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Peut-on enseigner autre chose que l’histoire de la philosophie en cours de philosophie ? Le cas italien
Étude de l’enseignement de la philosophie en Italie
jeudi 7 novembre 2002, par
Par Gérard Malkassian.
On entend souvent dire en France que les Italiens reviennent de l’histoire de la philosophie identifiée à l’histoire des idées et se rapprochent du modèle français comme incitation à la pensée autonome : “ Moins de savoir, plus de réflexion ”. On présente ce déplacement comme une remontée à l’essentiel, dont l’enseignement traditionnel de la philosophie en France serait la projection idéale.
La situation réelle est sensiblement plus nuancée : le mouvement qui, depuis les années 60, vise incontestablement à remettre en cause l’histoire des idées, insiste certes sur la nécessité d’apporter aux élèves des compétences réflexives et critiques, mais ne renonce pas pour autant à la conviction que celles-ci ne peuvent se développer sans la transmission de connaissances déterminées. L’inflexion porte sur la médiation : non plus tant les corps de doctrines désincarnées dans une histoire avant tout logique et dont le contenu concret était extra-philosophique (économique, politique, social) que la lecture informée et distanciée des textes de la tradition.
L’objectif de cette contribution n’est pas d’opposer un modèle italien au modèle français, mais de faire connaître la situation de l’enseignement de la philosophie dans le secondaire dans un pays européen, l’analyse qui en est faite et les solutions qui sont proposées pour assurer son avenir, au sein même de la profession, en alliant la tradition à l’innovation liée aux changements mêmes des conditions de cet enseignement.
UNE TRADITION ENRACINÉE
La philosophie s’enseigne sur les trois dernières années du secondaire, équivalentes au lycée en France, à raison de deux à trois heures par semaine. Elle s’inscrit dans une conception jusque-là élitiste puisqu’elle n’est présente que dans les lycées classiques, scientifiques et magistraux (préparant les futurs instituteurs), ce qui concerne malgré tout, chaque année, de quatre cent à cinq cent mille élèves. Son enseignement est dispensé selon un esprit et des contenus sclérosés – le dernier programme date de 1967 ! et il a conservé une logique héritée de l’époque fasciste – : un cours d’histoire de la philosophie où les thèmes et les orientations interprétatives sont prescrites selon un enchaînement mécanique d’inspiration historiciste, à travers le prisme hégélien de Giovanni Gentile, premier et bref ministre de l’Instruction de Mussolini ; peu de contact direct avec les philosophes – seule la lecture d’un texte de la tradition philosophique par année scolaire était obligatoire, chaque année étant dévolue aux trois grandes époques de l’histoire des idées (antique et médiévale, moderne et classique, contemporaine). (Voir l’annexe 1.)
Dans le chapitre consacré à la philosophie moderne, on passe ainsi de la conception cartésienne du “ dualisme entre la réalité intelligible et la réalité physique ” au “ problème de son rapport avec l’idéalisme anglais et le panlogisme de Spinoza à Leibniz ”, pour conclure avec “ la critique kantienne, les limites de la connaissance de l’expérience et l’aspiration de la raison à les transcender ”, prélude au dépassement idéaliste. Même si un tel parcours, assez prescriptif, ne l’impliquait pas (la formulation introduit d’abord à des problèmes d’histoire de la philosophie) il a favorisé la généralisation d’un enseignement passif, concentré sur la lecture du manuel, peu novateur – et ne laissant qu’une faible place à la révolution des savoirs en sciences humaines, positivité contre laquelle l’enseignement de la philosophie avait été conçu. L’élève affrontait une évaluation orale de ses connaissances lors de l’examen de fin d’études secondaires, la maturità.
Cette tradition a été remise en cause dans les années 60 au profit des sciences humaines et sociales jugées plus vivantes et plus formatrices. Il est remarquable de constater que l’institution et les enseignants du secondaire n’ont pas cédé, alors, à la tentation d’une réaction du type de la forteresse assiégée. Ils se sont engagés dans une refonte de leur démarche, faisant preuve d’un esprit de concurrence, au bon sens du terme, stimulant une autocritique accompagnée de réflexion et d’expérimentations, dans laquelle les professeurs eux-mêmes ont joué un rôle moteur, encouragés par le Ministère et l’Inspection générale. La commission didactique de la Société italienne de philosophie (qui regroupe, il faut le souligner, les universitaires et les enseignants du secondaire) a eu une importance déterminante dans cet implication de la profession pour sa propre refondation.
Le processus d’aggiornamento s’est matérialisé dans les propositions de programmes de la commission ministérielle dite Brocca (présentées en 1992 pour la philosophie ; voir l’annexe 2), accompagnées d’une perspective de démocratisation, par la suggestion de l’extension de l’enseignement de la philosophie à toutes les filières du lycée, voire aux dernières années du collège (commission des Sages en 1997).
UNE DISCIPLINE EN CHANTIER
Il faut d’abord insister sur trois grandes spécificités italiennes, étranges vues de France :
- Les enseignants de philosophie sont bivalents : ils enseignent également le plus souvent l’histoire, éventuellement les sciences humaines. Cela suppose un lien plus étroit, dans leur approche des problèmes philosophiques, avec des savoirs déterminés sans cesse renouvelés.
- Si l’institution évolue lentement, plus encore qu’en France, à cause notamment des divers séismes politiques qu’elle traverse, les pratiques se diversifient énormément et débordent le cadre institutionnel : des professeurs appliquent le programme Brocca bien que ce dernier n’ait jamais été promulgué ; la philosophie est enseignée depuis de nombreuses années dans quelques établissements techniques ; une grande variété de manuels a paru depuis une quinzaine d’années, dont la plupart tendent à associer l’histoire de la philosophie à des problématiques, ce qui influe sur les pratiques des enseignants, très attachés au manuel comme instrument de travail principal.
- Cette diversité remet certes en cause le caractère national de l’enseignement mais l’effet est limité par la décentralisation engagée en Italie : le contenu de l’épreuve orale, désormais interdisciplinaire, qui peut comprendre de la philosophie, est aujourd’hui déterminé par chaque jury de ce qui s’appelle désormais Examen d’État, sur la base d’un document de programmation remis par le conseil de classe. Le même principe régit la nouvelle épreuve écrite, la terza prova (troisième épreuve), épreuve écrite pluridisciplinaire ajoutée aux épreuves traditionnelles d’italien (épreuve d’expression écrite et de culture générale) et de spécialité, et qui peut contenir des exercices philosophiques (questions sur le texte d’un auteur étudié dans l’année). Quoi qu’on pense de ce désordre apparent, il parvient donc cependant à satisfaire une exigence importante : que les candidats soient évalués sur ce qu’ils ont effectivement étudié dans l’année et non pas sur la base d’un modèle abstrait de performance. Ainsi quand on montre en Italie le texte de Malebranche sur le libre arbitre donné en L au bac 2002, un enseignant s’étonne qu’on attende d’un élève qu’il l’explique correctement sans supposer qu’il a reçu un enseignement sur la théorie des causes occasionnelles ! Ce qui frappe surtout les collègues italiens dans une étude de texte typique du bac français, c’est le poids de la paraphrase, rendue difficilement évitable à leurs yeux par l’absence de toute détermination d’histoire de la philosophie.
Par rapport aux programmes de 1967, les propositions Brocca laissent une plus grande liberté de choix au professeur dans son parcours, qui demeure historique (auteurs obligatoires, auteurs et thèmes – portant sur des domaines d’étude ou des problèmes – d’histoire de la philosophie au choix : “ le philosophe et la cité : Socrate et les sophistes ” en seconde ou “ Darwin et l’évolutionnisme ” en terminale). La diminution du niveau de prescriptivité ne s’accompagne pas d’un affaiblissement de la détermination, étant donné l’absence d’épreuve nationale.
Deux autres traits caractérisent ces propositions de programmes : en premier lieu, l’enseignement doit tenir compte des filières ; ainsi l’élève de la filière linguistique se voit-il proposer “ le concept de logos, rationalité et langage ” (dans l’antiquité) mais celui de la filière scientifique pourra étudier “ l’origine des sciences en Grèce : géométrie, astronomie, médecine ”. Cette détermination correspond à une exigence d’actualisation des auteurs classiques. Elle invite à l’élaboration de problématiques ancrées dans les préoccupations plus ou moins conscientes des élèves, en s’appuyant sur les autres savoirs étudiés. Le lien est réciproque : l’étude de la révolution française suppose la connaissance des principaux courants et positions de la philosophie des Lumières, celle d’éléments de philosophie des sciences éclaire les racines historiques de la physique enseignée dans les classes. L’argument reste délicat à manier car il peut aussi servir les partisans de la suppression de la philosophie comme matière obligatoire du secondaire : de tels réquisits ne relèvent-ils pas, en effet, plutôt de la tâche des enseignants disciplinaires, qu’il faudrait mieux préparer en intégrant dans leur propre formation des modules de philosophie politique ou de philosophie des sciences ? En second lieu, on trouve énoncé, à la suite de la liste des items du programme, le maître mot de la tendance lourde des dernières décennies : le cours doit toujours s’appuyer sur des textes, au contact desquels les élèves vont développer leurs compétences interprétatives, réflexives et critiques. Les finalités d’un enseignement, qui n’est plus conçu comme le privilège suprême des rejetons de l’élite économique et sociale, sont clairement énoncées : développement de la capacité de raisonner et d’argumenter ; maturation d’une conscience critique de soi et de son rapport à la nature et à la société ; prise de distance réfléchie vis à vis des savoirs et des croyances, par leur réinscription dans l’expérience humaine et dans l’histoire.
On peut illustrer l’effet de l’introduction de l’esprit de ces programmes Brocca en évoquant l’exemple d’un cours de seconde : il s’agit d’un module sur le scepticisme antique correspondant à l’item “ philosophie et science dans l’antiquité ”, appuyé sur la lecture d’extraits du Contre les astrologues de Sextus Empiricus. Le problème proposé est le suivant : la démarcation entre science (météorologie) et non science (astrologie). La conclusion vise à rapprocher l’appareil conceptuel de Sextus Empiricus de philosophies de la connaissance ultérieures – ainsi la critique du concept de causalité chez Hume (année de première) –, voire de courants épistémologiques contemporains, Hempel en l’occurrence (Aspects of scientific explanation and other essays of philosophy of science, 1965), à propos de la régularité de la connexion entre phénomènes comme critère de la constitution empirique de la science (l’explication nomologique ne nécessitant plus l’invocation d’une causalité). Cette mise en perspective permet de déboucher sur le problème non historique de l’induction.
Le débat
Il oppose d’une part les tenants de l’approche traditionnelle à ceux d’un infléchissement problématique. D’autre part, c’est la finalité et la présence même de la philosophie dans le secondaire qui sont interrogées.
Les adversaires des innovations esquissées et répercutées dans les programmes Brocca leur reprochent de former des spécialistes. Ils pensent qu’une simple culture générale (la philosophie n’est matière dominante dans aucune section) suffit largement aux élèves, surtout si on envisage de l’étendre à toutes les filières, et que la neutralité de l’enseignant a pour unique garantie solide l’enseignement historique et doctrinal de la philosophie, qui n’impose aucune option à l’élève. Ils s’appuient également sur le fait qu’en Italie, l’approche purement problématique est grevée du poids de la tradition de l’enseignement catholique, défenseur d’une conception dogmatique de la philosophia perennis, contrairement à la représentation plus ouverte qu’a cette approche en France.
Les partisans d’une rénovation pensent cependant que ce sont précisément les perspectives d’extension de l’enseignement de la philosophie qui rendent caduc le modèle historique ne serait–ce que parce qu’il sera incompatible tant avec le volume horaire des cours, nécessairement réduit, qu’avec les spécificités d’élèves moins dotés culturellement et linguistiquement. Les tenants de la tradition historiciste, très forts à l’université, se retrouvent souvent dans le camp de ceux qui voient facilement dans le camp adverse non pas tant des rénovateurs que des “ pédagogistes ”, trop soucieux, selon eux de chercher à développer l’autonomie de réflexion au détriment des contenus à transmettre. On constatera avec étonnement que les positions sont inverses de celles qui s’affrontent en France, où les traditionalistes défendent une conception de l’enseignement de la philosophie axée sur l’incitation au “ penser par soi-même ” et reprochent aux réformateurs de céder aux sirènes du pédagogisme en exigeant l’introduction d’éléments de connaissances tirés, notamment, de l’histoire de la philosophie.
Faut-il y voir une confirmation que le débat italien revient à se demander s’il faut se rapprocher du modèle français classique ? Probablement pas car, selon les partisans du changement en Italie, si l’histoire de la philosophie n’est plus l’objet de l’enseignement de la philosophie mais seulement le cadre dans lequel il s’opère, il faut redéfinir les savoirs qui doivent être transmis : il ne s’agit plus seulement de contenus de connaissance mais aussi de compétences telles que la compréhension des problèmes, la maîtrise de procédures réflexives et argumentatives, et ceci à travers la lecture des classiques, conçus comme réservoir de modèles et de pratiques pédagogiques. Cette perspective conduit par exemple à relativiser l’importance tout aussi écrasante qu’en France, de la leçon magistrale, qualifiée de “ frontale ”, au profit d’une pédagogie faisant participer davantage les élèves afin qu’ils acquièrent les capacités et les dispositions attendues.
Le texte officiel introduisant l’exercice écrit de philosophie dans l’Examen d’État propose d’ailleurs de nouvelles exigences qui vont dans le sens des compétences : définition et utilisation des termes du langage philosophique, réponses précises et pertinentes, intégration des connaissances philosophiques aux autres connaissances, synthèse des éléments d’une question, lecture d’un texte en le resituant dans l’œuvre de l’auteur. La difficulté soulevée par la réforme n’est donc pas tant l’affaiblissement des savoirs, car il faut ajouter les compétences aux contenus, que la fragilisation de la progressivité à mesure que la part d’histoire de la philosophie perd de sa centralité. Mais il ne semble pas qu’on ait encore envisagé sérieusement une démarche alternative crédible.
D’autres, venus également de l’université, contestent le bien-fondé de la présence de la philosophie dans le secondaire. Pour des gens comme Carlo Augusto Viano, la philosophie n’est pas adéquate à une école pour tous. D’abord, les finalités civiques qu’on lui prête – former à la citoyenneté démocratique ou à l’esprit critique – ne sont pas crédibles tant les philosophes ont été peu portés dans leur grande majorité à la démocratie et ont peu fait preuve de sens critique par rapport à leurs propres thèses. En outre, l’histoire de la philosophie souffrirait d’une orientation inévitablement finaliste que l’approche par les seuls textes ne peut compenser tant leur lecture est difficile pour des élèves moyens. Face à ces arguments, des spécialistes comme Mario Trombino défendent la tradition italienne en la distinguant de la française où l’accent est mis, depuis la circulaire de Monzie, sur le civisme. La finalité de l’enseignement de la philosophie en Italie est depuis Gentile l’appropriation d’un patrimoine historique irremplaçable dont la valeur formatrice réside, par delà les contenus et les compétences transmises, dans le fait qu’elle donne des repères intellectuels et existentiels aux jeunes gens. Ainsi la lecture de la Critique de la raison pratique permet à l’élève de distinguer son individualité subjective de sa personne morale et juridique.
Ne faut-il pas dès lors aller plus loin et délimiter des repères doctrinaux, conceptuels dont chaque élève devrait être maître au terme de sa formation ? Sinon, que restera-t-il, avec un programme façonné par l’enseignant, de l’exigence d’une formation à une culture commune à travers l’école publique si, au fond, chacun peut faire l’usage qu’il veut de ses lectures, imposées par le professeur en fonction de ses options pédagogiques et philosophiques propres avec, comme seule contrainte, la linéarité historique ?
CONCLUSION
On le voit, la conviction régnante en Italie est qu’une réflexion authentique ne se développe qu’avec des contenus de connaissance, mais que cela doit passer par l’interaction entre professeur et élèves et par la lecture informée des textes. Cette exigence est réaffirmée dans le cadre d’une discipline qui n’est pas reine de la formation secondaire mais intégrée dans le bloc des matières humanistes, aux côtés des lettres, des langues anciennes et de l’histoire. Ce choix est critiquable, notamment parce qu’il éloigne la philosophie de l’enseignement des sciences, et qu’il insiste sans doute trop sur la transmission d’un patrimoine historique jugé commun (à qui ?) et incontournable en soi, et pas assez sur la familiarisation à des problèmes sous leur forme contemporaine, témoignant de la vitalité des recherches dans de nombreux secteurs de la discipline. Mais, quoi qu’il en soit, il place la philosophie dans l’école et non à sa périphérie.
La conviction que les savoirs sont ancrés historiquement et que c’est à partir de là qu’il faut tenter de les actualiser par une problématisation adéquate me semble en tout cas une démarche tout à fait féconde : l’introduction d’éléments d’histoire de la philosophie, non seulement n’est pas un frein à la réflexion, mais l’oriente et la stimule en identifiant la discipline auprès de l’élève. Un parcours lu, pour donner un exemple, dans un manuel de parution récente sur l’optimisme au xviiie siècle associe une approche problématique (la question du sens de l’histoire) à des auteurs ou à des courants de pensée (Leibniz, Bayle, providentialisme anglais, Lumières), présentés à travers des fiches et une sélection des textes avec exercices de lecture et de comparaison. Les élèves sont ainsi invités à construire par eux-mêmes les éléments de la question à partir des données mises à leur disposition. Quand on lit le chapitre, on peut penser qu’il pèche par ambition mais certainement pas par indigence, encore moins par absence d’une unité problématique.
Précisons que, dans l’esquisse d’un projet de programme destiné aux deux dernières années du collège, le président de la commission, Enrico Berti, suggérait en 1997 de s’en tenir à une approche problématique (“ thématique ”) transhistorique centrée sur des questions fondamentales d’épistémologie (“ qu’est-ce que le vrai ? ”, “ la démarcation entre science, non science et fausse science ”) et d’éthique. Un travail expérimental mené sous l’égide du Ministère propose par exemple un module sur la liberté, abordant successivement la question du libre arbitre (liberté/déterminisme), de la liberté morale (liberté/devoirs) puis politique (liberté/lois) à travers des textes contemporains et classiques. La question de l’articulation entre collège et lycée reste à élaborer, mais ce modèle, qui s’inspire de ce qui est pratiqué dans le secondaire en Espagne, permettrait d’inscrire le programme de lycée, plus axé sur l’histoire de la philosophie, dans l’approfondissement de problèmes déjà abordés au cours de la scolarité par tous les élèves.
Enfin, quels que soient les cours menés, ceux-ci supposent que les élèves sont jugés sur ce qu’ils ont appris, ce qui est compatible avec la nature décentralisée, non nationale, des épreuves de philosophie et de la confection des contenus enseignés. C’est incontestablement la décentralisation qui a permis en Italie de desserrer le lien entre prescriptivité et détermination, ce qui constitue un cas peu transposable à un système fortement centralisé comme celui de la France. Les propositions Brocca, qui renoncent à l’exhaustivité dans l’examen des auteurs et des doctrines, permettent à chaque enseignant de sélectionner et d’approfondir quelques auteurs et quelques ensembles de problèmes. Un collègue milanais a pu ainsi consacrer quatre semaines, soit douze heures au criticisme kantien en terminale ! Cela dit, si l’objectif de la formation reste réaliste, l’émiettement des pratiques, favorisé par l’absence d’une réforme unificatrice et de recherche systématique, dans le cadre de l’université, en didactique de la philosophie, pose la question de la transmission d’une culture philosophique commune, en l’absence de tout consensus sur une approche pédagogique partagée, ainsi que celle de la finalité de cet enseignement.
L’important, me semble-t-il, est d’éviter de faire de l’Italie un repoussoir : la discipline marche, pas plus mal qu’en France ; les enseignants sont confrontés à des problèmes et à des concepts philosophiques, même sous forme d’analyse des auteurs, comme le sont tous ceux qui, en France, enseignent l’histoire de la philosophie à l’université. L’idéal régulateur de leur pratique est que les problèmes, les concepts et leurs modes de traitement ne peuvent pas être inventés mais appropriés par les élèves à partir de l’étude dirigée des textes. Le discours social sur l’arbitraire des notes de philosophie à l’examen n’a pas le caractère systématique et lancinant qu’il a en France. Si l’attachement majoritaire à l’histoire de la philosophie, comme seul vecteur de savoir identifiable et inscrit dans une progressivité, peut susciter la perplexité, il est la marque du poids d’une tradition spécifique ; mais il faut remarquer qu’il n’a pas empêché que des problèmes le concernant ont été affrontés — celui de la détermination des savoirs à faire acquérir, celui de la progressivité, de son évaluation, et plus généralement la question du sens et de la place de la philosophie dans la scolarité — d’une manière ouverte que la France n’a pas encore connue à ce jour.
L’association du questionnement, de l’innovation didactique à la reconnaissance de la multiplicité des modes d’expression, écrite comme orale, n’a aucun caractère contraignant. Il doit simplement nous inciter à réfléchir de façon plus distanciée par rapport à notre propre pratique et à notre propre tradition, et à nous donner les moyens d’inventer des solutions adéquates aux difficultés croissantes que rencontre notre enseignement.
Annexe 1 :
PROGRAMME DE PHILOSOPHIE ITALIEN
(publié en 1967)
1ÈRE CLASSE (= SECONDE)
La recherche d’un élément unitaire universel comme cause première de la pensée grecque présocratique. L’impossibilité de trouver une cause première parmi les éléments de la nature. L’émergence de la dialectique de l’être et du devenir. La conviction propre au naturalisme de la nécessité d’un approfondissement de la connaissance de la nature, dans la mesure où l’on peut effectuer une telle synthèse : l’atomisme.
L’insuffisance du naturalisme. Le mérite des sophistes : poser le problème de l’homme. Leur faute : la perte de la conscience d’une exigence unitaire universelle. La reprise de cette conscience avec la théorie socratique du concept, synthèse de l’importance de l’universalité affirmée par le naturalisme présocratique et de l’importance de la subjectivité affirmée par les sophistes. L’insuffisance du concept socratique. L’idée platonicienne. La réminiscence. La critique aristotélicienne du dualisme platonicien. La nécessaire immanence des formes substantielles dans les choses. L’universel. Le concept de puissance et d’acte. Le premier moteur.
Le déclin de la pensée spéculative : analyse des systèmes des maîtres (Académiques et Péripatéticiens). Le primat de l’intérêt éthique (Stoïciens et Epiucuriens). L’absurdité d’une pensée qui veut poser elle-même ses propres limites (scepticisme).
Approfondissement de l’intérêt éthique et aspiration au transcendant. L’importance d’Alexandrie. La “métaphysique religieuse” et la formation du néoplatonisme de Plotin. La révélation chrétienne et les fondements doctrinaux du christianisme. La patristique. Saint-Augustin.
Mysticisme et rationalisme dans la pensée médiévale. La question des universaux. L’aristotélisme de Saint-Thomas. La réaction de Duns Scot à Ockam.
Lecture et commentaire d’une œuvre (ou d’un extrait consistant en une partie d’une œuvre) d’auteurs classiques appartenant à la période étudiée de façon à en donner une idée précise. — Liste indicative d’œuvres.
2ÈME CLASSE (= PREMIÈRE)
L’Humanisme et la renaissance. La philosophie de la Renaissance et la primauté de la conception platonicienne. Giordano Bruno. L’affirmation de la méthode expérimentale : Bacon et Galilée. L’influence de la Renaissance italienne dans la formation de la pensée moderne.
Positions et problèmes de la philosophie moderne. La conception philosophique de Descartes et le dualisme entre réalité intelligible et réalité physique. Le problème de son rapport avec l’idéalisme empirique anglais et le panlogisme de Spinoza à Leibniz.
La critique kantienne. Les limites de la connaissance de l’expérience et l’aspiration de la raison à les transcender. La raison pratique.
Lecture et commentaire d’une œuvre etc. — Liste indicative d’œuvres.
3ÈME CLASSE (= TERMINALE)
Le développement du criticisme kantien dans un sens idéaliste. L’élimination de la chose en soi et la conception des grands philosophes de l’idéalisme postkantien.
Rapport entre la philosophie italienne et la philosophie européenne. L’historicisme de Vico. Evocation des doctrines des politiques et des juristes italiens du 18ème siècle. Caractère de la philosophie du Risorgimento : Rosmini et Gioberti.
La gauche hégélienne. Feuerbach, Marx, Engels : le matérialisme dialectique. Le positivisme. L’évolutionnisme. L’idéalisme historiciste, le phénoménisme relativiste, le pragmatisme et leurs principaux développements dans la pensée contemporaine.
Lecture et commentaires d’une œuvre etc. — Liste indicative d’œuvres.
ANNEXE 2 :
PROPOSITIONS DE PROGRAMMES DE PHILOSOPHIE DE LA COMMISSION BROCCA (1992)
SECTION CLASSIQUE
TROISIÈME ANNÉE (SECONDE).
A/
- Platon.
- Aristote.
B/
Au moins trois thèmes parmi la liste de propositions ci-dessous, restant entendu que l’enseignant garde la possibilité de construire d’autres parcours : La naissance de la philosophie en Grèce. — La philosophie grecque et les cultures de l’orient ancien. — La philosophie et la polis : les sophistes et Socrate. — Individu et cosmos à l’époque hellénistique et romaine : épicurisme, stoïcisme, scepticisme. — Philosophie et science dans la pensée antique. — La rencontre entre la philosophie grecque et les religions bibliques. — Le néoplatonisme. — Augustin d’Hippone. — Philosophie et science dans les civilisations arabe et hébraïque. — Thomas d’Aquin. — Théologie, philosophie et science au quatorzième siècle.
QUATRIÈME ANNÉE (PREMIÈRE)
A/
- Deux auteurs au choix parmi la liste suivante : Galilée, Descartes, Hobbes, Spinoza, Locke, Leibniz, Vico, Hume, Rousseau.
- Kant – Hegel.
B/
Au moins trois thèmes parmi la liste de propositions ci-dessous, restant entendu que l’enseignant garde la possibilité de construire d’autres parcours : Humanisme et Renaissance. — La révolution scientifique. — La pensée politique entre réalisme et utopie. — Liberté et pouvoir dans la pensée moderne. — Philosophie et religion à l’époque moderne. — Les Lumières. — Romantisme et idéalisme. — Les origines des sciences sociales (Hume, Montesquieu, Smith, Tocqueville). — La réflexion philosophique sur l’histoire. — L’analyse des passions dans la pensée moderne. — L’utilitarisme. — La naissance de l’esthétique moderne.
CINQUIÈME ANNÉE (TERMINALE)
A/
- Deux auteurs au choix dans la liste suivante : Schopenhauer, Comte, Marx, Kierkegaard, Stuart Mill, Nietzsche.
- Deux auteurs au choix dans la liste suivante : Bergson, Croce, Gentile, Husserl, Heidegger, Weber, Wittgenstein, Dewey.
B/ Au moins trois thèmes parmi la liste de propositions ci-dessous, restant entendu que l’enseignant garde la possibilité de construire d’autres parcours : La philosophie italienne au dix-neuvième siècle. — Le spiritualisme français. — Darwin et l’évolutionnisme. — Le néocriticisme et l’historicisme en Allemagne. — Mathématique et logique au dix-neuvième et au vingtième siècles. — La seconde révolution scientifique : naissance de nouveaux modèles. — Le pragmatisme. — Philosophie et sciences humaines. — Sigmund Freud. — Sociologie, science politique et théorie du droit au dix-neuvième et au vingtième siècles. — Le Cercle de Vienne et la philosophie analytique. — L’existentialisme. — La philosophie chrétienne et les nouvelles théologies. — Interprétations et développements du marxisme. — Les développements de la phénoménologie : Scheler, Hartmann, Édith Stein. — La philosophie politique contemporaine : l’École de Francfort, Carl Schmitt, Simone Weil, Hannah Arendt, le néocontractualisme. — La nouvelle épistémologie. — L’herméneutique philosophique. — La redécouverte de l’éthique dans la philosophie contemporaine. — Le problème esthétique dans la pensée contemporaine.
Tous les thèmes et des auteurs doivent être abordés à partir de la lecture de textes selon un choix tenant compte des contraintes de longueur, de faisabilité et de lisibilité.
On ne pourra pas naturellement faire abstraction d’une mise en perspective historique des thèmes et des auteurs et de la reconstruction des liens qu’ils entretiennent.