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L’enseignement de la philosophie en Italie
On entend souvent dire que les professeurs de philosophie italiens du secondaire en auraient assez d’enseigner l’histoire de la philosophie et souhaiteraient voir leur enseignement se rapprocher du modèle français. Or, comme le montre Gérard MALKASSIAN, la réalité est plus complexe et, même s’il existe une certaine curiosité pour ce qui se fait en France en matière d’enseignement de la philosophie, les débats qui ont actuellement cours parmi nos collègues italiens s’inscrivent dans une histoire et un contexte qui leurs sont propres.
jeudi 3 janvier 2002, par
par Gérard Malkassian [article paru dans Côté-Philo n°1]
Une discipline scolaire ordinaire
L’Italie est le seul pays européen avec la France où la philosophie soit enseignée à une grande échelle dans le secondaire. Pourtant les professeurs de chacun de ces deux nations, voisines géographiquement et culturellement, ignorent les conditions de l’enseignement de leur discipline dans l’autre pays. L’admiration et la curiosité de nos collègues transalpins pour le modèle français se heurtent souvent à l’indifférence et à la morgue des Français.
Les différences entre l’enseignement italien de la philosophie et l’approche française sont, il est vrai, importantes : il ne s’adresse pas à tous, seulement aux élèves des lycées classiques, scientifiques et magistraux (ces derniers préparent les futurs enseignants du primaire) ; son objectif est plus modeste : compléter la culture générale d’élèves censés disposer d’un bagage humaniste conséquent.
La répartition des cours et les horaires sont également remarquables : sous le sceau de la progressivité, l’enseignement de philosophie est dispensé durant les trois dernières années du secondaire, de deux à trois heures par semaine. Pour cette raison, il concerne chaque année environ 500000 élèves. Le programme est constitué par l’histoire de la philosophie reposant sur un exposé de doctrines (de l’Antiquité et du Moyen Âge en seconde, des temps modernes en première et de l’époque contemporaine en terminale) associé à une faible part d’œuvres au choix.
Le cours est pour l’essentiel magistral, l’évaluation repose sur des interrogations orales puisque, jusqu’à une période récente, l’épreuve de philosophie au bac consistait en un oral. Depuis quelques années la philosophie est aussi présente dans la troisième épreuve écrite des sections concernées, qui est une épreuve pluridisciplinaire.
Les professeurs, environ 6000 comme en France, sont en général bidisciplinaires (avec l’histoire ou les sciences humaines) ; ils sont recrutés par un concours régional, validé par le Ministère central. Ce concours comporte des épreuves disciplinaires et didactiques.
Signalons enfin que le système éducatif étant beaucoup plus décentralisé qu’en France, la place de l’inspection est beaucoup moins marquée qu’en France - un seul inspecteur, général- et que l’essentiel du contrôle de la qualité des cours se fait au sein des équipes pédagogiques de chaque lycée d’autant que, depuis 1997, une petite partie des programmes est définie par le projet d’établissement.
Pour toutes ces raisons, l’enseignant de philosophie italien n’a ni les conditions ni le sentiment dominant d’une spécificité extraordinaire de sa discipline au sein de l’école.
Histoire de la philosophie ou histoire des problèmes ?
Si les lourdeurs institutionnelles sont très fortes - le programme officiel date de 1967...- et accentuées par l’instabilité politique, cet enseignement n’en traverse pas moins une période d’incertitude propice à une intense activité innovatrice. Depuis les années soixante et la remise en cause de la pertinence scolaire d’une discipline figée et répétitive au profit des sciences humaines, de nombreux efforts ont été effectués, de nombreuses recherches menées pour préserver cet enseignement en interrogeant ses présupposés, ses finalités et ses modalités.
Le témoin majeur de cette remise en cause salutaire est le rapport final de la commission « Brocca », du nom de la personne à laquelle le Ministère de l’Instruction avait confié la présidence. Publié en 1992, il propose 1) l’extension de l’enseignement de la philosophie à tous les élèves du général et du technique ; 2) une redéfinition des objectifs : contribuer à la formation du jugement critique des élèves dans une société pluraliste ; 3) de nouvelles orientations de programmes tournées non plus vers la seule connaissance des doctrines dans un cadre historiciste mais l’apprentissage des mécanismes de la réflexion à travers la lecture des auteurs classiques de la tradition et l’étude de problèmes inscrits dans un contexte toujours historique. Les élèves pourront ainsi aborder la « naissance de la philosophie en Grèce », la « rencontre avec les religions du livre », « humanisme et renaissance », « romantisme et idéalisme », l’ « analyse des passions dans la pensée moderne », la « seconde révolution scientifique : naissance de nouveaux modèles », « sociologie, science politique et théories du droit au 19ème et au 20ème siècle », l’ « existentialisme » ou le « cercle de Vienne et la philosophie analytique », la « redécouverte de l’éthique ».
Plus que l’effet de l’influence de la France (vue comme un pays où l’enseignement dispensé est problématique), il faut y voir paradoxalement la réinvention d’une tradition italienne interrompue : celle inaugurée par Giovanni Gentile, bref ministre de l’instruction sous Mussolini de 1923 à 1924. Beaucoup d’enseignants italiens jugent son projet indépendant du contexte politique qui a rendu possible son application, d’autant qu’il a été rapidement dénaturé par les ministres suivants sous forme d’histoire des idées à la suite du rapprochement avec l’Église (les accords de Latran datent de 1929) qui n’a pas été profondément remis en cause après le guerre.
Gentile invitait l’élève non à réciter des doctrines mais à exercer une réflexion philosophique à travers l’exposition et le commentaire de textes. Sa conviction était que la lecture guidée des philosophes, initiant au « tourment éducatif du penser », était le meilleur moyen de former les élèves à la problématisation philosophique des questions de l’existence, à travers l’appropriation et l’actualisation des textes. L’ambition est aujourd’hui de faire de ce projet non le privilège de l’élite à laquelle le destinait Gentile dans son État total mais un élément de la formation de tout élève. L’objectif d’actualisation est renforcé par le fait que les parcours d’études comprennent des thèmes tenant compte des spécificités de chaque filière (en première, « la réflexion sur le langage dans la pensée moderne » en section de langues, « Newton, les sciences entre le 18ème et le 19ème siècles » en section scientifique, « les conceptions du travail et de la technique » en section économique).
Une profession livrée à elle-même
Les travaux de la commission Brocca, s’ils ont marqué l’évolution de la pratique enseignante et l’ont encouragée à leur tour - beaucoup d’enseignants et de manuels suivent ses propositions, des expérimentations sont en cours, notamment dans le technique -, n’ont pas été suivis d’effet législatif. Plus que jamais, l’écart est donc grand entre la rigidité de l’institution et la pratique des enseignants, livrés à eux-mêmes, extrêmement hétérogène, ce qui ne facilite pas la transparence de l’évaluation à l’examen.
Dans ces conditions, qui sont les principaux agents de la recherche pédagogique ? Les professeurs eux-mêmes. La Société italienne de philosophie(Sfi), qui regroupe enseignants du secondaire et du supérieur, abrite une commission didactique qui a été le moteur de ces réflexions depuis trente ans. Actuellement coordonnée par Mario de Pasquale (Bari), cette commission publie une revue électronique : Comunicazione filosofica [1]. On doit évoquer ici Enrico Berti, grande figure de la Sfi, spécialiste d’Aristote à l’université de Padoue, qui a présidé les travaux de diverses commissions des programmes, dont ceux de Brocca consacrés à la philosophie. Depuis quelques années se mène à Ferrare un projet expérimental associant divers enseignants, sous la coordination du ministère : la Città dei filosofi, qui a mis en circulation plusieurs cahiers sur divers aspects de l’enseignement de la philosophie [2].
Signalons enfin la création récente de Athena, association de professeurs travaillant pour beaucoup depuis de nombreuses années dans la didactique de la philosophie, dont le président Mario Trombino (Bologne), et qui conduit diverses actions, dont un dictionnaire de didactique, un laboratoire des philosophes où des universitaires peuvent dialoguer avec des classes par l’intermédiaire d’Internet [3]. En Italie, État décentralisé, nous l’avons dit, les enseignants ont très vite compris tout le profit qu’il pourraient tirer des nouvelles technologies de communication. La Sfi et Athena sont d’ailleurs engagées avec le Ministère de l’Instruction dans un projet de formation des enseignants à distance.
Cette volonté de modernisation et de démocratisation est certes différente de celle que l’on envisage en France et il n’est pas sûr qu’il faille tout retenir d’une approche qui calque l’enseignement de la philosophie sur celui de la littérature, mais elle témoigne que, pour ses promoteurs en Italie, la transmission de savoirs et de compétences déterminés peut être parfaitement compatible avec l’exigence de réflexion problématique et l’ « éducation à la recherche ».