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Démocratisation : le défi des séries technologiques (2)
Allocution de Jean-Jacques GUINCHARD aux Journées d’étude d’octobre 2001 consacrées aux séries technologiques
dimanche 28 octobre 2001, par
PARADOXES…
Notre colloque s’ouvre à un moment tout à fait spécifique : l’institution officielle fait soudain mine de s’intéresser à ce parent pauvre que sont les séries technologiques, après des décennies d’ignorance et de mépris condescendant. Examinons ce moment, sondons ce silence pesant.
Paradoxe : le Groupe d’experts présidés par Michel Fichant, successeur du groupe Renaut dans les conditions que l’on sait, est chargé de remettre un nouveau programme de philosophie pour les séries technologiques, alors qu’aucun bilan n’a jamais été tiré de l’application de l’actuel programme – donc pourquoi un nouveau programme, en raison de quelles insuffisances de l’ancien ? La question n’a pas été posée.
Deuxième incohérence, bien plus grave encore : un nouveau programme pour qui ? En haut lieu, tout se passe encore et toujours comme si nos élèves restaient des abstractions, à la hauteur pour ainsi dire, de l’abstraction de l’idée de la philosophie qui est censée leur être enseignée.
Pourquoi pas un nouveau programme, certes ? Ou bien, permettons-nous un brin de provocation, pourquoi pas un ancien programme ? Qui sait encore que l’actuel, celui de 1983, avait eu deux ancêtres, dont l’un, le premier, contenait des audaces qui seraient aujourd’hui révolutionnaires ? J’avoue que nous-mêmes à l’Acireph ignorions jusqu’à peu ce passé, et que nous devons à un vétéran du GREPH de nous avoir tout récemment éclairés. Faisons un peu d’histoire.
En 1969, les terminales G et H se virent attribuer de la philosophie. Et un programme comprenant des couples et même des triades de notions, organisés selon trois axes que je vous livre : 1. La diversité des cultures et l’idée de civilisation ; 2. Communication et langage ; 3. Liberté et société. Donc un programme de problèmes, au fond, avec des déterminations réelles. Ce programme ne vécut pourtant que quatre ans. En 1973 il fut désarticulé et transformé en une liste de notions juxtaposées, où ne survivaient comme couples que « nature et histoire » et « langage et vérité ». Dix ans plus tard, victoire définitive (pour le moment ?) de la liste sèche et absolument indéterminée que nous subissons actuellement. Je me rappelle comment un IPR justifiait l’évacuation de la religion par l’habitude qu’avaient prise trop de collègues de la traiter sous l’angle des sciences humaines, ou de ne mobiliser que Marx et Freud…
Il faudra faire un jour l’historique de la doctrine officieuse en philosophie, comme nous la nommons dans notre Manifeste. Une restauration, une glaciation intellectuelle et pédagogique que nous continuons à payer au prix fort. En tout cas, nous nous ferons un plaisir, lorsque l’Acireph rencontrera en novembre le GE chargé de proposer un nouveau programme en ST, de lui rappeler le grand ancêtre !
Le moment actuel intervient, donc, sur fond de carence et de myopie durables. Pas de bilan, pas de vue d’ensemble d’un enseignement qui touche tout de même 200 000 lycéens par an, population en augmentation régulière : ce sont eux les nouveaux bacheliers, tandis que les effectifs des séries générales ne progressent plus guère. Or, en France, c’est avec eux que l’accès aux études secondaires puis supérieures s’élargit depuis les années quatre-vingt. Il y a donc là pour nous une indéniable responsabilité pédagogique, intellectuelle, sociale et même politique.
TYPOLOGIE DE NOS ATTITUDES…
Cette responsabilité, comment l’exerçons-nous ? Faute d’un bilan sérieux, venu de l’institution ou même de la profession elle-même, permettez-moi de tenter une typologie des attitudes qui sont les nôtres. J’en retiendrai quatre. Nous pouvons en effet :
– faire le gros dos en attendant un sort meilleur (qui sera la mutation heureusement obtenue ou au moins l’ancienneté suffisante dans son établissement pour accéder aux séries nobles) ;
– défendre avec raideur et parfois agressivité une philosophie de rupture et de refus de l’idéologie dominante, idéologie censée entacher par définition tout enseignement professionnel ;
– nous adapter à regret au niveau supposé très faible des élèves, donc projeter sur eux un regard compassionnel, autrement dit pater- ou maternaliste ;
– ou bien, apparemment en sens contraire, mais à y bien réfléchir pas tant que cela, nous pouvons voir dans les tribus technos de plus ou moins aimables sauvages chez qui l’authenticité serait exploitable à l’état brut (une attitude actuellement illustrée par un certain Anti-manuel de philosophie, sans doute un bon coup médiatique pour son auteur, mais qui en serait un plutôt médiocre pour les élèves).
Vous trouverez peut-être cette galerie caricaturale. Mais qui d’entre nous n’a pas été à un moment ou à un autre guetté par tel ou tel de ces avatars : le résigné, le militant républicain, le compatissant, l’anarcho-pédagogue ? Si le miroir est trop cruel, convenons que nous connaissons tous un ou une collègue qui correspondrait au signalement… Toute méchanceté mise à part, nous serions sans doute plus nombreux à nous reconnaître dans une figure plus positive : le bricoleur. Réussir ou parfois simplement tenir le coup en ST, c’est inventer, retoucher, passer des compromis et aussi repousser des limites. Hélas chacun dans son coin, sans circulation ni confrontation, et surtout sans aucune reconnaissance ni même intérêt de l’institution officielle. C’est bien là que tous, à l’ACIREPH, nous avons notre carte à jouer : suppléer déjà, vaille que vaille, dans la limite de nos moyens, les carences des gens qui ont la responsabilité de la profession, chroniquement incapables de remplir leur mission de réflexion, d’animation, de formation, mais aussi rappeler, réclamer, encore et encore, les IREPH ou toute forme équivalente de champ de rencontre professionnel.
Disons l’essentiel et disons-le franchement : ce n’est peut-être pas pour eux que nous avons décidé d’être professeurs de philosophie, mais ils sont bien là. La pire des attitudes, c’est de les ignorer ou de les vouloir autres qu’ils ne sont.
QUI SONT LES ÉLÈVES ?
Il s’agit donc de les reconnaître, aux deux sens du verbe bien sûr. Qui sont-ils ? Que font-ils ? Et même, quel effet nous font-ils ?
Ils ne sont pas des héritiers au capital culturel solide : tout ce qui, hors de l’école, rend l’école tellement plus facile, ils ne le possèdent pas pour la plupart. Je me référerai à un article au titre éloquent « Le recrutement social de l’élite scolaire depuis quarante ans » : au milieu des années 90, les jeunes d’origine populaire, soit 74 % de la population des 20-24 ans, représentaient 69 % des étudiants des STS (sections de techniciens supérieurs) 42 % seulement des étudiants des universités (en ne comptant pas les IUT) et… 29 % seulement des étudiants de troisième cycle comme des classes préparatoires aux grandes écoles. Or quelles sont les études secondaires qui conduisent aux études supérieures directement professionnelles sinon les séries technologiques, et pourquoi les choses auraient-elles subitement changé en ce nouveau siècle ?
La massification n’est pas une démocratisation. Les chances restent socialement inégales. Nous avons en face de nous des jeunes avec lesquels la connivence socio-culturelle ne joue pas. Ou bien nous n’appartenons pas à leur classe sociale, ou bien, si individuellement l’écart social n’est pas très important, nos études et notre formation l’ont creusé culturellement.
Quel effet ou plutôt quels effets nous font ces élèves ? Je dirais qu’inéluctablement ils nous déstabilisent, et cela par la rupture d’équilibres qui nous paraissent naturels, et que nous ne trouvons pas chez eux. Je vous propose de faire le tour, peut-être pas exhaustif, de ces équilibres rompus. J’en verrais cinq :
L’équilibre entre les sexes. L’école française est mixte depuis quarante ans, et les séries générales des lycées le confirment, mais pas les séries technologiques. Choc de la jeune certifiée qui découvre sa première classe de STI : une trentaine de garçons qui n’ont pas vraiment la lecture et la méditation pour activités favorites. Effets culturels plus imprévisibles de la féminisation très forte des STT Communication administrative ou des SMS.
L’équilibre des âges individuels. Souvent arrêtés dans leur carrière scolaire par un ou deux redoublements, les élèves des ST sont en moyenne plus âgés que les autres, et sans doute que ne l’était l’enseignant lors de sa propre terminale. La relation immaturité scolaire / immaturité sociale « normale » est donc perturbée : ces débutants en philosophie sont déjà de jeunes adultes en situation scolaire. Or ce n’est que dans ses études de philosophie, donc en fac ou en prépa que le professeur de philosophie a pour sa part atteint le stade adulte !
L’équilibre entre lycée et études supérieures aussi est rompu, du moins sous sa forme à nos yeux classique. Voilà notre expérience passée : trois années de lycée faisant symétrie avec trois années au moins d’études supérieures théoriques, elles-mêmes peu ouvertes sur l’idée d’un métier. Et nous nous retrouvons face à des élèves voués à et désireux d’études courtes et directement professionnelles. Il faut avouer que nous n’avons en général qu’une vue très floue et peut-être accompagnée d’un certain malaise de ces BTS, DUT si obstinément enfermés dans la gestion, l’étude de marché, quand ce n’est pas la logistique, la productique ou la maintenance… Notre formation et notre culture ne nous préparent pas à la compréhension de cet univers des compétences, on peut même dire qu’ils nous entretiennent facilement dans la condescendance ou le dédain…
L’équilibre du cours et du devoir, scolarité collective effectuée en classe et scolarité individuelle complémentaire à la maison, c’est l’équilibre, si l’on peut dire, dans lequel nous sommes tombés tout petits – cet équilibre-là n’existe pas ou guère en ST. Lire, prendre des notes, relire ses notes en les approfondissant, techniques familières et pourquoi ne pas l’avouer ? plaisirs qui sont les nôtres. Pas les leurs ! Tout le travail ou presque devra se faire en classe. Or l’horaire est si exigu… Litanie connue. Nous nous demanderons sans doute ici si un certain travail, dans des formes différentes, n’est quand même pas possible de leur part même en notre absence.
Terminons sur le dernier équilibre rompu, celui de l’école et du monde social. Dans la profession, les républicains (dans le sens que la formule a pris) sont les plus douloureusement sensibles, et partant, les plus véhéments sur ce point. Pour les élèves des ST, la vraie vie est souvent ailleurs : copains, consommation, petits boulots. La concurrence du monde non-scolaire est rude, de la part de ces élèves on l’a vu socialement, culturellement moins pourvus de capital. Le lycée-temple de la culture, l’école sanctuaire ou citadelle est un non sens. Ils ne fuient pas pour autant, dans leur grande majorité, l’espace lycéen, puisqu’il correspond à leur sens à un véritable droit. Seulement ils ne lui reconnaissent pas l’infaillibilité du dogme. Le lycée et l’enseignant doivent fournir la preuve de leur positivité. Ni l’un ni l’autre ne bénéficieront d’un crédit de principe.
Bref, les ST mettent en crise notre enseignement.
Plus ou moins nettement selon les cas, car il faut se garder ici des généralisations fatalistes : il n’y a pas plus d’identité entre en STT et un STI qu’entre un ES et un S, peut-être même moins. Chaque série et ses spécificités internes se rattache à l’univers professionnel qui lui sert d’horizon : l’entreprise, l’usine, le laboratoire sont des lieux, des milieux qui projettent leur manière d’être et de penser. Même si tous n’aboutiront pas, à terme, dans ces univers, l’année où nous les prenons en charge, ils se définissent bon gré mal gré par rapport à cette identité projetée.
Ce qui met en crise le modèle classique de la philosophie, c’est que ces élèves ne sont pas déférents. Même plein de doute sur l’intérêt de ce que nous lui disons ou lui faisons faire, même mal à l’aise, un élève de L ou de S cherchera encore (et réussira souvent) à donner le change en récitant des doctrines, en se pliant formellement à nos exigences. Nous lirons de sa part des espèces de dissertations, celles que nous nous sentons tenus de valoriser au bac en tant que correcteurs. Rien de tel en ST, où l’élève ne le peut pas et/ou ne le veut pas. Dans l’ensemble du moins. Cette expérience de remise en cause peut être fort rude. D’autant plus qu’une question s’impose inévitablement : en termes d’efficacité scolaire, y a-t-il effectivement une différence de nature ou simplement une différence de degré entre les élèves des ST et beaucoup de ceux des SG ? Peut-être les élèves des ST nous renvoient-ils simplement une image grossissante de quelque chose de beaucoup plus général…
Et si cette blessure narcissique était un service qu’ils nous rendaient ? C’est le sens même de notre travail que nous devons trouver, inventer, réinventer.
Notre colloque est bâti sur au moins trois idées fortes ou chantiers :
1. Faire l’état des lieux : qu’est-ce qui marche ? qu’est-ce qui ne marche pas ou mal ? Méthodes et objectifs, visées que nous nous fixons : qu’attendons-nous de notre enseignement ? des élèves ? d’éventuelles nouvelles façons de travailler ?
Nous sommes les mieux placés pour évaluer ce qui se passe sur le terrain. Si nous ne disons pas clairement notre expérience et nos attentes, personne ne le fera ou alors de pseudo-experts isolés de la pratique réelle !
2. Esquisser les possibles : les cadres actuels ne sont que de paresseuses réductions de ceux qui ont été fixés à l’enseignement dans les séries générales. Il est grand temps de changer de logique : passer de celle du moins (moins d’heures, moins de notions, des épreuves théoriquement moins difficiles) à celle de l’autrement. Questions : - faut-il maintenir un programme de notions ? – et même, faut-il maintenir un programme unique face à la diversité des séries ? – faut-il maintenir la dissertation et l’étude de texte, même « aménagée » dans ce dernier cas, comme des formules canoniques, intangibles ?
3. Enfin explorer la relation que nous avons voulu donner comme titre à notre colloque, entre enseignement de la philosophie et démocratisation. Cela peut se lire en deux sens : démocratisation de la philosophie ou démocratisation par la philosophie.
Démocratiser la philosophie : travail de pédagogie, d’adaptation. La rendre accessible à tous. Qu’elle soit au programme est une chose, que le rendez-vous de terminale ne soit pas manqué en est une autre. La profession tout entière serait d’accord sur cet objectif ? Aurions-nous donc affaire à un consensus, mou comme il se doit ? Rassurons-nous : même en ce sens, les discussions peuvent être vives, car il faut encore se mettre d’accord sur la nature et les limites de l’élémentaire, l’enseignable indispensable.
Démocratiser par la philosophie : j’écarte les formules rituelles, incantatoires, comme « développer l’esprit critique », « faire penser par soi-même », « apprendre à philosopher et non la philosophie », etc. On est à la fois vague et prétentieux quand on revendique pour la philosophie le titre d’école de la citoyenneté.
Il s’agit en fait de quelque chose de plus modeste, quotidien, qui n’est pas immédiatement politique. Apprendre à se servir des mots, à trouver le terme juste, développer la capacité à écouter et débattre. Comme nous l’avons écrit dans notre Manifeste (c’est notre quatrième chantier), il faut « reconnaître que faire de la philosophie ne sert pas seulement à philosopher ». Le professeur de philosophie livre aux élèves des outils intellectuels d’analyse de mots et d’idées, il peut ainsi les aiderà clarifier et à rendre intéressants les conflits qu’ils vivent. Il peut aussi les aider à faire l’expérience de leur propre pensée, à se découvrir capables d’inventer. Comme l’a écrit anonymement, et en remplissant un questionnaire hors de ma présence, donc dans des conditions de franchise correctes, un de mes élèves de STT de l’année dernière, « je ne peux pas dire au bout du compte que la philo ait changé ma manière de voir, je pense les mêmes choses qu’avant, mais mieux ». Or ce sont justement les élèves qui, on l’a vu, peuvent le moins compter sur l’univers extra-scolaire pour y trouver les moyens d’expression et de confrontation précise dont ils ont besoin. En s’y prenant bien, c’est ainsi que la philosophie peut avoir des effets de démocratisation.