s’éloigne de nous » ;

c) « la misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s’en fait sentir ».

3° Pour être heureux, faut-il limiter ses désirs ?

Pendant trois ou quatre semaines, nous expliquons patiemment le texte.

Tout d’abord nous le lisons en classe afin d’éclaircir le vocabulaire et de dégager le plan et la thèse (1h). Cela nous permet de faire la méthode de la question 1 et de commencer à habituer les élèves à lire patiemment un texte. En les interrogeant très souvent, on fait surgir les faux-sens et les contresens et surtout on leur montre comment apprendre à rectifier une mauvaise interprétation en s’appuyant sur l’étymologie, les mots de la même famille, la structure grammaticale, les connecteurs logiques et surtout les éléments de contexte. En début d’année, les élèves interprètent tout trop vite et sans la moindre prudence. Quiconque a fait un peu d’EMC avec des élèves de séries technologiques sait à quel point les textes les plus simples font l’objet de contresens grossiers, qu’un peu d’attention et de rigueur permettrait d’éviter. Mais il ne suffit pas de dire aux élèves de faire attention et vérifier leurs interprétations, il faut le faire avec eux.

Au début de la séance suivante, comme au début de chaque séance pendant toute l’année, un élève est tiré au sort et interrogé sur le cours précédent qu’il devait relire en soulignant les points importants [2].

Puis nous éclaircissons les arguments de Rousseau, en faisant des exercices multiples autour des Q2. L’erreur la plus fréquente en début d’année consiste ici à aller trop vite en répondant par une simple paraphrase d’une ou deux lignes. J’impose au contraire une réponse en quatre points : reformulation, exemple, argument, conclusion (qu’on peut retenir à l’aide du moyen mnémotechnique « REAC »). La méthode est explicitée et justifiée : on l’applique à des phrases tirées de l’actualité pour montrer à quoi sert chacune des étapes et bien faire comprendre la différence entre argument et exemple. Parallèlement, nous rédigeons tous ensemble la réponse à la question 2A : plusieurs élèves reformulent, trouvent un exemple, etc. et nous notons dans le cahier les meilleures formules. Cette pratique, qui s’inspire du cours imaginé par Alain (« les meilleures [trouvailles des élèves] auront l’honneur du tableau noir »), flatte souvent les élèves, puisque le professeur dicte leurs propres phrases, et en incite certains à participer davantage à l’oral.

La troisième séance est consacrée à la Q2B. Cette fois-ci l’exercice est tiré directement du texte d’Alain. Les élèves sont prévenus au début de l’heure qu’ils vont faire un exercice noté sur la Q2B. Tout d’abord je fais personnellement l’explication avec un débit assez rapide. Ceux qui veulent prendre des notes le peuvent. Puis les élèves ont quinze minutes pour rédiger sur feuille leur version de la réponse ; la seule consigne est qu’ils ne doivent pas réutiliser exactement les mots que moi et trouver un exemple original [3]. Une fois l’exercice terminé, nous élaborons ensemble une correction dictée.

Les copies ramassées sont corrigées avant la séance suivante. Les meilleures réponses sont tapées à l’ordinateur, très légèrement amendées au besoin, photocopiées et distribuées au cours suivant en complément du cours [4].

Pour préparer la quatrième séance, les élèves doivent faire seuls la Q2C à la maison [5]. L’idéal est qu’ils le fassent via moodle afin que je puisse vérifier sans peine que le travail est fait, lire à l’avance leurs réponses et en choisir quelques unes qui seront video-projetées en classe. La quatrième séance est consacrée à la correction collective de ces exercices. On video-projette (ou on lit) quelques réponses, on les commente ensemble, on les note éventuellement et je dicte une correction qui pioche des passages dans les exercices que l’on vient de corriger.

Ensuite nous passons à la Q3. Une première séance est consacrée à un cours de méthode sur la dissertation qui présente et justifie les exigences de l’exercice (1h).

Concernant le texte de Rousseau, le cours sur la Q3 suivra le plan suivant : I) A première vue, limiter ses désirs apporterait le bonheur (rappel des arguments tirés des Q2). II) Objections. III) Réponses à ces objections. Une version rédigée de la première partie est distribuée aux élèves à la fin de la séance de méthodologie ; ils doivent la lire en soulignant les points importants pour la séance suivante.

La sixième séance est consacrée à la formulation d’objection contre la thèse de Rousseau. Les élèves en trouvent (souvent même on avait déjà mis de côté des objections formulées spontanément lors des séances précédentes) et, avec un peu d’aide du professeur, ces objections finissent par être d’assez bonne qualité pour mériter d’être notées dans le cahier et être rapprochées de ce que disent certains philosophes de la tradition. Le plus souvent ce sont les deux suivantes : d’une part, limiter ses désirs est impossible, car l’homme en veut nécessairement toujours plus. On peut décider de ne pas satisfaire un désir, mais on ne peut pas décider de ne plus l’éprouver. D’autre part, limiter ses désirs, si c’était possible, ne conduirait pas au bonheur, mais à une vie monotone et ennuyeuse.

Enfin, la septième séance montre comment Rousseau répondrait aux objections trouvées par les élèves. D’une part, limiter ses désirs ne conduit pas à l’ennui, car limiter le désir, ce n’est pas le détruire. Rousseau ne nous recommande donc pas de ne rien désirer, mais d’apprendre à nous concentrer sur des désirs accessibles et à les traiter un par un, sans nous presser, mais en nous investissant pleinement dans nos actions, afin de tirer de chacune de nos satisfactions un plaisir plein et entier. D’autre part, limiter ses désirs n’est pas impossible, mais simplement difficile, car cela suppose une réorientation de nos désirs, qui suppose elle-même une solide réflexion personnelle sur les impasses d’un désir non maîtrisé et une capacité à faire abstraction du regard des autres.

B) Le DM sur Nietzsche

Parallèlement au cours, les élèves rédigent en D.M., les questions 1 et 2 portant sur le texte suivant de Nietzsche [6] :

« Le fait de ne pas satisfaire nos désirs, par exemple la faim […] ou le désir de bouger librement, n’entraîne en lui-même rien de déprimant, lorsque cette non-satisfaction en reste à un niveau normal. Au contraire même, cela stimule nos facultés vitales, de même que des petites douleurs fortifient notre corps et notre esprit. Quoi qu’en disent les pessimistes, le fait de ne pas satisfaire nos désirs, bien loin de nous dégoûter de la vie, est un grand stimulant. […] [L’erreur des pessimistes vient de ce qu’] ils ont confondu le déplaisir en général et un type particulier de déplaisir : l’épuisement. L’épuisement est une profonde diminution et un abaissement de notre volonté de puissance, une considérable perte de notre énergie. Il faut donc distinguer un déplaisir excitant, qui augmente notre puissance, et un déplaisir né d’un gaspillage de nos forces. Dans le premier cas, c’est un stimulant ; dans le dernier, c’est la conséquence d’une douleur trop violente. Ce dernier déplaisir se caractérise donc par l’incapacité à résister, tandis que le premier se caractérise par un défi lancé à ce qui nous résiste. Le seul plaisir que l’on ressente encore dans l’état d’épuisement, c’est le plaisir de s’endormir ; dans l’autre cas, c’est le plaisir de la victoire.

La grande méprise des psychologues (1) a été de ne pas séparer les deux espèces de plaisir - celui de s’endormir et celui de vaincre. Les fatigués de la vie veulent le repos, le délassement, la paix, la tranquillité, - c’est le bonheur des religions et des philosophies nihilistes (2) ; les riches et les vivants veulent la victoire : les adversaires surmontés et l’extension de notre sentiment de puissance à des domaines nouveaux. »

Friedrich NIETZSCHE, La Volonté de puissance (édition posthume, 1901)

1 – « les psychologues » : désigne ici tous les penseurs qui ont réfléchi sur la nature de l’esprit humain et donc sur la question du bonheur.

2 – « les philosophies nihilistes » : désigne ici les philosophes qui définissent le bonheur par la tranquillité.

QUESTIONS

1) Quelle est la thèse du texte et comment est-elle établie ?

2) a) Expliquez : « Au contraire même, cela stimule nos facultés vitales »

b) Expliquez : « L’épuisement est une profonde diminution et un abaissement de notre volonté de puissance, une considérable perte de notre énergie. »

c) La fin du texte distingue deux conceptions du bonheur ; lesquelles ?

3) Rechercher le bonheur, est-ce aspirer à la sérénité ou à la victoire ?

Les élèves rendent ce travail au moment où l’on commence le cours sur la Q3 du texte de Rousseau et, dans l’idéal (ce qui n’est pas toujours facile si on a 6 classes [7]), ils récupèrent les copies corrigées à la fin du cours sur Rousseau. On enchaîne alors avec deux heures consacrées à la correction du DM, qui porte à la fois sur le fond et sur la méthode (séances 8 et 9).

Désormais le texte de Nietzsche est lui aussi compris et les élèves peuvent faire la Q3 à la maison, tandis qu’on commence un autre chapitre. Dans cette Q3 ils doivent reprendre les principaux arguments de Nietzsche en les confrontant avec les thèses de Rousseau vues en cours, afin de construire leur propre thèse sur le bonheur.

La plupart des élèves jouent le jeu, les copies sont satisfaisantes et on atteint une moyenne autour de 10 ou 11/20 sans avoir besoin de tricher sur le barème, mais en exigeant au contraire argumentation, clarté et nuances. Par ailleurs, on peut considérer que ces travaux représentent une réelle réflexion personnelle, dans la mesure où les réponses proposées sont diverses : certaines copies sont clairement nietzschéennes, d’autres résolument rousseauistes et d’autres proposent des synthèses plus ou moins habiles. Une dernière heure sera consacrée à ce chapitre afin de proposer une correction aux élèves (séance 10)

Que conclure de cette expérience ? Tout d’abord, il faut en conclure que l’exercice proposé aux élèves est à leur portée. Si on a pris le temps de vérifier l’acquisition des connaissances et de la méthode et si le cours a fourni des arguments adaptés au sujet, sans avoir fourni de réponse toute faite, les élèves de séries technologiques sont capables de rendre des copies honorables et de développer une réflexion personnelle et critique. Bien sûr, tous ne réussissent pas et seuls quelques uns réussissent très bien, mais le niveau moyen des copies est satisfaisant.

2) Pourquoi un tel cours est incompatible avec notre programme ?

« Cette patience d’atelier, on ne la trouve point dans nos classes »

ALAIN, Ibid.

Le cours m’apporte donc satisfaction ; pourtant je ne pourrai pas réutiliser ce schéma le reste de l’année. En effet nous avons « dépensé » 10 ou 11 heures de cours pour traiter un chapitre, ce qui est beaucoup trop long. Nous nous sommes volontairement mis en retard et il faudra accélérer nettement sur les autres chapitres ou nous résoudre à ne traiter que la moitié du programme si nous continuons à ce rythme.

En effet, le programme contient 10 notions distinctes [8], pour trente-trois semaines de cours. Donc si on veut tout traiter à égalité, il faudrait consacrer environ 6 heures à chaque notion (devoirs et corrigés compris).

Qui plus est, dans la suite de l’année, nous allons encore « perdre » du temps sur la question du bonheur, en consacrant un des sujets du bac blanc à cette notion. Par exemple : « Le bonheur dépend-il de notre volonté ? ». Ce sujet recoupe ce qui a été vu en cours, mais suppose aussi une réflexion personnelle et la notation est sévère sur ce point : si un élève se contente de répéter son cours, il sera lourdement sanctionné (plus sévèrement que ce qui l’attend au baccalauréat), parce qu’il a glissé hors-sujet et a repris le cours au lieu de réfléchir par lui-même. Pour obtenir une note correcte, j’exige au contraire des élèves qu’ils trouvent quelle réponse déduire des thèses Rousseau : si on sait limiter ses désirs, on se met à l’abri de la malchance, car les désirs modestes sont faciles à satisfaire. Ou bien : le bonheur dépend avant tout de notre modération, ce qui nous amène donc à nous demander si la modération est une question de volonté ou un don de la nature. Je demande également que les copies accordent une place à une réflexion d’inspiration nietzschéenne : si la quête du bonheur repose sur un développement de la volonté de puissance, le bonheur dépend clairement de notre volonté, prise au sens d’effort et de dépassement de soi. Une telle attitude nous met également à l’abri de la malchance, puisqu’un revers de la fortune sera considéré par « les riches et les vivants » comme « un stimulant » qui ne diminue pas notre volonté de puissance, mais au contraire la fortifie. Ainsi, en rejouant habilement le débat entre Nietzsche et Rousseau, l’élève traitera correctement le sujet.

Les tout meilleurs élèves de séries technologiques arrivent très vite à faire ce genre de gymnastique intellectuelle. Cependant, si on veut qu’une majorité des élèves y arrive plus ou moins, cela demande un nouvel entraînement spécifique, pour leur apprendre à mettre leur leçon « en cent visages » comme disait Montaigne. Après avoir déjà passé beaucoup de temps à traiter notre cours sur le bonheur en septembre, nous aurons donc encore besoin d’au moins deux heures de corrigé du bac blanc pour leur montrer à tous comment s’entraîner à réutiliser un cours sans le répéter, en faisant notamment des petits exercices de remédiation à partir d’extraits de copies maladroites.

3) Prendre beaucoup de temps sur une notion ne garantit même pas la bonne préparation des élèves à l’examen sur cette notion.

Le cours sur le bonheur nous aura donc coûté une bonne douzaine d’heures, soit un cinquième du volume horaire disponible sur toute l’année ! C’est très long et pourtant les élèves pourraient encore être totalement démunis face un sujet portant sur cette notion !

En effet, notre cours ne dit rien sur les rapports entre bonheur et politique (« Est-ce à la loi de décider de mon bonheur ? » [9], « L’existence de règles communes est-elle un obstacle au bonheur ? » [10], « L’Etat doit-il garantir le bonheur des citoyens ? » [11], etc.). Le cours ne dit rien non plus sur les rapports entre morale et bonheur (sujet-texte sur un extrait de Kant disant que rechercher par sympathie le bonheur d’autrui n’est pas une action purement morale [12], « Peut-on être heureux dans un monde injuste ? » [13], etc. ) ou encore des sujets comme « Suffit-il de croire que l’on est heureux pour l’être ? » [14] , « Peut-on ne pas vouloir être heureux ? » [15] , « Puis-je être heureux sans être libre ? » [16] , etc.

Ainsi, après avoir consacré un cinquième de notre temps à une seule notion, il est encore possible que des élèves sérieux soient démunis face à un sujet portant pourtant sur cette notion. Dès lors comment veut-on que les élèves soient incités à travailler ? Comment éviter que ne se propagent les rumeurs concernant la philosophie, disant qu’il ne sert à rien de travailler pendant l’année, alors que ces rumeurs, concernant les séries technologiques, sont malheureusement en assez grande partie vérifiées ?

4) Ce qui a été dit sur la question du bonheur vaut pour les autres notions du programme.

« On dira que c’est long ; mais à quoi sert un travail qui ne laisse rien ? »

Alain, Ibid.

On pourrait faire le même constat sur toutes les notions du programme des séries technologiques. Je ne vois pas du tout comment faire un cours sur une notion en six heures (corrigé compris) qui prépare efficacement les élèves de séries technologiques à ce qui les attend à l’examen.

Vue la lenteur des élèves en séries technologiques, 6 heures pour faire le tour d’une notion (corrigé compris), c’est déjà un principe complètement fou, qui ne tient pas compte du temps perdu à faire la discipline dans certaines classes, du fait que les élèves ne savent pas prendre des notes, de la pauvreté du vocabulaire qui nous oblige à nous arrêter sans cesse pour faire noter le sens des mots élémentaires, de la faible culture générale des élèves qui nous demande de pallier à ce manque en apportant nous-mêmes des connaissances positives pour ne pas tenir un discours purement abstrait – par exemple en étudiant des exemples d’oeuvre d’art – , de la nécessité de faire souvent des contrôles de connaissances si on veut que les élèves retravaillent un minimum le cours et la nécessité de faire sans arrêt des rappels de méthode élémentaires et des exercices d’application tant l’exercice demandé en philosophie est inhabituel pour des élèves qui ne rédigent des dissertations dans aucune autre discipline. Boucler une notion en trois petites semaines en séries technologiques, c’est courir à toute vitesse à un rythme que seuls les meilleurs élèves peuvent suivre. Pour la majorité des élèves, ils ne restera rien. Les autres auront quelques vagues souvenirs réduisant les thèses philosophiques étudiées dans l’année à de simples opinions. Pour avoir souvent corrigé le bac en séries technologiques, je peux témoigner qu’un cours sur le bonheur chez Rousseau ou Epicure se réduit souvent à l’idée qu’ « il en faut peu pour être heureux ». De toute la subtilité d’un Rousseau ou d’un Epicure, il ne reste qu’un ours chantant une chanson chez Disney ! Si on veut que tous apprennent à réfléchir, il est indispensable d’aller moins vite. Cinq ou six chapitres, pendant l’année, c’est le grand maximum.

Le bonheur est même une notion relativement déterminée par opposition à l’art (qui implique qu’on réfléchisse à la création et à la réception des œuvres), la culture (puisque les sujets d’examen peuvent porter à la fois sur « la » culture et « les » cultures), l’expérience (expérimentation scientifique et expérience courante), sans parler de la polysémie d’une notion comme « la liberté ».

En six heures de cours (corrigé compris), je peux à peine esquisser un cours sur le rapport l’art et la vérité (« l’art est-il un moyen d’accéder à la vérité ? » Métropole 2011) ou bien le rapport entre art et technique (« L’art peut-il se passer d’une maîtrise technique ? », Métropole 2010), ou bien le rapport entre art et moralité (« L’art nous rend-il meilleurs ? », étranger 2006) ou bien la question du jugement de goût (« Peut-on admettre que toutes les créations artistiques se valent ? » Polynésie 2004) ou bien – soyons fous ! – le rapport du fond et de la forme dans une œuvre d’art (texte de Merleau-Ponty, métropole 2016). En six heures, il est déjà presque impossible de transmettre des connaissances permettant à un élève moyen de faire une vraie dissertation sur un seul de ces problèmes [17] ; il est a fortiori totalement impossible de prétendre le former correctement à tout ce qui l’attend.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les élèves n’aient souvent rien à dire dans les copies, puisque leur cours leur a souvent fourni, au mieux, un ou deux arguments pour traiter le sujet et parfois ne leur a rien donné du tout.

5) la déprimante vérité des réunions d’entente et d’harmonisation en séries technologiques

« … il aura seulement le souvenir d’avoir entendu un discours de quelqu’un qui savait. »

ALAIN, Ibid.

Comme mon lycée a une forte dominante technologique, en plus d’avoir la chance d’avoir beaucoup d’élèves, j’ai la chance de siéger souvent au jury du baccalauréat technologique. C’est une expérience très formatrice et, tant qu’on ne l’a pas vécue, on ne mesure pas l’ampleur de notre échec en série technologique. Pendant l’année, on interroge en effet les élèves sur des sujets qui correspondent un peu à ce qu’on a fait en cours, parce qu’on n’est pas fou. Mais à l’examen le hasard des sujets amène souvent les candidats à plancher sur des questions auxquelles ils ne comprennent rien, même s’ils ont travaillé le cours, parce qu’elles portent sur des problématiques totalement étrangères au cours.

Pendant l’année les élèves rendent des copies de 4 à 5 pages en moyenne ; au bac blanc beaucoup restent jusqu’à la troisième heure ou plus, beaucoup présentent, plus ou moins bien, quelques références tirées du cours. Les copies sont souvent faibles, mais pas déshonorantes.

A l’examen, au contraire, c’est la catastrophe (y compris pour mes propres élèves). Sur les 130 copies que je corrige en juin, une dizaine à peine mériteraient la moyenne pendant l’année. De très nombreuses copies ne contiennent aucune référence à un cours, très peu d’élèves atteignent la deuxième copie d’examen. L’extrême pauvreté des copies représente alors un casse-tête pour le correcteur qui cherche à tout prix quelques éléments à valoriser pour ne pas mettre 6 à 80 % des copies. On sur-valorise alors tout et n’importe quoi pour que la copie médiane puisse atteindre 8 ou 9 : une reprise du cours même si c’est hors-sujet, une définition correcte même si le candidat ne s’en sert pas pour construire un raisonnement, le fait de s’exprimer clairement même si c’est pour dire des bêtises, un référence correcte même si elle est utilisée comme un pur argument d’autorité, un bon exemple même s’il n’est pas conceptualisé, etc.

Voici quelques exemples édifiants : une année tombe un texte de Bachelard dans lequel il affirme que la science construit son objet. La Q2 demande aux élèves d’expliquer « Rien n’est donné. Tout est construit. » Lors de la réunion, devant l’échec de tous les élèves sur cette question, on décide de mettre des points aux copies qui nous expliquent que, dans la vie, on n’a rien sans rien, que si on ne fait pas d’efforts, les choses n’arriveront pas toutes seules. Une autre année, je corrige « La technique nous éloigne-t-elle de la nature ? ». Les copies médianes contiennent des affirmations du type « le développement technique nous a coupés de la nature. Mais aujourd’hui la nature se venge et les tsunamis détruisent nos usines ». Puisque c’est la copie médiane, on est bien obligé de ne pas descendre trop bas… Une autre année, je corrige les copies sur un texte de Hobbes comparant la loi à une règle du jeu. La Q3 demande : « le rôle des lois, est-ce seulement d’empêcher les hommes de se nuire à eux-mêmes ? ». L’enjeu de la question et son rapport avec le conventionnalisme défendu dans le texte échappe totalement aux élèves qui répondent massivement avec le plan suivant : la loi m’empêche de me nuire moi-même (exemple : les limitations de vitesse empêchent que je ne me tue), mais elle m’empêche aussi de nuire aux autres (les limitations de vitesse empêchent que je ne tue les autres). Des copies de ce style ont eu jusqu’à 12/20...

Non seulement la notation est d’une indulgence extraordinaire, mais en plus elle devient alors en grande partie aléatoire : puisqu’il faut à tout prix trouver des points là où il n’y a rien, une simple phrase interprétée favorablement fera gagner deux points à l’élève. Lors de la réunion d’harmonisation, c’est-à-dire la deuxième réunion, j’ai ainsi vu des correcteurs proposer des notes allant de 7 à 14 pour une même copie !

Je ne blâme pas les correcteurs d’agir ainsi, car il serait injuste de sanctionner sévèrement les élèves pour n’avoir pas réussi un exercice que, bien souvent, ils ne pouvaient pas réussir. Un programme beaucoup trop exigeant, qui refuse de prendre les élèves comme ils sont, nous conduit mécaniquement à une évaluation à l’examen beaucoup trop laxiste, bien forcée de prendre les copies comme elles sont.

6) Une proposition de refonte du programme.

« … au lieu de démonter et remonter devant eux en quelques mois tous les systèmes connus de fusils, je veux dire toutes les manières de parler et de raisonner, on leur mettrait les pièces en mains jusqu’à ce qu’ils sachent remonter d’abord une arme, puis une autre. »

ALAIN, Ibid.

Comme je l’ai dit plus haut, l’indigence des copies n’est pas une fatalité ; non seulement parce que durant l’année les élèves sont meilleurs qu’au bac, mais encore parce qu’ils peuvent être nettement meilleurs si on prend le temps de traiter patiemment un chapitre, comme j’ai tenté de le montrer en présentant ci dessus un exemple du cours sur le bonheur

Ce qu’il faudrait c’est donc un programme beaucoup plus réaliste, qui ne nous demanderait de former les élèves que sur deux ou trois notions. On aurait le temps de leur faire acquérir les connaissances par des exercices répétés, puis de vérifier cette acquisition par des contrôles systématiques et d’habituer les élèves à décliner ces connaissances sur des sujets divers et relativement surprenants à l’aide d’autres exercices spécifiques.

Le programme ressemblerait un peu au programme de français-philosophie en CPGE scientifiques (moins les œuvres imposées). Par exemple, l’an dernier le thème était « le monde des passions ». C’est un thème relativement fermé ; mais il ouvre la porte à de multiples problématisations possibles : passions et bonheur, passions et morale, passions et vérité, passions et liberté, etc. Les élèves vont donc être fortement incités à travailler le cours, car ils savent que les correcteurs seront exigeants à l’examen [18]. Pour autant, ce travail ne se réduit pas à un bachotage et l’épreuve n’est pas une simple épreuve de récitation, car le sujet donné à l’examen reste relativement surprenant. L’élève qui a travaillé sera sûr d’avoir des choses à dire, mais pas de réponse toute faite pour autant. Un programme ciblé n’empêche pas la réflexion personnelle. Dire le contraire consisterait à penser que moins on a de connaissances sur un sujet et plus on peut y réfléchir de façon critique.

Les deux notions du programme devraient toutefois être choisies avec soin. Il ne faut pas que le programme soit trop mou, comme certaines notions du programme de culture générale en BTS qui offrent des notions fourre-tout (par exemple : « je me souviens ») ne renvoyant à aucun champ d’études précis, ce qui ne peut pas permettre, à mon avis, de préparer efficacement à une dissertation.

Il ne faut pas non plus des notions trop précises, qui nous conduiraient à développer des analyses trop complexes et pointues pour des élèves de séries technologiques. Un élève de séries technologiques n’est pas un agrégatif réfléchissant pendant six mois à un problème comme « le corps et l’esprit » ou « la volonté ».

Il ne faut pas que la notion soit un simple problème très déterminé, car cela conduirait à un fort risque de bachotage, semblable à ce qui se passe actuellement en histoire en TS, où le candidat sait à l’avance quel plan il fera sur chacun des sujets potentiels à l’examen. Par exemple, « le libre arbitre » ne fournirait pas une bonne notion, car tous les sujets de dissertation en liaison avec ce point du programme pourraient être traités avec le même plan.

Il faudrait plutôt des notions qui ressemblent à celles que l’on a actuellement au programme : l’art, la religion, le bonheur, la justice, la loi, etc. Ou bien : la science, les passions, le mal, etc. Sur toutes ces notions, on peut faire cours pendant une douzaine de semaines, tout en restant à un niveau accessible aux élèves, en ayant le temps de faire des exercices et sans tourner en rond. De plus, elles offrent un éventail de sujets suffisamment vaste pour que l’élève soit contraint de réfléchir au libellé original qui lui est proposé sans se contenter de réciter un cours.

Enfin, les notions seraient régulièrement renouvelées. Par exemple, tous les deux ans, une nouvelle notion remplacerait l’une des anciennes. Cela nous laisserait suffisamment de temps pour trouver des documents adaptés au niveau des élèves, sans nous enfermer dans une routine qui risquerait de nuire à un enseignement vivant et stimulant pour les professeurs et les élèves.

7) Les objections formulées contre ce projet.

Les professeurs auxquels j’ai soumis cette idée ont parfois soulevé certaines objections auxquelles je voudrais répondre pour finir.

La première est qu’un programme réduit à deux ou trois notions risquerait d’ennuyer les élèves.

Le risque existe, mais mérite d’être affronté. De fait, les élèves préfèrent le zapping, ils n’aiment pas que le cours revienne sur des points déjà évoqués sous prétexte qu’ils sont mal maîtrisés. Ils aiment plutôt la nouveauté et la superficialité. Mais précisément, si on veut leur apprendre à réfléchir, il faut les habituer à ne pas se contenter de connaissances vagues et superficielles et de raisonnements boiteux. Il faut leur apprendre à exigeants avec eux-mêmes et à développer le goût du travail bien fait.

La deuxième est qu’un tel programme favoriserait le bachotage et formerait des singes savants plutôt que des esprits libres.

Je répondrai que c’est plutôt le programme actuel qui incite au bachotage et qui récompense les singes savants : comme nous sommes très laxistes au moment de la notation au bac, nous récompensons, de fait, les candidats qui ont appris des fiches d’annabac sans les comprendre, nous valorisons les citations très approximativement comprises et un élève peut avoir une bonne note sans réfléchir, s’il a la chance d’être interrogé sur ce que son professeur a fait pendant l’année ; alors que dans le système que je propose on pourrait se permettre d’être sévère avec ces caricatures de réflexion personnelle, car en lisant une copie de sept pages le correcteur fait aisément la différence entre un élève qui se contente de réciter un cours et un élève qui réfléchit vraiment. Bien que, sur le papier, le programme actuel soit conçu pour favoriser l’esprit critique, dans les faits, il favorise le psittacisme.

On m’a également fait remarquer qu’un programme déterminé renouvelé régulièrement peut être adapté en CPGE, mais pas en terminale. La terminale est en effet la seule année où les élèves font de la philosophie ; or un programme ciblé et tournant laisserait nécessairement de côté chaque années certaines notions essentielles.

L’objection est solide, mais, à mon avis, elle se trompe sur la définition de l’essentiel. Le coeur de notre enseignement ce n’est pas de parler de telle ou telle notion sur laquelle nous aurions des vérités fondamentales à transmettre à nos élèves. C’est plutôt de développer chez l’élève un goût de la réflexion critique. Comme le disent les programmes officiels, nous espérons faire passer l’élève « de l’argument d’autorité à l’autorité de l’argument ». Nous voulons, principalement, que chaque esprit s’éveille à la lumière intérieure et toujours solitaire de la réflexion. L’esprit philosophique, c’est le démon intérieur de Socrate dans l’Hippias Majeur, c’est la foi de ceux qui ne croient en rien décrite par Alain dans « les ânes rouges », c’est passage d’un genre connaissance à l’autre chez Spinoza, c’est l’école de l’évidence logique décrite par Descartes. Je pense ici en particulier à un passage des Règles pour la direction de l’esprit dans lequel Descartes fait remarquer que c’est en réfléchissant sur opérations les plus simples que l’esprit apprend à mesurer sa propre puissance et découvre qu’on peut penser sans croire. Le problème du programme actuel des séries technologiques, c’est qu’il nous amène, malgré nous, à faire une sorte de catéchisme, en avançant très souvent des thèses sans vraiment les discuter. Si, par exemple, je fais un cours en six heures sur la vérité, j’expliquerai très vite l’opposition entre croire et savoir et, notamment, entre religion et science. Mais, ce faisant, je ne peux pas vraiment amener les élèves à réfléchir par eux-mêmes à l’hypothèse sceptique ou l’éventualité d’une vérité religieuse. Faire de la philosophie trop rapidement, ce n’est plus vraiment faire de la philosophie. Ou plus exactement, en séries technologiques, le professeur pense, mais les élèves pensent assez peu, comme en témoignent les copies d’examen, dans lesquelles nous sommes amenés à valoriser des pseudos raisonnements qui n’ont rien de philosophique. Dans les séries générales, la plupart des élèves accèdent au raisonnement philosophique ; un programme plus ciblé leur permettrait seulement d’y pénétrer plus profondément. On peut alors hésiter entre approfondir quelques notions ou en traiter davantage. Dans les séries technologiques, la plupart des élèves restent pour l’instant en dehors du raisonnement philosophique et seul un programme plus ciblé permettrait, selon moi, de les aider à en franchir le seuil.

Cette troisième objection a été un jour complétée par la remarque suivante : on ne peut pas vraiment se fier à ce qu’on constate à l’examen pour mesurer la réussite ou l’échec de notre enseignement. En effet, nous semons des graines, dont certaines écloront bien après l’année de terminale. C’est pourquoi il est important de balayer de nombreuses notions, sans exiger des résultats immédiatement mesurables, mais en faisant confiance à un lent travail de germination qui portera ses fruits plus tard.

L’objection se place alors sur le terrain de l’impondérable et elle a, de ce fait, la solidité et la fragilité de toutes les affirmations non falsifiables empiriquement. Toutefois, je crois pouvoir y répondre par une fable :

Un nouveau ministre de l’éducation nationale décide de rendre obligatoire un enseignement d’initiation aux métiers du bâtiment, afin de donner à tous les jeunes gens de dix-huit ans le goût du travail manuel et la confiance en leur intelligence pratique. Cette initiation entend balayer une dizaine corps de métiers en deux heures par semaine : peinture, soudure, plomberie, électricité, maçonnerie, etc. A l’examen, l’élève peut être interrogé sur n’importe quelle sous catégorie de ces différents métiers : souder à l’étain, souder du cuivre à la brasure, souder du métal à l’acétylène, souder à l’arc électrique, etc. Il ne s’est au mieux entraîné qu’une fois, rapidement, sur chaque exercice, mais il a vu son habile professeur réaliser d’excellentes soudures sur presque tous les matériaux ! Lors de l’épreuve, les prestations des élèves sont catastrophiques et les examinateurs sont amenés à réviser (sans l’avouer officiellement) tous les barèmes pour atteindre péniblement un 9 de moyenne. L’apprenti soudeur rate sa soudure, mais il a réussi à régler correctement les débits d’oxygène et d’acétylène de son chalumeau ; l’apprenti plombier est incapable de couper un tuyau à la dimension exacte ou de faire un raccord qui ne fuie pas, mais il sait à peu près faire un filetage ; l’électricien ne branche qu’un fil sur deux et ne raccorde aucune prise à la terre, mais c’est déjà un fil sur deux, etc. Face à cet échec manifeste, les professeurs restent stoïques et expliquent qu’ils ont semé des graines qui germeront plus tard. Mais quelles graines ont-ils semées ? Ils ont appris à leurs élèves à être négligents, à gâcher le matériel, à prendre des mesures sans réfléchir et à bâcler le travail. Ils leur ont donné le goût du travail mal fait.

Encore une fois, tant qu’il n’a pas atteint un certain degré de qualité minimum dans l’argumentation, l’élève ne fait pas de philosophie, il reste au niveau de l’opinion et le travail rendu n’est pas une dissertation. Si on est attaché à l’exercice de la dissertation, si on croit sincèrement qu’il manifeste la capacité de l’élève à construire une réflexion autonome et critique ; alors il faut cesser de se mettre 10 ou 11 à des caricatures de dissertation. Abandonnons les programmes trop ambitieux qui conduisent à une indulgence honteuse. Soyons au contraire réalistes et exigeants : que l’apprenti n’apprenne qu’à souder le cuivre, qu’à la fin la soudure tienne bon, sans quoi on ne lui valide pas son examen.

Conclusion :

Le programme actuel est beaucoup trop vaste et nous condamne à choisir entre deux alternatives toutes deux insatisfaisantes : soit, prendre son temps et habituer les élèves à réfléchir sincèrement, mais en sacrifiant plus de la moitié du programme (sans même pouvoir garantir aux élèves qu’ils seront bien préparés si un sujet tombe sur les notions vues en classe, car elles peuvent toujours être abordés sous un angle totalement nouveau). Soit avancer à toute vitesse pour traiter tout le programme, mais en laissant de côté une partie des élèves, qui oublieront très vite tout ce qu’on a dit, et en réduisant souvent nos thèses philosophiques à de simples opinions, admises par les assez bons élèves sans réelle réflexion afin de construire, le jour de l’examen, une caricature de dissertation.

Ce programme totalement irréaliste produit des copies d’un niveau lamentable à l’examen, dont on ne peut avoir conscience que si on a siégé déjà plusieurs années au jury de baccalauréat technologique. Cette expérience éprouvante montre de façon indiscutable notre échec patent en série technologique. Actuellement, nous n’arrivons pas à apprendre aux élèves à raisonner et à disserter. Cela nous condamne à mettre des notes correctes à des copies qui ne satisfont aucune des exigences affichées dans notre programme.

Pour autant, l’expérience prouve également que si on prend le temps d’avancer pas à pas avec les élèves et de leur faire faire de nombreux petits exercices, ils sont capables de faire l’exercice demandé, car ils ne sont pas stupides. Par conséquent, si nous voulons sincèrement conserver l’exercice de la dissertation et offrir aux élèves des séries technologiques l’occasion de développer leur esprit critique, donnons-nous les moyens de cette exigence en resserrant le programme sur deux ou trois notions auxquelles les élèves aient vraiment le temps de réfléchir pendant l’année et sur lesquelles ils pourront faire de véritables dissertations à l’examen.

Annexes :

1) Des exemples de Q2B rédigés par des élèves [19] :

Juliette B. (élève de T.STSS)

« Plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s’éloigne de nous », c’est-à-dire, qu’au fur et à mesure que l’on se rapproche de la chose que l’on désire, que l’on obtiendra avec plaisir, le bonheur, lui, s’éloigne de plus en plus.

Le bonheur est un état de bien être complet, c’est-à-dire qu’il dure sur le long terme et correspond à un bien être total, tandis que le plaisir se concentre sur un moment précis, donné. Plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s’éloigne de nous, car en désirons toujours plus ; le moment de jouissance est éphémère ; il ne dure pas et pour le renouveler, il nous faut à nouveau acquérir une nouvelle chose que nous désirons. Cela veut dire que nous ne serons jamais satisfaits de notre vie et donc jamais vraiment heureux. Par exemple, si, il y a un an, nous avons eu l’I-Phone 5, qui est un téléphone très bien, aujourd’hui nous voudrions l’I-Phone 6. Par conséquent nous ne sommes déjà plus satisfaits de notre téléphone et nous vivons déjà dans l’attente du nouveau téléphone de nos rêves. Nous sommes incapables de penser à ce que nous avons et nous pensons uniquement à ce qui nous manque, c’est pourquoi le bonheur s’éloignera : nous croyons toujours avoir besoin de plus de choses pour être heureux. Donc, tant que nous n’aurons pas appris à limiter nos désirs, nous ne serons jamais heureux.

Thomas B. (élève de T.STI2D)

 

Dans le texte, l’auteur dit « plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s’éloigne de nous ». Il explique donc que, lorsqu’on commence à atteindre un de ses désirs, un autre se crée. Lorsqu’on est proche de satisfaire, ou lorsqu’on a satisfait un de ses désirs, on ressent un sentiment de plaisir, mais un autre désir se crée ; ce nouveau désir insatisfait nous éloigne donc du bonheur complet. Si je suis, par exemple, sur le point de m’acheter la console de jeu que je désire depuis quelque temps, avec laquelle je m’imagine jouer, je vais tôt ou tard avoir d’autres envies : m’acheter la dernière télévision pour pouvoir jouer avec une image de meilleure qualité ou bien m’acheter le dernier jeu sorti pour cette console.

Cela montre que je ressentirai du plaisir, mais seulement temporairement ; le fait de désirer encore autre chose m’éloigne du bonheur, qui serait une satisfaction complète et durable. Je n’arrive jamais à être pleinement content de ma vie, car je ne fais pas assez attention à ce que j’ai et je pense toujours à ce que je n’ai pas. Au contraire, si je limite mes désirs et si je me contente de ce que j’ai, je ne m’intéresserai par exemple plus aux publicités, car je ne ressentirai pas le besoin d’avoir quelque chose de nouveau. Le fait de se rapprocher de la jouissance (c’est-à-dire du plaisir), qui est temporaire, m’éloigne donc d’un sentiment de bonheur durable.

2) le Propos d’Alain qui a servi de point de départ à cette réflexion :

« LES COURS ET L’ENSEIGNEMENT

 

Les cours magistraux sont temps perdu. Les notes prises ne servent jamais. J’ai remarqué qu’à la caserne on n’explique pas seulement en style clair ce que c’est qu’un fusil ; mais chacun est invité à démonter et à remonter le fusil en disant les mêmes mots que le maître ; et celui qui n’aura pas fait et refait, dit et redit, et plus de vingt fois, ne saura pas ce que c’est qu’un fusil ; il aura seulement le souvenir d’avoir entendu un discours de quelqu’un qui savait. On n’apprend pas à dessiner en regardant un professeur qui dessine très bien. On n’apprend pas le piano en écoutant un virtuose. De même, me suis-je dit souvent, on n’apprend pas à écrire et à penser en écoutant un homme qui parle bien et qui pense bien. Il faut essayer, faire, refaire, jusqu’à ce que le métier entre, comme on dit.

Cette patience d’atelier, on ne la trouve point dans nos classes, peut-être parce que le maître s’admire lui-même parlant ; peut-être parce que toute sa carrière dépend de ce talent qu’il montre à parler longtemps tout seul ; vraisemblablement aussi de ce que l’enseignement a pour fin de distinguer quelques sujets d’élite, qui arrivent d’eux-mêmes à singer et à inventer ; car il est vrai que l’on n’a pas de grandes places pour tous. Il faudrait imiter la rude patience de l’instructeur militaire, qui veut que tous sachent démonter et remonter un fusil ; car il ne s’agit pas seulement d’apprendre le métier à deux ou trois instructeurs ; tous doivent le savoir. Si donc on posait en principe que penser, parler et écrire sont les armes de l’homme, au lieu de démonter et remonter devant eux en quelques mois tous les systèmes connus de fusils, je veux dire toutes les manières de parler et de raisonner, on leur mettrait les pièces en mains jusqu’à ce qu’ils sachent remonter d’abord une arme, puis une autre. Et les plus habiles n’y perdraient rien, car, à recommencer plus d’une fois ce qu’ils savent faire, ils se le rendraient familier ; et ce genre de savoir, qui est au bout des doigts, est toujours ce qui manque. Par exemple, si quelqu’un veut écrire des pièces de théâtre, je lui dirai : « Soyez acteur, soyez souffleur, soyez copiste ; occupez, si vous pouvez, toutes les places du métier ; et en même temps écrivez vingt ou trente pièces ; on verra bien ensuite si vous êtes capable d’en écrire une. »

Que serait-ce donc qu’un cours, à ce compte ? Voici ; vous faites trois phrases devant l’auditoire, qui écoute, au lieu d’écrire à toute vitesse. Et chacun doit essayer de reproduire ensuite les trois phrases en belle écriture. Les plus habiles changeront un peu, ce qui est inventer ; les moins doués feront des fautes bien visibles, et bien aisées à corriger. Tous ces devoirs seront vus par le maître, et remis aussitôt en forme. Après cela ils apprendront à intercaler une phrase entre deux autres, ou à compléter les trois phrases par une quatrième ; non sans variations et inventions, dont les meilleures auront l’honneur du tableau noir ; et c’est là que se fera le dernier nettoyage. Et puis encore, tout effacé, il faudra refaire, réciter, varier en récitant, chercher des exemples, changer les exemples. On dira que c’est long ; mais à quoi sert un travail qui ne laisse rien ?

Le grand inconvénient d’une telle méthode c’est qu’étant assez difficile à pratiquer, elle n’en a pas l’air. Le maître n’apportera pas un paquet de copies corrigées et vingt pages de préparations ; il n’arrivera pas fatigué, comme un vrai travailleur. Il improvisera, et, s’il ignore quelque chose, il fera ouvrir le dictionnaire. L’heure passera bien vite, et l’inspecteur trouvera que cet argent est bientôt gagné. Il estime plus le penseur aux nuées, qui tend des fils sur des abîmes, pendant que les jeunes spectateurs admirent l’acrobate. »

 

ALAIN, Propos, 17 octobre 1931

Bibliothèque de la Pléiade, pp.1044-1045


[1Le texte intégral est cité en annexe.

[2L’élève est noté sur 10 (2 points pour la prise de note ; 2 points pour avoir effectivement repéré et souligné les points importants ; 6 points pour la qualité des réponses aux questions portant sur le cours précédent). Le tirage au sort est totalement aléatoire et un même élève peut interrogé plusieurs fois. A la fin du trimestre, tous les élèves n’auront donc pas le même nombre de notes sur 10. Pour éviter qu’un élève souvent interrogés ne soit favorisé, c’est la moyenne de toutes les notes sur 10 qui sera intégrée dans le calcul de la moyenne trimestrielle.

[3Comme il est impossible de ramasser et corriger toutes les copies (sachant que dans mon lycée le professeur de philosophie a entre 170 et 180 élèves en moyenne), un tirage au sort détermine les copies qui seront corrigées. Si un élève traîne au lieu de se mettre au travail, il est prévenu que sa copie sera ramassée et notée sans passer par le tirage au sort. De plus, quelques élèves volontaires peuvent rendre leur copie, dont la note ne comptera que si elle améliore leur moyenne des notes sur 10.

[4Deux de ces exercices ont été reproduits en annexe.

[5A nouveau quelques exercices tirés au sort seront corrigés, ainsi que quelques copies données volontairement. Les volontaires sont vite assez nombreux volontaires, si bien que je dois parfois refuser des copies, pour maintenir un rythme de correction rapide.

[6Le texte est une construction à destination des élèves puisqu’il juxtapose deux fragments (§ 308 et une partie du § 303) en intervertissant l’ordre choisi par l’éditeur du texte.

[7Souvent le délai est trop court et il faut tricher un peu avec certaines classes, en ajoutant une heure de plus pour ralentir le cours afin de ne pas commencer un nouveau chapitre qui serait immédiatement interrompu par la correction du DM. Par exemple, on prépare un peu le cours sur la culture en faisant lire un extrait de Malinovski sur les peuples des îles du Pacifique afin d’illustrer l’idée d’une vie centrées sur des désirs simples. Séduire les jeunes filles en jouant à cache-cache les soirs de pleine lune, voilà des désirs simples qui peuvent apporter autant de bonheur que chercher à les séduire en achetant une voiture de sport… Ou bien on prépare le cours sur l’art en analysant des œuvres d’art qui évoquent soit l’idée rousseauiste du bonheur dans la simplicité ou du malheur causé par des désirs excessifs et artificiels, soit au contraire la vision nietzschéenne d’un bonheur obtenu dans le dépassement et la victoire.

[8Le couple « l’art et la technique » regroupe très artificiellement des notions, alors que les sujets à l’examen peuvent porter sur la technique sans l’art (« La technique s’oppose-t-elle à la nature ? », Métropole 2009) ou sur l’art sans la technique ( ex : « Peut-on reprocher à une œuvre d’art d’être choquante ? » La Réunion, 2006).

[9Tous les sujets cités ici et plus bas ont été donnés en séries technologiques et ont été trouvés grâce à l’application bdbac qui permet de faire une recherche rapide et efficace de sujets d’annales. Celui-ci a été donné en métropole en 2008.

[10Nouvelle Calédonie, 2010.

[11TMD, Métropole 2010.

[12TMD, Métropole 2005, septembre.

[13Nouvelle Calédonie, 2011.

[14Antilles, 2011, septembre.

[15TMD, Métropole, septembre 2011.

[16Antilles, septembre 2009

[17C’est d’ailleurs ce que notait le rapport de l’inspection générale paru il y a une dizaine d’années : dans les séries technologiques, « quel que soit le dévouement des enseignants (et il est grand !), il est pratiquement impossible d’obtenir des élèves un travail véritable, et surtout un travail qui ressemble à une dissertation, en particulier en STI (exception faite de STI-AA). » (Etat de l’enseignement de la philosophie en 2007-2008, p.36.)

[18Il est clair que les élèves de séries technologiques sont en moyenne relativement peu travailleurs (surtout comparés à des élèves de CPGE) et, quel que soit notre programme, ils le resteront. Cependant notre programme nous dessert : il décourage les élèves scolaires, qui comprennent qu’ils risquent d’être interrogés sur des problèmes très éloignés du cours ; et inversement il encourage les élèves un peu malins mais peu scolaires à ne pas trop travailler, car ils comprennent qu’ils peuvent avoir des notes correctes, même en travaillant très peu, mais en faisant simplement preuve de bon sens à l’examen.

[19Les élèves dont les copies ont été choisies ici n’étaient pas vraiment de bons élèves. Certaines copies, meilleures, avaient été écartées ; ce choix permettait de montrer à toute la classe que l’exercice demandé n’est ni insurmontable, ni accessible uniquement aux tout meilleurs élèves, pourvu qu’on applique consciencieusement la méthode exigée.