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La question des programmes

Nos idées sur les programmes de philosophie

mardi 7 juillet 2015, par Acireph

POSITION DE l’ACIREPh :

—> Détermination des programmes et liberté du professeur. Extrait de l’intervention de l’ACIREPh devant le GEPS de philosophie (2002).

—> La philosophie, hors programme ? Tribune de Jean-Jacques Rosat

Pourquoi changer la nature des programmes ?

Aucune discipline scolaire ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le sens et la pertinence de ses programmes. L’enseignement de philosophie conserve, depuis 1973, le même type de programmes au point que cette forme type est devenue comme une évidence, un allant de soi. L’ACIREPh soutient que cette forme de programme est nuisible à l’enseignement de philosophie qu’elle plonge dans d’innombrables contradictions tout en le privant de ses vertus formatrices.

Pour un enseignement de philosophie renouvelé, adapté au lycée d’aujourd’hui et surtout plus formateur, l’ACIREPh soutient que la première réforme à faire est celle des programmes : il faut abandonner les programmes de notions pour passer à des programmes de problèmes précisant les éléments d’une culture philosophique de base.

Pourquoi un programme de « problèmes » plutôt que de « notions » ? Quelques mots d’explication.

  1. La « notion » n’est pas un objet philosophique ; aucun philosophe n’a jamais étudié de « notions ». La philosophie traite de problèmes. La « notion » est une invention assez récente dans la conception des programmes de philosophie. En effet, en philosophie les programmes ont toujours été des programmes de « questions » (comprendre « problèmes ») et ce n’est qu’en 1973 qu’ils sont devenus des programmes de « notions » et que s’est développé tout un discours pour convaincre les enseignants qu’un programme de notions constituait l’essence même de l’enseignement philosophique.
  1. Les objectifs des programmes actuels - auxquels souscrit l’ACIREPh - sont ainsi énoncés : "L’enseignement de la philosophie en classes terminales a pour objectif de favoriser l’accès de chaque élève à l’exercice réfléchi du jugement, et de lui offrir une culture philosophique initiale ". Or, des programmes de « notions » sont incompatibles avec ces objectifs. En effet, ce type de programme souffre d’un vice constitutif : leur indétermination intrinsèque. Chaque "notion" renvoie à plusieurs champs philosophiques différents et, à l’intérieur de chaque champ, à des problèmes si nombreux qu’il est impossible de les étudier dans le temps d’une année ; de plus, ces programmes autorisent une diversité si grande de sujets à l’examen que toute préparation sérieuse des élèves est impossible ; en dépit des efforts de leurs professeurs, les élèves se trouvent le plus souvent "surpris" par des sujets que l’enseignement qu’ils ont reçu ne leur permet pas de traiter. La présentation en "double colonne" des programmes actuels qui était censée mieux délimiter le champ de l’étude de chaque groupe de notions n’a, dans les faits, rien changé. Les programmes restent vagues, lourds, infaisables faute d’une détermination suffisante de leur contenu.

Donnons un premier aperçu de la différence entre ces deux types de programmes.

Programme de problèmes possible
Un exemple
Champ philosophique Programme de notions Programme de problèmes
Métaphysique La liberté Avons-nous une volonté libre ?
repères philosophiques :

  • le déterminisme
  • le libre-arbitre
  • déterminisme, liberté, responsabilité
Morale Le devoir Qu’est-ce qui fait l’action bonne ou mauvaise ?
Repères philosophiques :

  • morale du devoir
  • morale des conséquences
Esthétique L’art Qu’est-ce qui fait la valeur de l’art ?
Repères philosophiques :

  • comme moyen d’accès à la vérité
  • pour son pouvoir d’expression
  • pour ses qualités formelles ou « esthétiques »
Politique La liberté Pourquoi devrions-nous être gouvernés ?
Repères philosophiques :

  • l’état de nature et l’état civil
  • l’obligation politique et le consentement
  • Désobéissance, contestation et résistance

Un programme de « notions » se réduit en vérité à une catalogue de « mots » (la liberté, le devoir, l’art, etc.) autorisant un nombre indéfini de compréhensions renvoyant elles-mêmes à un nombre indéfini de problèmes. De tels programmes sont incapables en raison même de leur nature de délimiter les objets d’études. Le TOUT de la philosophie se retrouve ainsi au programme et chaque professeur se trouve contraint de choisir dans ce TOUT les quelques « problèmes » qu’il étudiera avec ses élèves. Ce choix varie donc d’une classe à une autre, la formation reçue par les élèves est donc très différentes selon les lieux. Enfin, il en résulte aussi qu’au baccalauréat rien ne garantit que les sujets ait un quelconque rapport avec ce que l’élève a étudié pendant l’année. L’aléatoire du baccalauréat est bien réel et l’examen injuste. Notre enseignement est discrédité et les élèves pensent que la philosophie, dans ces conditions, ne vaut pas une heure de peine.

Un programme de problèmes permettrait :

  • de délimiter raisonnablement les programmes et les rendre lisibles. La lecture d’un programme de notions ne donne aucune idée précise de ce qui est à étudier. Un programme de problèmes indique clairement aux élèves et professeurs l’objet d’étude, car si la notion est vague, le problème, lui, est précis : il renvoie à des interrogations parfaitement constituées et identifiables dans le champ philosophique. Un programme de problèmes est également plus lisible parce qu’il renvoie à des questions qui ont un sens pour tout homme et dont l’intérêt est immédiatement perceptible. Remarque : il va de soi qu’un tel programme ne pourrait comporter qu’un nombre limité de problèmes. Il ne servirait à rien d’essayer de délimiter raisonnablement l’objet des études en philosophie par le moyen d’un programme de problèmes si leur nombre était excessif. Compte tenu du temps imparti dans l’année, il paraîtrait raisonnable de limiter le programme à l’étude de quatre à six problèmes fondamentaux dans les séries générales, deux à trois problèmes dans les séries technologiques. Bien entendu, avec un enseignement étalé de la seconde à la terminale, les choses seraient différentes.
  • de donner du temps à pour la formation
    Le caractère indéterminé des programmes de notions et d’auteurs entraîne inévitablement la saturation du temps scolaire. Chaque professeur connaît les inconvénients et les effets pervers de la course après un programme qui n’est jamais bouclé. La course après le programme conduit aussi, et bien souvent malgré soi, à une forme d’enseignement magistral (« la leçon ») qui, ponctuellement, n’est pas sans intérêt mais dont la pratique presque exclusive n’est pas formatrice On se souviendra ici du jugement d’Alain :

    « Les cours magistraux sont temps perdu. Les notes prises ne servent jamais. J’ai remarqué qu’à la caserne on n’explique pas seulement en style clair ce que c’est qu’un fusil ; mais chacun est invité à démonter et à remonter le fusil en disant les mêmes mots que le maître ; et celui qui n’aura pas fait et refait, dit et redit, et plus de vingt fois, ne saura pas ce que c’est qu’un fusil ; il aura seulement le souvenir d’avoir entendu un discours de quelqu’un qui savait. On n’apprend pas à dessiner en regardant un professeur qui dessine très bien. On n’apprend pas le piano en écoutant un virtuose. De même, me suis-je dit souvent, on n’apprend pas à écrire et à penser en écoutant un homme qui parle bien et qui pense bien. Il faut essayer, faire, refaire, jusqu’à ce que le métier entre, comme on dit. »

    Alain, Propos sur l’éducation, XXXVII.

Un programme de problèmes circonscrit au contraire d’emblée le champ du questionnement et sans en prédéterminer l’issue puisque chacun reste libre de la ou des thèses qu’il explore. Cela permet de disposer d’un temps bien plus conséquent pour l’étude et les exercices ; le professeur a alors réellement la liberté d’approfondir le questionnement dans la direction de son choix (auteurs, références), il a plus de facilité pour adapter sa pratique aux nécessités de son enseignement et de ses classes, plus de temps pour varier les exercices et former des élèves qui ont enfin le temps de comprendre, d’essayer, de chercher.

Préciser les éléments d’une culture philosophique de base.

Pourquoi faut-il préciser les éléments exigibles de la culture philosophique initiale ?

En 1960, à peine 10% d’une classe d’âge décrochait son baccalauréat contre 62-63 % depuis les années 90. Avec l’extension de la philosophie dans les séries technologiques et l’accès plus large aux études secondaires, les conditions ont changé mais l’enseignement de philosophie n’en a pas (ou pas suffisamment) tiré les leçons. Les programmes actuels affirment encore que « la culture philosophique… repose elle-même sur la formation scolaire antérieure, dont l’enseignement de la philosophie mobilise de nombreux éléments, notamment pour la maîtrise de l’expression et de l’argumentation, la culture littéraire et artistique, les savoirs scientifiques et la connaissance de l’histoire ». Pourtant les professeurs de philosophie savent bien que la culture générale des élèves ainsi entendue est très réduite (plus encore dans les séries technologiques) et qu’ils peuvent difficilement s’appuyer sur les acquis, au demeurant mal connus, de cette « formation scolaire antérieure ». Quel que soit le jugement que l’on porte sur cet état de fait, il est impossible de ne pas en tenir compte sauf à ce que la philosophie renonce à s’adresser à tous. L’ACIREPh considère que la démocratisation de l’enseignement crée de nouvelles obligations dont celle de ne plus compter que sur ces prétendus acquis antérieurs avec ses corollaires : accepter de former les élèves aux exercices scolaires (apprendre à argumenter, apprendre l’écriture et la lecture philosophique, etc.) et leur apporter une vraie culture philosophique de base (qu’ils sortent ainsi d’une année de philosophie en ayant appris au moins quelque chose).

Quels pourraient ces éléments de cette culture philosophique ? C’est aux professeurs qu’il conviendrait de le dire dans le détail. Mais, dans le principe, il s’agit des éléments nécessaires à l’intelligence des problèmes étudiés, car si nous voulons que les élèves réfléchissent philosophiquement au lieu d’en rester à la vague et trompeuse injonction de « penser par soi-même », il faut bien leur en donner les moyens, leur apporter les éléments de culture et les outils conceptuels nécessaires.

Ces éléments sont de diverses sortes :

  • les positions fondamentales (thèses fondatrices et arguments) relatives à un problème qui permettent de structurer la pensée
  • des repères lexicaux et conceptuels liés au problème étudié afin qu’ils fonctionnent comme de véritables outils pour l’analyse et la conceptualisation (ce n’est pas le cas dans les programmes actuels car les repères sont déconnectés de tout problème, ce qui les condamne au formalisme)
  • éventuellement : de courts extraits de textes, classiques ou fondamentaux ; il serait raisonnable de limiter à deux extraits par problème ces références communes constituant un point de passage obligé (ce qui ferait par exemple six extraits pour toute l’année dans le cas d’un programme de trois problèmes) ; le professeur resterait ainsi libre de compléter ces références par d’autres textes ou extraits de son choix, de toute nature.

Apprendre à philosopher

Le programme devrait aussi assigner explicitement l’apprentissage des « démarches propres au travail philosophique » comme objectif de l’enseignement au même titre que la réflexion sur les problèmes.

Tout en reconnaissant qu’il y a des "démarches propres au travail philosophique", les programmes actuels affirment que les "exigences associées" aux exercices philosophiques "se ramènent aux conditions élémentaires de la réflexion" et que les "capacités à mobiliser reposent largement sur les acquis de la formation scolaire antérieure". Cette conviction n’est pas nouvelle : la question de "l’apprentissage de la réflexion philosophique" n’a jamais été vraiment prise au sérieux, elle a toujours été reléguée en fin de programme, comme quelque chose d’annexe, voire repoussée comme exigence non-philosophique. Les programmes actuels le disent à leur manière lorsqu’ils affirment que "le programme se compose d’une liste de notions et d’une liste d’auteurs". L’apprentissage des "démarches propres au travail philosophique" ne fait donc pas partie des éléments constitutifs (ou centraux) du programme ; toute l’attention est orientée sur les notions et les auteurs. Ce choix était peut-être justifié à l’époque où la philosophie ne s’adressait qu’à un petit nombre d’élèves qui arrivaient en Terminale pourvus d’une bonne culture humaniste et d’une solide formation rhétorique. Il est aujourd’hui extrêmement préjudiciable : à l’enseignement de philosophie régulièrement accusé de ne pas préparer suffisamment les élèves aux épreuves qui les évaluent ; aux élèves eux-mêmes dont il ignore les besoins de formation. Il conduit à minorer le temps nécessaire aux apprentissages en philosophie et à ignorer les conditions réelles de l’accès du plus grand nombre à la philosophie.

Nous constatons enfin que l’ensemble des professeurs que nous rencontrons considèrent comme essentiel - parfois comme le plus essentiel - ce que les programmes actuels considère peu, très peu, trop peu. Le refus de faire de l’apprentissage des « démarches propres au travail philosophique » un élément central des programmes repose sur une double erreur :

  • l’erreur d’appréciation concernant les acquis des élèves : les programmes postulent l’existence d’élèves largement rompus par les Humanités à des modes de pensée et des formes de discours qu’on ne saurait raisonnablement s’attendre à trouver chez un élève de Terminale d’aujourd’hui. C’est ce que disent les professeurs et que confirme l’Inspection Générale de Philosophie dans l’un de ses rapports : « maintenant que le lycée est ouvert à une large partie de la jeunesse, nous sommes dans la situation de relever un défi : le professeur de philosophie doit enseigner sans pouvoir espérer s’appuyer sur la moindre culture de ses élèves, il doit aussi (et c’est là le travail de tous, dans l’établissement) apprendre à nombre de ses élèves à lire et à se construire une culture philosophique personnelle ». Considérer le travail d’apprentissage de la pensée et d’appropriation progressive de ses exigences comme une dimension accessoire de l’enseignement de philosophie revient de facto à priver les élèves de toute possibilité d’un progrès réel en philosophie.
  • l’erreur d’appréciation sur la nature de ces apprentissages. Oubliant que l’école est le lieu où l’on va pour apprendre, la notion « d’apprentissage » est diabolisée ou réduite à l’acquisition de procédures formelles, de savoirs-faire, d’habiletés pratiques. Les programmes actuels sont plus soucieux de mettre en garde contre les dérives de l’apprentissage de la réflexion que de convaincre les professeurs de sa nécessité. Une telle conception de l’apprentissage comme simple observation et imitation est datée et caricaturale. La philosophie - comme les autres disciplines - requiert bel et bien des apprentissages spécifiques (que seuls les professeurs de philosophie peuvent assurer) et des apprentissages progressifs, c’est-à-dire procédant des exercices gradués et répétés .

Il est nécessaire que l’enseignement de philosophie s’engage dans l’apprentissage progressif des "démarches propres au travail philosophique" et "exigences" qui y sont "associées" comme disent les programmes. Cela suppose aussi qu’on reconnaisse qu’il existe de multiples façons de s’exercer à penser, et pas seulement la seule dissertation.

L’ACIREPh est convaincue que c’est en accordant l’importance nécessaire aux apprentissages et aux exercices, au travail sur la langue et sur les modes de pensée, que la valeur formatrice de l’enseignement de philosophie et son utilité seront mieux connues et reconnues, que la place de la philosophie au lycée en sera renforcée et, qu’à l’inverse, si l’on persiste à ignorer la nécessité de ces apprentissages, l’enseignement de philosophie sera de plus en plus impraticable, toujours plus affaibli et discrédité, en butte à des attaques radicales visant sa suppression pure et simple.