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Quand la philosophie croise la physique
Comment, dans l’enseignement d’initiation à la philosophie en classe de Terminale, se servir des connaissances acquises par les élèves dans les autres disciplines, par exemple, en Terminale S, des connaissances en physique ?
lundi 11 novembre 2002, par
Par Loic De KÉRIMEL
« […] la philosophie […] comprise comme l’analyse réflexive des discours positifs, quels qu’ils soient, n’est pas et n’a pas à être l’apanage exclusif d’une discipline spécialisée. Elle vient des directions les plus diverses. Avant que d’être une démarche délibérée, elle sort de l’effort des praticiens et des spécialistes de l’une ou l’autre discipline pour prendre du recul vis-à-vis de leurs perspectives particulières et se situer dans le champ d’ensemble où ces perspectives trouvent leur sens. Elle est extra-territoriale, à dire le vrai. Ce devrait être la mission de l’institution philosophique que d’offrir un territoire à ces francs-tireurs de toute provenance. On rêve de ce que pourrait être un tel foyer fédérateur, accueillant aux divers retours sur soi qui travaillent tout le domaine des humanités et des sciences de l’homme, pures et appliquées, et fonctionnant comme le garant de leur solidité technique. »
Marcel Gauchet, « Démocratie, éducation, philosophie », in M.-C. Biais, M. Gauchet, D. Ottavi, Pour une philosophie politique de l’éducation, Bayard 2002, p. 18.
Comment, dans l’enseignement d’initiation à la philosophie en classe de Terminale, se servir des connaissances acquises par les élèves dans les autres disciplines, par exemple, en Terminale S, des connaissances en physique ?
Je voudrais, à titre de simple contribution à cette importante question, décrire l’expérience à laquelle j’ai participé, en 95-96, dans le Lycée où j’exerce depuis bientôt vingt ans, et dire en quelques mots les enseignements que l’on peut en tirer. J’en préciserai bien sûr aussi les limites et j’indiquerai les modifications de la conception de l’enseignement de la philosophie dans le second degré qu’une éventuelle généralisation de ce type d’expérience (que je juge personnellement souhaitable) me semble impliquer. Je dois cependant tout de suite préciser que le programme de Physique qui a servi de base à l’expérience (le programme dit « de 95 ») n’est malheureusement plus en vigueur : il a été remplacé à la rentrée 2002 par un nouveau programme et de nouvelles instructions.
L’expérience a eu lieu eu 95-96 dans une classe de Terminale S, précisément durant les deux premières semaines de décembre. Le programme de Physique (je le répète, nouveau cette année-là) comportait à l’époque trois grandes parties : (1) champs et interactions dans l’univers, (2) systèmes oscillants, (3) lumières visibles et invisibles.
Mon collègue de physique et moi nous sommes assez tôt aperçus que nous avions commencé l’année en parlant à l’occasion sinon des mêmes choses, du moins de choses très proches : lui, du premier chapitre de la première partie (1. Champs et interactions, 1.1 Interaction gravitationnelle, 1.1.1. Des lois empiriques de Kepler à la modélisation de Newton ; la loi de gravitation universelle. Aspects historiques : Ptolémée, Copernic, Tycho-Brahé et Kepler, Galilée) et moi de Galilée à propos du statut du discours philosophique par rapport au statut du discours religieux d’une part (Genèse 1) et au statut du discours scientifique d’autre part (Galilée et la lunette telle qu’il en parle dans le Messager des étoiles de 1610). C’est pourquoi, plutôt que de simplement constater la juxtaposition factuelle, contingente, non décidée, de discours traitant des mêmes objets, mon collègue de physique (c’est à lui que revient l’initiative de l’expérience et je lui en suis très profondément reconnaissant) m’a proposé de les croiser explicitement, volontairement, de manière organisée, sur un autre objet : la structure de la lumière (abordé dans les deux premiers chapitres de la troisième partie du programme de 95 : 3.1. Lumière, modèle ondulatoire, 3.2. Lumière : onde ou corpuscule ?). J’ai donc été invité à assister à deux séances de physique sur le sujet et mon collègue est venu ensuite participer à une séance de deux heures durant laquelle j’ai proposé (sous le titre « science et vérité ») de réfléchir à ce que nous avions, les élèves et moi, entendu et vu en cours de physique sur la lumière, ainsi qu’à ce que eux, les élèves avaient entendus conjointement en physique et en philosophie sur Ptolémée, Copernic, Galilée, Newton, etc.
Les séances de physique et de philosophie
Voici d’abord en résumé le contenu des deux séances de physique, intitulées « historique de la lumière ». Le cours était régulièrement illustré de manipulations et d’expériences.
1. Théorie corpusculaire : apogée de la théorie mécanique de Newton, efficacité de la mathématisation de la physique avec Laplace.
2. Les doutes : certaines propriétés des cristaux par exemple, les phénomènes de polarisation, d’irisation cadrent mal avec la théorie corpusculaire des Laplaciens ; mais celle-ci, très puissante, multiplie les hypothèses pour sauver les meubles ; évolution mais pas révolution.
3. L’évolution ondulatoire : c’est le médecin anglais Young qui attire l’attention sur le fait que la lumière présente avec l’interférence et la diffraction des propriétés que l’on retrouve avec le son, les séismes, les vagues, autant de phénomènes ondulatoires connus. En particulier, la diffraction fait qu’il y a de la lumière là où, selon l’intuition corpusculaire, il ne devrait pas y en avoir (derrière l’obstacle : l’expérience, quand elle est réussie, est en effet spectaculaire).
4. Les avancées décisives : 1819, concours de l’Académie des sciences sur l’interprétation des phénomènes de diffraction ; mémoire X (corpusculaire) et mémoire de Fresnel, très rigoureux, qui établit qu’au centre de l’ombre projetée par l’obstacle il doit y avoir un point lumineux. Poisson, Laplacien, soutient que c’est impossible : l’expérience fait qu’il doit se rendre à l’évidence de sorte que, croyant réfuter Fresnel, Poisson se réfute en réalité lui-même. C’est maintenant aux tenants de la théorie corpusculaire de faire leurs preuves : l’autorité a changé de camp. D’autres d’autres expériences sont mentionnées : celle de Foucault montrant que contrairement à ce que prévoit la théorie corpusculaire et comme le prévoit la théorie ondulatoire, la vitesse de la lumière est plus faible dans l’eau que dans l’air, celle de Michelson et Morley qui sont contraints, contrairement à leurs prévisions, de reconnaître que, quel que soit le référentiel, la vitesse de la lumière est constante.
5. La théories des quanta : retour de la conception corpusculaire et établissement du principe de la dualité onde-corpuscule
Et mon collègue de physique a conclu ses deux séances sur les mots de Richard Feynmann, prix Nobel de physique : « le comportement quantique ne ressemble à rien de ce que vous connaissez ».
J’ai ensuite organisé la séance de philosophie de la façon suivante : il s’agissait dans un parcours sur le problème de la vérité de voir se croiser de manière et en des lieux quelquefois inattendus deux conceptions de la vérité, la vérité-autorité marchant à la confiance et à la conviction et la vérité-expérience marchant à la méfiance et à la critique.
1. Vérité-expérience et vérité-autorité : Newton, la théorie corpusculaire et la gravitation universelle. On relève la simplicité et fécondité expérimentales de la théorie lorsque, par exemple, elle parvient à rendre compte à l’aide de la même loi de phénomènes que la conviction rattache à des mondes qualitativement différents (si la lune révolutionne et si la pomme tombe ce n’est pas parce que l’une est céleste, l’autre terrestre, c’est parce qu’elles obéissent toutes deux à la même loi au nom de laquelle on peut dire en régime de vérité-expérience que révolutionner pour la lune c’est tomber et que tomber pour la pomme c’est graviter). Mais simplicité et fécondité qui, parce qu’elles emportent d’abord largement la conviction sont bientôt emportées par elle, deviennent usurpées, autoritairement revendiquées par exemple lorsque Laplace envisage un déterminisme universel, lorsque pour avoir une place et des crédits dans l’institution scientifique il faut être Laplacien et corpusculaire, lorsqu’on multiplie les hypothèses ad hoc pour sauver la théorie, etc. Bref, la simplicité se change en complication et la fécondité devient stérilité.
2. Je me suis arrêté ensuite sur la question de la vérification expérimentale parce que l’histoire de la lumière m’a semblé présenter une série d’exemples qui sont du pain bénit pour l’acquisition de notions élémentaires d’épistémologie, comme la notion poppérienne de falsifiabilité ou refutabilité. En effet, en 1819 Fresnel réussit à interpréter mathématiquement les résultats des expériences de diffraction en particulier la présence au centre de l’écran (et donc derrière l’obstacle) d’un point lumineux, présence incompatible avec le principe corpusculaire de la propagation en ligne droite des rayons lumineux. Lorsque Poisson, Laplacien dévoué et têtu, s’attaque aux équations de Fresnel dans le but de les réfuter, et l’expérience et ses calculs le contraignent en réalité à constater qu’il se réfute lui-même : les procédures mathématiques et expérimentales destinées à vérifier la théorie corpusculaire en réfutant la théorie ondulatoire conduisent en réalité à réfuter la théorie que l’on prétendait vérifier. Même chose pour l’expérience de Michelson et Morley en 1880 sur la vitesse de la lumière : ils répètent l’expérience plusieurs fois dans l’intention de vérifier que, conformément au principe galiléen de relativité, la vitesse mesurée doit varier selon l’orientation du mouvement de la terre par rapport au soleil (elle doit être plus grande quand la terre s’éloigne du soleil, plus petite quand elle s’en rapproche). Or l’expérience est désespérément négative au point que cela pousse Michelson à dire que « s’il avait pu prévoir le résultat (l’invariance de la vitesse de la lumière quel que soit le référentiel) il ne l’aurait pas faite ». Comme Poisson, Michelson se réfute à son corps défendant, à sa conviction défendante.
3. J’ai terminé en essayant de poser le problème de la validité de la conception de la vérité-adéquation quand l’histoire des théories de la lumière débouche sur l’hypothèse de la dualité onde-corpuscule. J’ai repris Feynmann : si je dis que les photons se comportent comme des particules, c’est faux ; si je dis qu’ils se comportent comme des ondes, c’est également faux ; ils ont en réalité un comportement inimitable, un comportement quantique, un comportement qui ne corrrespond à rien de ce que vous connaissez ; « les photons et les électrons sont loufoques mais de la même façon ! » (Feynmann, La nature de la physique, Le Seuil, p. 152-153). C’est amusant mais en même temps tragique : je songeais à ce qu’écrit H. Arendt dans le Prologue de La condition de l’homme moderne (Calmann-Lévy, pp. 9-10) : « Les ’vérités’ de la conception scientifique moderne du monde, bien que démontrables en formules mathématiques et susceptibles de preuves technologiques, ne se prêtent plus à une expression normale dans le langage et la pensée ; [...] Il se pourrait [...] que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c’est-à-dire de penser et d’exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire. [...] Les sciences ont été contraintes d’adopter une ’langue’ de symboles mathématiques qui, uniquement conçue à l’origine comme abréviation de propositions appartenant au langage, contient à présent des propositions absolument intraduisibles dans le langage [de sorte que les savants] se meuvent dans un monde où le langage a perdu son pouvoir. »
Quel bilan faire de l’expérience ?
Qu’en ont tiré les élèves ? Je ne peux pas répondre précisément. Nous n’avons ni en physique ni en philosophie organisé de retour (en tout cas pas de contrôle à l’interface physique/philo). Pour les élèves l’expérience a été curieuse au bon et au mauvais sens du mot : au bon sens, parce qu’il s’est passé quelque chose d’inhabituel et que l’expérience s’est déroulée dans un excellent climat ; au mauvais sens, parce que (et nous serions bien naïfs de ne pas en tenir compte) les élèves n’aiment pas trop voir se modifier le dessin des frontières produit par le système académique et scolaire de la division du travail et des savoirs et auquel ils ont dû se faire et s’habituer, moyennant souvent ce qu’il faut bien appeler un sacrifice de l’intelligence, sacrifice suffisamment coûteux pour que la démarche qui les invite à faire un tout petit bout du chemin inverse ne leur apparaisse pas à certains égards suspecte (voilà que le professeur de physique ne fait pas vraiment de la physique et que le professeur de philosophie ne fait pas vraiment de la philosophie : c’est peut-être amusant et distrayant mais au fond ce n’est pas très sérieux).
Qu’en a tiré mon collègue de physique ? Certainement le renforcement de son intérêt personnel préexistant pour l’histoire de la physique et pour la réflexion épistémologique et philosophique. Je me souviens de son « C’est très intéressant, dommage qu’on ne puisse pas continuer ! » à la suite de la séance de philosophie : cela n’avait rien de convenu mais c’était en même temps caractéristique de la sorte de vertige que donne ce type d’expérience quand on pense à la suite (suivre les questions et les problèmes qui ont été soulevés, organiser le travail inter-disciplinaire tant du côté professeurs que du côté élèves, etc., bref cesser d’être « idiot » au sens étymologique, en un mot : plus de travail, plus de fatigue, plus de risques de malentendus, etc.). La mutation de mon collègue à la rentrée 96 ainsi qu’une autre répartition des classes entre collègues de philosophie de mon établissement (je n’enseigne plus en Terminale S depuis lors) a de toutes façons mis fin à l’expérience (sans qu’il y ait bien sûr de rapport entre celle-ci et ces changements personnels de cap !). J’ajoute que l’expérience a été en quelque sorte favorisée aussi par le programme de physique de 95 lui-même : en raison, d’une part, de la recommandation faite aux disciplines scientifiques en général de tenir davantage compte de l’histoire des sciences et, d’autre part, du caractère massivement dialectique de ce programme : 1° partie, les corps, 2° partie, les ondes, 3° partie, la dualité onde-corpuscule.
Qu’en ai-je tiré moi ? D’abord le renforcement de la conviction qu’il est stupide et contre-productif de prétendre présenter soi-même en philosophie les connaissances et les savoirs positifs dont la réflexion philosophique a besoin pour se déployer. L’épistémologie n’est pas la partie la mieux prisée du programme de Terminale : pourquoi alors mimer le savoir du professeur de physique (dans un langage forcément allusif, toujours approximatif et donc, souvent à juste titre, jugé négligeable par les élèves et par nous et effectivement négligé par tous ceux, professeurs et élèves, qui font l’impasse sur ce chapitre), quand celui-ci est dans la pièce d’à côté en train de parler à nos élèves de choses que nous aimerions bien qu’ils sachent pour que nous puissions faire ce que nous avons à faire ? Ensuite le renforcement de la conviction que si la philosophie veut avoir un avenir dans l’ordre des savoirs relevant de l’enseignement obligatoire, il y a urgence pour elle à faire comprendre que ce qui caractérise l’attitude philosophique de base, c’est la modestie et l’écoute : écoute des autres savoirs là où ils se produisent et s’enseignent, y compris surtout là où ils produisent et enseignent leur propre réflexivité ; modestie dans nos revendications de liberté et d’indépendance (surtout quand les dénommer philosophiques revient en réalité à vouloir clouer le bec à ceux qui y trouveraient à redire) : parce qu’elle ne peut que s’appuyer sur des savoirs qu’elle ne produit pas elle-même, la philosophie n’existe que si elle accepte d’être à la remorque de ces savoirs, autrement dit que si elle accepte d’être ’secondaire’, à tous les sens de ce qualificatif (ou « extra-territoriale » comme le dit fortement M. Gauchet dans le texte placé en exergue de cette contribution).
Remarques sur les nouveaux programmes de physique tels qu’ils figurent dans le B.O. d’août 2001 :
1. Par rapport à celui de 95 et à ses trois parties, le nouveau programme de Terminale est complètement refondu sur la base d’une trame commune à ses quatre parties : l’évolution temporelle des systèmes (A : propagation d’une onde ; B : transformations nucléaires ; C : évolution des systèmes électriques ; D : évolution temporelle des systèmes mécaniques). Il y a là quelque chose qui m’apparaît extrêmement ambitieux en même temps que paradoxal par rapport au voeu formulé de coordonner davantage les différentes disciplines d’un même niveau d’enseignement. En effet unifier aussi fortement les différentes parties du seul cours de physique, cela ne peut se faire qu’aux dépens de la relation aux autres disciplines (le problème me semble d’ailleurs se poser déjà dans le rapport de la partie chimie à la partie physique : mais, évidemment, mon regard est celui d’un profane). Et la révolution galiléenne n’a plus la place introductive qu’elle avait dans le programme de 95 (l’on y renvoie dans la quatrième partie : évolution des systèmes mécaniques, où l’on recommande de travailler des textes de Galilée, Newton, Einstein, Feynman, etc.). Je crains aussi qu’il y ait là une régression par rapport à l’intention affichée de faire davantage place dans les programmes des disciplines scientifiques à l’approche historique et culturelle.
2. Peut-être faut-il tempérer ce que je viens de dire par ce qui ressort de la lecture des programmes de seconde et de première. En particulier, la classe de seconde étant générale, le programme de physique y est conçu comme devant faire sens par lui-même et non comme devant servir de première étape à une progression (« ce qu’il faut enseigner d’une discipline à quelqu’un qui ne la pratiquera plus », et donc « ce que l’on estime être la culture scientifique minimale d’un citoyen de notre époque », n° 2, p. 10). Semblables dispositions me semblent prêcher fortement pour une extension de l’enseignement de la philosophie en classe de seconde. D’autant plus que « le choix d’organiser le programme (de physique) autour de concepts transversaux, au lieu d’aborder chaque discipline par ses subdivisions habituelles (électricité, mécanique, chimie organique…) » (p. 11) me semble caractéristique de l’intention des physiciens de prendre eux-mêmes en charge la dimension de reprise réflexive de leur discipline dans l’enseignement de celle-ci. Il n’y a pas à en prendre ombrage mais seulement à se demander si à prétendre le faire seuls ils ne se compliquent pas considérablement la tâche (et aussi, et surtout, celle de leurs élèves) et si, à rester barricadés dans leur citadelle terminale et auto-suffisante, les philosophes ne se rendent pas au moins passivement complices des possibles dérives.