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Le vocabulaire philosophique est-il un savoir ? Apprendre les mots de la pensée

Dans quelle mesure le vocabulaire peut-il faire figure de savoir dans l’enseignement de la philosophie ?

jeudi 6 février 2003, par Cécile Victorri

Par Cécile VICTORRI

 

Introduction

Dans quelle mesure le vocabulaire peut-il faire figure de savoir dans l’enseignement de la philosophie ? C’est la question que je voudrais poser ici. Elle m’est venue d’un triple constat.

  1. J’ai été surprise, quand j’ai commencé à enseigner, de m’apercevoir que les premiers obstacles que je rencontrais en cours avaient pour origine des malentendus sur le sens des mots les plus courants ou les plus familiers pour moi, et que pour faire comprendre une question ou un problème à mes élèves il fallait d’abord lever ces malentendus.
  1. L’existence même de dictionnaires de la philosophie semble confirmer l’idée selon laquelle il y aurait un vocabulaire spécifiquement philosophique que nos élèves pourraient apprendre, idée renforcée par les conseils d’un inspecteur de faire tenir aux élèves un répertoire, comme pour une langue étrangère.
  1. Enfin et surtout, à l’occasion d’un travail fait tout récemment avec des collègues, j’ai constaté que nous étions plusieurs à proposer à nos élèves des interrogations de connaissances, pratique obscure et cachée (honteuse, peut-être ?), que je soupçonne d’être plus répandue qu’il n’y paraît, et dont une partie est toujours consacrée à la définition de certains termes, et à des distinctions conceptuelles. Je voudrais me fonder ici sur l’analyse comparée que nous avons tentée de ces exercices scolaires que sont ces interrogations.

L’hypothèse que je me propose de développer est la suivante : dans la mesure, d’une part, où on trouve dans les interrogations écrites que nous avons proposées à nos élèves des invariants et où, parmi ces invariants, il y a les questions de vocabulaire, étant donné, d’autre part, que nous donnons tous des termes à définir, des distinctions à établir, des définitions de concepts propres à une doctrine à rappeler, ne faut-il pas considérer qu’il y a là des contenus de connaissance qu’il s’agit tout bonnement d’apprendre ? Ne peut-on pas considérer que parmi les contenus que nous enseignons — si toutefois on reconnaît qu’il y a des contenus dans un cours de philosophie — il y a du vocabulaire ? Sans une certaine maîtrise de ce vocabulaire, les élèves, bien qu’ils aient par ailleurs acquis une méthode, sont souvent dépourvus : ils sont réduits à confronter des opinions à d’autres opinions et manquent d’outils pour travailler philosophiquement une question.

Or ce qui fait difficulté bien sûr, c’est la nature de ce vocabulaire et son statut. Les définitions proposées dans un cours ont toujours des statuts divers : on y trouve aussi bien des définitions de départ, qui constituent le sens commun des termes comme préalable pour une analyse (ex. : erreur, objectif/subjectif, préjugé, etc.), que des distinctions construites au terme d’analyses (ex. contrainte/obligation/nécessité ou encore possession/propriété) ; et il y a aussi des concepts propres à des auteurs (la volonté générale chez Rousseau, le refoulement chez Freud, le doute cartésien, etc.). Ainsi, certains termes doivent être connus pour permettre l’analyse, d’autres sont eux-mêmes objets d’analyse, d’autres enfin sont définis par des doctrines philosophiques. Il faudra tenter une sorte de typologie du vocabulaire rencontré dans un cours de philosophie, à la fois selon sa nature et selon sa fonction, et se demander dans quelle mesure on peut alors le qualifier de savoir.

L’élaboration d’une telle typologie soulève des difficultés. D’abord existe-t-il un langage spécifiquement philosophique — ce qui impliquerait un vocabulaire commun aux philosophes —, ou seulement un usage philosophique des mots du langage courant, qu’il faudrait identifier, et dont il faudrait comprendre ce qu’il a de “philosophique” ? Ensuite, faire du vocabulaire un savoir soulève aussi des problèmes par rapport à la démarche philosophique elle-même : n’y a-t-il pas contradiction entre, d’une part, la problématisation, le questionnement et l’analyse philosophique, et, d’autre part, la détermination de définitions comme contenus de savoir ? Comment en effet considérer comme savoir “positif” ce qui n’est que provisoire, discutable, ce qui parfois n’est affirmé que pour être démenti ?

Je ne prétends pas résoudre ici toutes ces questions, qui mettent en jeu la philosophie tout entière, et je m’en tiendrai à quelques éléments de réflexion, dans le cadre strict de l’enseignement de la philosophie en Terminale.

 

1. Une typologie

 [1]

Dans la mesure où la philosophie travaille sur le sens des mots, son enseignement ne requiert-il pas un vocabulaire commun aux professeurs et aux élèves afin de rendre possible le travail de questionnement et d’analyse à partir duquel on élabore les problèmes ? Je me propose d’essayer de recenser les divers types de termes qui apparaissent dans les interrogations écrites de connaissances, pour imaginer de quoi pourrait être constitué un tel “vocabulaire”.

Mais avant tout, il faut lever une ambiguïté sur l’expression même de “vocabulaire philosophique”. En effet, dire qu’il y a un vocabulaire du cours de philosophie, une sorte de lexique, reviendrait à dire que la philosophie possède une terminologie spécifique, comme il y a une terminologie juridique ou technique.

Si c’était le cas, il faudrait se mettre d’accord sur les termes sans lesquels on ne peut pas penser philosophiquement. Mais il est bien évident qu’un tel lexique est impossible à établir. D’abord, parce que la philosophie, en particulier quand on l’enseigne en terminale, consiste davantage en une réflexion sur le langage courant et à partir de lui. Ensuite, parce que les termes dits techniques sont en général construits pour un problème ou une doctrine donnés, et non pour l’ensemble de la philosophie (par exemple, la distinction entre l’essence formelle et l’essence objective d’une idée — distinction que l’on peut qualifier de technique, au sens où elle est spécifique et où elle est construite pour traiter une question philosophique particulière — se comprend en fonction de la manière dont la scolastique a d’abord posé ce problème). Il existe bien des concepts construits par des philosophes, mais ils sont déterminés par une doctrine ou un problème et ne constituent en rien un lexique de la philosophie. La seule chose que l’on pourrait alors identifier comme connaissance serait la maîtrise du vocabulaire propre à un auteur, ce qui est très différent de l’idée d’un vocabulaire philosophique ou, plus encore, d’un “langage philosophique”.

Donc, s’il y a un vocabulaire spécifiquement philosophique, il faut l’entendre non pas au sens d’un langage des philosophes en général, mais au sens d’un ensemble de concepts propres à une doctrine ou à un courant de pensée. C’est, de fait, le premier genre de termes sur lesquels on interroge les élèves dans les interrogations écrites de connaissances que nous avons examinées. Il s’agit en général de concepts dont l’appartenance à un auteur est immédiatement identifiable (conatus, refoulement, doute méthodique, etc.) ou qui ne peuvent être compris que relativement à un courant de pensée au sens large (la notion d’état de nature par exemple est partagée par plusieurs philosophes, mais il reste qu’elle ne peut être comprise qu’à partir d’un contexte, au sens d’une manière dont certains problèmes ont été posés dans l’histoire de la philosophie ; ainsi on pourra à partir d’un sens général de ce concept, distinguer la façon dont il a été conçu par Hobbes, Locke, Rousseau, etc.) Or ce sont des éléments de cours faciles à isoler, et que les élèves peuvent sans trop de difficulté s’approprier. Un exemple typique : dans une interrogation écrite, à la question « qu’est-ce que la mauvaise foi pour Sartre ? », les élèves qui ont travaillé leur cours savent distinguer le sens courant du sens sartrien ; les autres définiront l’expression comme mensonge ou insincérité. Or il s’agit bien là d’un contenu de connaissance, indiscutable : personne ne peut contester que Sartre donne une définition de la mauvaise foi, et il faut bien la connaître pour en discuter les fondements. Il ne s’agit donc pas de distinctions conceptuelles, mais bien de définitions qui sont cette fois fixées définitivement (Sartre ne reviendra pas là-dessus), et à partir desquelles on peut discuter.

Déterminer alors ce qui doit être maîtrisé par les élèves reviendrait finalement à se demander quels sont les éléments de doctrine que l’on doit leur enseigner. (certains sujets requièrent d’ailleurs de telles connaissances : quand il s’agit de savoir si le respect n’est dû qu’a la personne, par exemple, ne faut-il pas maîtriser le concept kantien pour pouvoir problématiser cette question ? En principe, il ne le faudrait pas. En réalité… Mais c’est une autre question.)

Sur ce point donc le problème du “vocabulaire” rejoint celui du rapport de l’enseignement de la philosophie aux textes et aux auteurs. Et le vocabulaire ne sera considéré comme savoir que si on considère qu’il y a dans l’histoire de la philosophie quelque chose comme des connaissances.

Cependant il faut aussi reconnaître, sans pour autant défendre l’idée d’une langue philosophique, que certains termes issus le plus souvent du langage courant ont pris un sens dans la tradition philosophique, en s’émancipant parfois d’ailleurs de leurs auteurs d’origine (je pense à des termes comme nécessité, entendement, a priori, etc.). Là encore, des définitions peuvent être données aux élèves, ne serait-ce que pour leur permettre de lire certains textes. Les élèves qui auront appris que “nécessaire”, au sens philosophique, ne signifie pas “vital” mais qualifie ce qui ne peut pas ne pas être, éviteront bien des faux sens en lisant un texte ou en problématisant une question. Là encore, il est facile d’isoler au sein d’un cours ce type de définition, et il n’est pas impossible d’interroger les élèves dessus. A condition bien entendu de comprendre que le “sens philosophique” d’un terme n’est pas le seul légitime, ni le seul possible, sans quoi le travail d’analyse peut être paralysé.

Par ailleurs, les erreurs de nos élèves portent moins sur les concepts élaborés par les auteurs, ou sur des termes dont on établit explicitement le sens philosophique, que sur des termes appartenant au langage courant ; nous travaillons alors à lever ces malentendus et toute la difficulté est alors de se mettre d’accord sur un sens premier des termes. C’est tout le travail que nous faisons quand nous levons des malentendus ; je pense par exemple à des termes comme volonté ou détermination souvent compris par les élèves comme des qualités psychologiques (“avoir de la volonté”, “être déterminé à réussir”), ce qui fait obstacle à l’analyse de la volonté comme d’une faculté de se déterminer. Mais ces malentendus ne sont pas seulement des obstacles. Nous en avons besoin pour la réflexion philosophique. Les évacuer, tout simplement, semble impossible : ce serait prétendre substituer un vocabulaire exact à un autre, inexact. Or personne ne prétend que le cours de philosophie est fait pour établir un sens défini et rigoureux, immuable, des mots ! Et pourtant, il faut bien définir un sens commun si on veut pouvoir faire cours ! Il s’agit ici, ou bien de se mettre d’accord sur ce sens premier, sur ce qui peut être d’emblée reconnu comme définition valable pour n’importe qui, donc sur un sens qui soit commun aux professeurs, aux élèves et aux lecteurs de copies (je pense par exemple au support étymologique de certaines analyses), ou bien de répertorier les différentes acceptions d’un terme pour préciser le sens auquel on l’entendra, selon les moments. Dans les deux cas, cela peut constituer des objets de connaissance, faciles à isoler et à apprendre.

A partir du recensement des différents types de termes rencontrés dans les interrogations écrites de connaissances, nous pouvons esquisser une sorte de typologie des “définitions philosophiques”, à condition bien sûr de reconnaître qu’un terme peut toujours être défini de différentes manières, et que les frontières entre ces types sont loin d’être imperméables [2].

  1. Les définitions de concepts propres à des auteurs, qui ne peuvent être comprises sans référence à un texte ou à une doctrine (mauvaise foi, jugement synthétique a priori).
  2. Les définitions de termes qui, sans être réductibles à une doctrine, ont pris un sens général dans la tradition philosophique (libre arbitre, a priori, entendement, nécessité).
  3. Les différentes acceptions d’un terme (maîtrise) ou d’une notion (nature, histoire).
  4. Les définitions de départ, lorsqu’on cherche à s’accorder sur le sens “premier” d’un terme. C’est le cas quand on est conduit à proposer aux élèves des définitions fondées sur l’étymologie (conscience, autonomie, etc.) ou quand on doit lever un malentendu (en distinguant par exemple l’erreur et le mensonge). C’est le cas encore des distinctions qui permettent de clarifier ou de rendre visible des difficultés ; il s’agit là de mettre l’accent sur la distinction par comparaison des termes (réel/vrai, rationnel/raisonnable).

Les pratiques des professeurs de philosophie, si diverses soient-elles, montrent que tous, peu ou prou, font ce travail de définition ; mais les choses se passent très différemment selon qu’ils le tiennent pour un simple préalable, certes nécessaire pour philosopher, mais au fond extérieur à philosophie (qui ressortirait du français par exemple) ou, au contraire, pour une activité déjà philosophique par elle-même et donc pour un objet propre à un enseignement de philosophie. Ainsi, en demandant aux élèves d’apprendre ces définitions, parce qu’elles sont nécessaires à tout travail d’analyse et de problématisation, on fait de cet apprentissage une partie intégrante du cours de philosophie. On pourrait objecter que les élèves sont censés construire ces définitions, ou les posséder déjà à titre de culture générale. Cela serait sûrement souhaitable, au moins pour ce que j’ai appelé le sens “premier” des termes ; nous pourrions en effet légitimement attendre que les élèves connaissent un peu d’étymologie et qu’ils soient capables de construire par eux-mêmes les définitions les plus communes de certains termes. Il se trouve que nous sommes le plus souvent déçus dans cette attente. On peut se contenter de le regretter. Mais on peut aussi chercher à pallier ces lacunes, en considérant que cette mise au point est d’ores et déjà philosophique.

Il s’agit donc d’isoler dans un cours des contenus qui constituent autant de matériaux et d’outils pour réfléchir sur des questions qui ne sont pas nécessairement celles du cours ; il s’agit de contenus précis qui doivent être compris pour qu’on puisse avancer et prendre appui sur eux. Par exemple, si à l’occasion d’un cours sur la vérité on a distingué rationnel et raisonnable, réel et vrai, erreur et mensonge, ces distinctions peuvent être ré-exploitées ou ré-interrogées pour une réflexion sur les passions, la perception ou le langage. Si les élèves parviennent à les maîtriser pour elles-mêmes, indépendamment du contexte de ce cours, ils pourront s’en servir de façon autonome. En outre, quand une distinction a été faite, elle doit pouvoir servir plus tard dans l’année sans que le travail soit entièrement à reprendre. Ces contenus constituent soit la matière même de la réflexion parce que ce sont des définitions, et donc un point de départ pour l’analyse (c’est le cas quand on donne le sens premier d’un terme, qui peut être lui-même décomposé, et interrogé), soit des outils pour l’analyse (par exemple, la maîtrise d’une distinction comme essence/existence permet d’entrer dans l’analyse d’un sujet comme « Puis-je savoir ce que je suis ? »). Expliciter ces distinctions et vérifier que les élèves les maîtrisent, c’est leur donner des instruments pour sortir de la confusion qui n’est pas la leur, mais celle de l’usage courant du langage.

 

2. Quel savoir ?

Mais peut-on vraiment tenir ces définitions et distinctions pour des savoirs stricto sensu, et, partant, est-il légitime d’interroger les élèves sur ce “vocabulaire” ? Car, si cette pratique peut se justifier comme moyen d’appropriation des connaissances par les élèves, elle soulève aussi de sérieuses difficultés qu’il faut maintenant aborder.

 

Justification “scolaire” de la pratique des interrogations écrites

D’un point de vue très général d’abord, ce procédé, si classique soit-il, présente quelques avantages précieux, indépendamment des questions auxquelles il renvoie pour la philosophie et sur lesquelles nous reviendrons.

En premier lieu, il permet d’évaluer autrement le travail effectué car il rend visible ce travail purement scolaire du cours que font nombre d’élèves qui, par ailleurs, peuvent échouer dans les exercices canoniques (dissertation ou étude de texte) comme en témoignent les écarts de notes importants entre ces derniers et les interrogations écrites. Celles-ci révèlent efficacement le travail réellement fourni mais aussi les points de cours bien compris par la classe et ceux qui, mal saisis, devront être repris. En outre, on peut, au premier trimestre en particulier, modérer la faiblesse des moyennes aux dissertations en tenant compte des notes d’interrogation (et d’autres exercices), ce qui est encourageant pour les élèves dont le travail est reconnu et “récompensé”. Il ne s’agit pas de tromper ces derniers en leur faisant croire que leur réussite à l’interrogation est révélatrice de leur “niveau” pour le bac, mais bien de combattre le sentiment souvent éprouvé par certains que tous leurs efforts sont vains (on sait que le résultat du travail des élèves n’est pas immédiat, et que ce décalage est décourageant pour beaucoup d’entre eux).

Cependant, après avoir analysé collectivement cette pratique, on doit aussi faire état des obstacles ou des difficultés qu’elle suscite. Ces derniers sont de plusieurs ordres : d’abord pédagogique, au sens où la double exigence (appropriation des connaissances, et réflexion sur ces mêmes connaissances) est difficile à transmettre ; mais aussi philosophique, au sens où le rapport de la démarche philosophique à de tels contenus est lui-même problématique.

 

Difficulté 1 : le risque du mauvais usage des connaissances.

L’examen des interrogations faites par les professeurs de philosophie montre qu’ils demandent toutes sortes de définitions et au statut très différent : car ce n’est pas la même chose que d’interroger un élève sur le sens des mots du langage courant et de l’interroger sur le sens d’un concept (autonomie, universel) ou d’une notion du programme (histoire, vérité) ; de même, tantôt c’est une définition assez simple qui est attendue, tantôt c’est plutôt et déjà une analyse (savoir distinguer les différents sens du mot nature par exemple). Lorsqu’il s’agit d’une notion dont le sens, problématique, est à construire, sa première définition ne sera qu’un point de départ ou une étape de la réflexion ; on ne saurait en demander une définition achevée ou prétendant en fixer définitivement un sens sans perdre de vue le problème que pose, justement, sa construction. Cependant il faut bien un point de départ et apprendre le sens étymologique du terme “conscience” par exemple, c’est bien apprendre une définition, utile à l’analyse, et donc à la problématisation.

Mais en demandant aux élèves d’apprendre une définition et de la restituer ensuite, on prend le risque de les voir confondre la définition comme opération nécessaire à l’analyse, et le résultat d’un travail de conceptualisation. En effet, demander aux élèves de distinguer contrainte, obligation et nécessité, c’est leur demander de restituer le résultat d’un travail de problématisation fait en cours. Or, certains sujets de bac nécessiteront la connaissance et la maîtrise de cette distinction soit, au départ, comme outil d’analyse pour comprendre le sujet, en clarifier le sens, soit, à l’arrivée, comme élément de réponse à la question posée (l’élève doit alors savoir redéployer le travail de problématisation et d’analyse qui conduit à cette distinction).

Si les élèves considèrent cette distinction comme acquise, ils peuvent être mis en difficulté par leurs connaissances, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. Je me souviens d’une élève qui pour traiter le sujet « Puis-je savoir ce que je suis ? » prenait pour point de départ la distinction sartrienne en soi/pour soi (étudiée en cours). Il était évident pour elle que la question ne se posait pas : l’être pour soi, n’ayant pas d’essence, ne pouvait faire l’objet d’un savoir ; elle l’avait appris, compris et réaffirmé à cette occasion ! On pourrait penser que cette élève aurait été plus à l’aise sans son “bagage philosophique” ; mais cette hypothèse ne résiste pas longtemps à l’épreuve de la lecture de copies dont les auteurs sont dépourvus de tels éléments de connaissance. Mais il est vrai que tout le travail, avec elle, a consisté à lui faire comprendre que ce qu’elle avançait comme une évidence première recouvrait en fait une thèse qu’il fallait démontrer et qui pouvait être discutée.

Si ce risque est réel, il est vain de vouloir l’éviter. D’abord parce que sans la connaissance de ces définitions et distinctions en quelque sorte requises pour comprendre et traiter certains problèmes, les élèves sont de fait complètement démunis ou le plus souvent incapables de penser quoi que ce soit de pertinent. Ensuite, refuser de prendre ce risque, au prétexte d’un mauvais usage possible des connaissances reviendrait à refuser d’enseigner au prétexte que ce qu’on enseigne risque d’être mal compris ! La vraie difficulté est plutôt de faire comprendre le statut particulier des connaissances dans le cours de philosophie. Ce qui renvoie à la question plus générale du rapport de la philosophie elle-même à un certain type de savoir.

 

Difficulté 2 : le rapport de la philosophie au langage courant. Pourquoi apprendre la définition courante des termes courants s’il faut de plus s’en écarter ?

On peut s’interroger sur la légitimité même de ces définitions d’un sens “premier” des termes et de faire apprendre aux élèves des “contenus” qu’ils devront remettre en cause, c’est-à-dire de considérer finalement comme objets de savoir des propositions qui n’ont pas le statut de vérités.

L’idée même de faire apprendre des définitions de termes courants suppose qu’ils aient un sens précis que le langage ordinaire des élèves aurait oublié ou recouvert. Cela est évidemment discutable. Le langage ordinaire ou courant des élèves est aussi un objet de réflexion philosophique, et par conséquent il faut bien en tenir compte et non l’évacuer au prétexte de son manque de rigueur. Sinon, comment pourrait-on, par exemple, s’interroger de manière pertinente sur un sujet comme « Peut-on manquer de volonté ? » ou « Peut-on dire “à chacun sa vérité” ? » ? (ou alors les problèmes seraient réglés d’avance !). Ce qui est sera justement intéressant ici, c’est de jouer des différents sens. Ne conseillons nous pas à nos élèves de partir du langage courant ? Or, tout cela paraît être une démarche contradictoire avec l’idée qu’il faut leur faire apprendre un sens précis des termes en lieu et place de leur usage courant.

Il n’empêche que si on peut analyser à partir de l’usage courant des termes, c’est à condition de ne pas être aveuglé par celui-ci, ou, plus exactement, à condition d’être en mesure de voir son obscurité. C’est bien le but d’une analyse de sujet que de faire apparaître les difficultés liées aux différentes acceptions d’un terme. Encore faut-il accéder à ces différentes acceptions et, pour cela, les connaître. On voudrait que les élèves soient en mesure d’analyser le langage courant, en ne disposant que de lui. (Et encore !) Or il est bien évident que pour comprendre les difficultés qu’il pose, il faut disposer d’outils d’analyse, et que ces outils sont souvent, à nouveau, du vocabulaire !

Il s’agirait alors de comprendre que la connaissance de définitions, et même l’apprentissage systématique du vocabulaire rencontré en cours, ne vise à fixer de façon univoque et irrévocable le sens exact du langage, comme dans le rêve d’une langue parfaitement adéquate à son objet, mais seulement à en clarifier les usages en donnant ainsi aux élèves les moyens de voir l’obscurité et la confusion, riches de sens, de la langue. Pour rendre cela visible, il faut pouvoir analyser, et pour analyser, il faut pouvoir définir ! Si l’analyse et le questionnement sont le propre de la démarche philosophique, et que ces deux opérations requièrent la définition, alors la démarche philosophique elle-même requiert la définition.

 

Difficulté 3 : la contradiction apparente entre l’apprentissage de définitions et la démarche philosophique

On peut s’interroger sur la contradiction qui semble exister, au moins à première vue, entre la démarche philosophique (analyse, questionnement, problématisation) et l’apprentissage de définitions [3].

L’idée même d’analyse recouvre en effet plusieurs opérations distinctes, dans lesquelles la maîtrise du vocabulaire joue un rôle différent :

  1. on peut analyser en mettant en question une définition courante : mettre en cause, par exemple, le sens premier d’un terme en décomposant les éléments de sa définition, ce qui suppose évidemment une première définition, celle du langage courant. Soit la question « La conscience de soi est-elle une connaissance ? ». Pour analyser un tel sujet, ne faut-il pas posséder dans son bagage une première définition, ne serait-ce qu’étymologique, de la conscience ? Dans ce cas, ce sont vraiment des définitions qui sont requises, bien que le but de l’analyse soit de les mettre en question.
  2. on peut analyser en faisant jouer les différentes acceptions d’un terme. Dans ce cas, l’analyse d’un terme peut faire l’objet d’un apprentissage (par exemple, on demandera aux élèves d’apprendre les différents sens possibles de “nature”,)
  3. on peut analyser encore en faisant éclater le sens d’un terme par l’examen de ses opposés. Par exemple, la liberté a un sens différent selon qu’on l’oppose à la contrainte, à la nécessité, à l’aliénation, etc., ce qui suppose la maîtrise de ces opposés et de leurs distinctions.
    On voit bien ici que toute opération d’analyse, pour permettre une réflexion sur l’usage courant du langage, requiert la maîtrise d’un vocabulaire. Encore une fois, ce qui résiste, dans l’enseignement de la philosophie, ce qui fait véritablement difficulté, ce n’est pas tant l’appropriation de ce vocabulaire — pour peu qu’on accepte de donner effectivement aux élèves les moyens de se l’approprier, et donc de lui accorder un statut de connaissance — que la compréhension de l’usage spécifique des connaissances dans la démarche philosophique.

Conclusion

On est alors face au problème que pose l’idée d’un savoir en philosophie : celle de son articulation avec l’ensemble du travail philosophique. En effet, bien connaître son cours est une condition nécessaire mais non suffisante pour réussir la dissertation ou pour problématiser une question ! Si on peut connaître parfaitement “son cours” et échouer en dissertation, cela ne signifie-il pas qu’il est effectivement inutile de connaître quoi que ce soit en philosophie ? Cela ne serait vrai que si les “ignorants” réussissaient mieux.

Il n’empêche que les connaissances acquises ne sont pas toujours, loin s’en faut, réutilisées dans les copies. Il faut donc faire le pont entre le travail d’appropriation du cours et celui de la problématisation pour permettre une exploitation pertinente des connaissances. Les interrogations ne suffisent pas pour cela. Alors comment faire ? Déjà, peut-être, s’efforcer à une pratique permanente de la problématisation par les connaissances déjà acquises, c’est-à-dire, plutôt que d’en ajouter toujours plus, ne pas hésiter à revenir à plusieurs reprises sur les mêmes éléments de connaissance et montrer comment on peut s’en servir pour problématiser les questions nouvelles.

Mais finalement cette difficulté n’est-elle pas générale, et non strictement philosophique ? Ne rencontre-t-on pas cet écart dans toutes les matières : la règle d’orthographe bien connue quand il s’agit de la réciter, mais systématiquement transgressée dans une rédaction ; ou encore le théorème appris, mais mal utilisé ?

Finalement en philosophie, comme ailleurs, il y a des savoirs que l’on peut isoler et caractériser — on a tenté ici de le faire à propos du vocabulaire — mais, en philosophie comme ailleurs, cet apprentissage n’est qu’une partie du travail. Aucune des disciplines enseignées à l’école n’accepterait d’être considérée simplement comme un apprentissage de connaissances à restituer ; la philosophie ni plus ni moins que les autres ne peut être réduite à cela. Mais il serait absurde, pour éviter cet écueil, de renoncer à l’idée même de savoir. L’explicitation des termes employés en cours de philosophie fait partie de ce qui peut s’apprendre, et de ce qui peut permettre aux élèves de faire effectivement de la philosophie. La difficulté est bien de trouver les moyens de travailler le passage de la connaissance à la construction de problème, c’est-à-dire de faire comprendre aux élèves l’usage et le sens de ce qu’ils apprennent. En réfléchissant sur la spécificité des difficultés rencontrées dans l’enseignement de la philosophie, je m’aperçois qu’on retrouve finalement, en philosophie, la difficulté principale de tout enseignement.



[1Dans le contexte de la querelle des programmes de philosophie, il n’est sans doute pas inutile de clarifier quelques points. Ma démarche ici consiste uniquement, à partir d’expériences de professeurs de philosophie, à examiner ce que ces derniers considèrent, dans leur enseignement, comme des éléments de connaissance sur lesquels ils peuvent interroger leurs élèves. Bien entendu, ces éléments sont toujours étroitement liés à un cours, dont la problématique est connue du professeur comme des élèves, les termes définis le sont donc en fonction d’un problème déterminé. Quant à inscrire dans un programme une liste de termes, indépendamment de la question de leur nature ou de leur fonction, et indépendamment du cadre problématique dans lesquels ils sont définis, voilà qui me semble faire fi des difficultés que je serai conduite à développer. Par ailleurs, je me contente ici de repérer ce qu’il y a de commun dans les pratiques, et non de prescrire ce qui doit être appris dans l’absolu.

[2Le terme a priori par exemple peut au sens kantien appartenir à la première catégorie, mais il peut aussi appartenir à la deuxième s’il s’agit de le distinguer du sens courant tel qu’il est compris par les élèves (préjugé), ou encore à la quatrième si on le définit plus simplement par opposition à a posteriori, etc.

[3On pourrait en effet nous opposer que définir est une démarche philosophique dans la mesure où cela exige une construction, alors qu’apprendre une définition c’est la considérer comme donnée. Ce qui revient à dire qu’il y a une contradiction entre philosopher et savoir. Je crois que quand on enseigne en Terminale, il faut poser le problème autrement et se demander de quel savoir on se sert, de fait quand on fait de la philosophie, et de s’assurer que les élèves puissent aussi s’en servir, et donc qu’ils le possèdent.