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La philosophie, ça s’apprend aussi.
Quelle place pour l’histoire de la philosophie dans un enseignement de philosophie générale ? Article paru dans Les connaissances et la pensée. Quelle place faire aux savoirs dans l’enseignement de la philosophie ?, Bréal, 2003
mardi 1er janvier 2002, par
Par Jean-Jacques ROSAT
“ Le professeur de philosophie cherche dans les œuvres philosophiques la formulation de problèmes et les thèses qui ont encore de l’intérêt aujourd’hui relativement aux questions qu’un homme de notre temps — et donc un lycéen — peut se poser [1]. ” La démarche de l’enseignement de la philosophie en terminale semble ici clairement posée : partir des problèmes tels qu’ils se posent dans la philosophie et la culture contemporaines, et tels qu’ils sont susceptibles d’avoir un sens pour les élèves, en s’appuyant pour leur examen sur un choix de concepts et de doctrines que l’on emprunte aux grands penseurs de la tradition et à ceux d’aujourd’hui. Beaucoup de professeurs de philosophie français seraient sans doute d’accord pour reconnaître là une description de ce qu’ils font.
Je pense pour ma part qu’il n’en est rien. Je ne dis pas qu’individuellement il ne nous arrive pas, aux uns ou autres, d’adopter cette démarche. Mais je dis que collectivement cette démarche n’est pas la nôtre et qu’elle est même empêchée par la “conception officieuse” [2] qui régit l’enseignement de la philosophie depuis maintenant trente ans, et par le type de programme (une double liste de notions et d’auteurs) qu’elle commande.
Je voudrais montrer ici que cette conception et ces programmes nous livrent en réalité à une sorte d’éclectisme post-moderne parfaitement incohérent et nous interdisent d’articuler sérieusement les exigences d’un enseignement de philosophie générale (d’un enseignement qui part des problèmes) et celles de l’histoire de la philosophie dont l’usage est pourtant omniprésent et permanent dans notre enseignement, mais implicite, c’est-à-dire mal pensé et non régulé . [3]
I. L’incohérence de la conception officieuse
Du point de vue de sa démarche, l’enseignement de terminale veut être un enseignement de philosophie générale, c’est-à-dire un enseignement de problèmes. “ Le programme de philosophie en France n’est pas composé par des doctrines ou des courants de pensée mais par des notions. Celles-ci ne constituent pas des chapitres à travers lesquels un savoir déjà constitué attendrait d’être transmis, mais des invitations à déterminer des problèmes philosophiques qui auront à être examinés en eux-mêmes, les auteurs n’étant convoqués que pour autant que leurs œuvres ou leurs textes permettent de les poser ou de les élucider. Pour le dire en deux mots, l’orientation de notre enseignement n’est pas historique, mais problématique ; c’est un enseignement de philosophie générale et non d’histoire de la philosophie. Il n’en va pas de même dans les universités. Pour des raisons qui tiennent en particulier à leur statut d’“enseignants-chercheurs” dont les travaux spécialisés examinent le plus souvent des points de doctrine (l’être chez Aristote, l’expression chez Spinoza, l’objectivité chez Kant), les universitaires dispensent un enseignement qui porte essentiellement sur les auteurs, et ce, dans une perspective qui est celle de l’histoire de la philosophie. [4] ” Notre enseignement serait donc un enseignement de problèmes. Mais l’est-il vraiment ? On peut en effet se le demander puisqu’il se refuse expressément et délibérément à décider quels problèmes seront étudiés et que leur choix est laissé à la libre appréciation individuelle de chaque professeur : les problèmes laissés innommés et indéfinis ne définissent par eux-mêmes aucun contenu.
Du point de vue du contenu en effet, l’enseignement de terminale est défini non par des problèmes mais … par l’histoire de la philosophie toute entière. “ La philosophie est chez les philosophes ”, [5] dit-on. Les notions du programme ne reçoivent leur contenu que de la liste des auteurs, c’est-à-dire des idées et des doctrines qu’on peut lire dans les ouvrages des grands philosophes depuis 2500 ans. Mais là encore, le choix parmi ces innombrables textes est laissé au seul discernement du professeur puisque “ c’est l’étude des notions qui commande l’étude des philosophies. ” [6] Le contenu n’a donc aucun cadre, ni historique, ni problématique : il est totalement indéterminé.
Résumons : l’enseignement de la philosophie en terminale combine une démarche de philosophie générale et un contenu d’histoire de la philosophie, et cela sans que les problèmes à examiner soient seulement nommés, ni les connaissances d’histoire de la philosophie précisées.
Cette incohérence a évidemment de lourdes conséquences.
1. Personne n’est capable de dire quels problèmes doivent être étudiés. Aucun principe de discrimination n’est proposé pour choisir les problèmes sur lesquels on estime important de faire réfléchir des jeunes gens de 18 ans aujourd’hui. On aurait envie de dire que ce sont les Annales du baccalauréat qui fixent la règle, mais la diversité des sujets est si illimitée que leur lecture donne le vertige.
2. Personne n’est en mesure de dire quelles idées ou quelles doctrines doivent être connues des élèves. La liste des auteurs au programme est significativement devenue pléthorique (50 auteurs !) et donc dépourvue de toute utilité puisqu’elle ne discrimine rien. Les manuels, depuis une trentaine d’années sont devenus, pour la plupart, des recueils de textes ; mais eux aussi ont fini par renoncer à choisir et sont en réalité des capharnaüms de textes totalement disparates où aucun élève ne peut trouver son chemin.
3. La méfiance règne à l’égard des connaissances, comme en témoignent un certain nombre de recommandations largement répandues dans la profession.
- L’apprentissage de définitions est devenu suspect. On peut ainsi lire des mises en garde de ce genre : “ Si en posant des questions sur l’empirisme [dans un interrogation écrite par exemple] on veut obtenir des définitions de dictionnaire, on les obtiendra facilement : le bachotage est assuré et les compendiums vont fleurir qui proposeront des “topos” sur l’empirisme, le nominalisme, etc. Si en revanche on en fait une question philosophique, il ne sera guère plus facile de se mettre d’accord sur ce qu’est l’empirisme que sur ce qu’est le temps : l’empirisme de Hume n’est pas l’empirisme de Locke. Et la théorie thomiste de la connaissance est-elle empiriste ? Oui sans doute, dans la mesure où elle exclut tout apriorisme ; mais elle n’implique aucune passivité de la connaissance, l’intellect étant essentiellement actif, constructeur de formes. ” [7] On a envie de demander à l’auteur de ces lignes : et toi, comment as-tu appris le sens du mot empirisme ? En allant regarder dans un dictionnaire ou un SOS bac le sens de ce mot que ton professeur s’obstinait à ne pas définir ? L’argument me paraît à peu près aussi convaincant que si l’on disait qu’il ne faut surtout pas apprendre les couleurs élémentaires à l’aide de cubes rouges et bleus à un enfant qui commence à parler sous prétexte qu’il y a toutes sortes de rouges, toutes sortes de bleus, et, en outre, toutes sortes de cubes violets qui sont tantôt plus rouges que bleus et tantôt plus bleus que rouges. Ou tout aussi inconsistant que si un professeur de physique refusait d’enseigner aux élèves de collège le concept de masse (au sens où il se distingue de celui de poids) au motif que le concept de masse est en réalité plus compliqué, qu’il y a la masse inertielle et la masse gravitationelle, etc. Il faut bien commencer par de l’élémentaire, quitte à montrer ensuite que c’est plus compliqué !
- S’agissant de l’histoire de la philosophie, il conviendrait d’en dire le moins possible aux élèves et de se limiter strictement à quelques noms et à quelques dates. Ainsi l’avant propos d’une anthologie de textes précise : “ L’ordre chronologique est seulement destiné à rappeler que Hegel n’est pas un philosophe de l’Antiquité grecque, ou que Kant n’est pas antérieur à Leibniz ; il est important de le savoir pour éviter les contresens que peuvent engendrer les anachronismes, mais non pour dissoudre les philosophes dans leur temps, comme si le philosophes n’étaient que le reflet de l’époque où ils ont vécu. [8] ” Ou encore : “ Il va de soi que tout professeur, dans notre discipline, s’efforce d’apporter à ses élèves des éléments de culture philosophique et qu’il est amené à condamner des ignorances : le je pense donc je suis, c’est Descartes et non Pascal. Voilà quelque chose que l’on peut apprendre et retenir, comme on peut apprendre et retenir les règles de la méthode ou les formules de l’impératif catégorique. Nul ne conteste qu’il faut que les élèves acquièrent une culture philosophique. ” [9] Donc la culture philosophique, c’est “ qui a écrit le Discours de la méthode ? ” ou “ Leibniz a-t-il pu lire la Critique de la raison pure ? ” On est au niveau du Trivial Poursuite ! Ou de ces QCM dont on nous fait un épouvantail depuis 30 ans et dont on ne cesse de nous annoncer qu’ils finiront par remplacer la dissertation si, par malheur, la moindre connaissance est inscrite au programme !
- Entre l’exigence de mise en contexte qu’implique toute lecture un peu rigoureuse de textes philosophiques et l’exigence de décontextualisation liée à la démarche problématisante, la contradiction devient insoluble. On peut lire par exemple ceci : “ Reste l’épineuse question de l’actualité des œuvres. L’usage “problématisant” des œuvres impose leur nécessaire décontextualisation. L’étude de la Lettre à Ménécée d’Epicure, en liaison avec une réflexion sur le bonheur, n’impose pas de longs développements sur l’état des cités grecques sous la domination macédonienne, sur la situation des écoles philosophiques au IIIe siècle avant JC, ou sur le rapport d’Epicure à ses prédécesseurs. Mais on ne peut totalement éviter quelques précisions sur le contexte de naissance d’une œuvre, ne serait-ce que pour faire saisir aux élèves l’évolution d’un problème et prévenir l’illusion d’une philosophie hors du temps et de l’histoire. ” [10] Pourquoi la question est-elle épineuse ? Parce qu’on est pris dans une contradiction : il faut n’enseigner qu’à partir des problèmes (ce qui implique de décontextualiser) ; mais les problèmes sont censés être essentiellement dans les textes, lesquels évidemment ont leur contexte ! Donc, bien qu’il soit interdit de parler du contexte, il convient d’en parler tout de même “un peu” : faisons “ un peu d’histoire ” (comme il est dit dans le Guide vert pour désigner ce minimum d’histoire, le plus souvent anecdotique, que le touriste doit connaître pour visiter le château ou la cathédrale), mais surtout le moins possible. Comme s’il s’agissait là d’un mal à la fois honteux et nécessaire.
4. Nous sommes ainsi conduits à ce qu’on peut appeler, en reprenant une expression fort judicieuse d’Emile Aujalleu, “ un usage implicite de l’histoire de la philosophie ” [11] : nous philosophons en permanence en référence à des textes, en les commentant ou en en prolongeant la lecture, parce que c’est ainsi que nous avons été formés ; l’histoire de la philosophie nourrit et irrigue continuellement notre enseignement. Mais cet usage reste “implicite” car, si le professeur connaît l’histoire, l’élève, lui, doit, sinon l’ignorer, du moins ne pas l’apprendre.
Cette attitude conduit à l’hypocrisie et à l’obscurantisme. Le professeur, qui a fait ses études à l’université, a les cadres que l’élève n’a pas, mais il les garde pour lui. L’élève est jeté dans la jungle ; c’est le professeur qui a la boussole et la carte, mais il ne les lui donne pas. Sinon, dit-on, l’élève n’aurait plus à “penser” ! Mais cette injonction de “penser” sans connaître tourne à l’absurde. On s’en rend très bien compte avec l’épreuve d’explication de textes. J’ai toujours eu le sentiment, pour ce qui me concerne, que je jouais alors le prestidigitateur devant mes élèves : ceux-ci sont devant quinze lignes hors de tout contexte ; ils ne savent ni qui parle, ni de quoi, ni à qui ; ils peuvent tourner le texte en tout sens : sauf si le cours leur a donné des clés suffisamment précises, rien ne vient, ils ne comprennent pas. Mais dès que je commence mon corrigé, hop ! je fais apparaître le sens du texte comme un prestidigitateur sort le lapin de son chapeau. Pourquoi ? Parce que je l’avais mis dedans, bien entendu, ou plutôt : parce que j’ai appris, moi, et pas inventé l’existence du problème en question, les idées de l’auteur, les différentes réponses possibles au problème en question, etc. Bref, face à mes élèves, je suis un tricheur.
5. On se s’étonnera pas que cette incapacité à articuler apprentissage de connaissances et démarche de réflexion conduise dans les copies aux défauts majeurs sur lesquels nous ne cessons de nous lamenter : la doxographie (les connaissances sans pensée) et le bavardage(l’illusion de penser sans rien connaître). Mais ce sont deux défauts que nous avons produits.
II. Un éclectisme post-moderne.
D’où vient que nous soyons ainsi incapables d’articuler correctement problèmes philosophiques et histoire de la philosophie ? J’en vois au moins deux raisons : d’une part, le système et la conception de l’enseignement philosophique français tel qu’il existe depuis l’époque de Victor Cousin ; d’autre part, l’état du “ champ philosophique ” aujourd’hui. C’est pourquoi je propose de caractériser la doctrine qui nous gouverne comme un éclectisme post-moderne. Cette proposition appellerait des justifications bien plus détaillées et étayées que celles que je puis fournir ici. Les quelques indications qui suivent visent seulement à donner une idée de ce que j’entends sous ce terme.
L’éclectisme est la doctrine et le modèle qui se met en place en France, dans la première moitié du xixe siècle, quand la philosophie s’installe comme matière principale dans la classe terminale des lycées. Il inclut les idées suivantes :
- La philosophie, c’est l’histoire de la philosophie.
- La philosophie est faite et terminée. Le travail du professeur de philosophie est d’expliquer et commenter les grands systèmes du passé. “ la philosophie n’est plus une chose à inventer ”, dit Lachelier.
- Certes, tous les systèmes philosophiques diffèrent, ou s’opposent même, dans leurs affirmations. Mais, si l’on fait l’effort de dégager l’essentiel de l’inessentiel, on s’apercevra que chacun d’eux échappe à son temps et contient une part de la philosophie éternelle, de la philosophia perennis ; à cet égard, ils convergent tous. Aucun système n’est vrai et tous le sont ; ou plutôt : c’est la philosophie qui est vraie.
- Si chaque grand texte échappe à l’actualité de son époque, il peut par son inactualité même être lu par chacun de nous et lui parler directement, sans médiation. [12]
Ces 4 traits me paraissent toujours d’actualité. Pour ce qui est des deux premiers — l’identification de la philosophie à son histoire et l’idée que la philosophie ne s’invente plus (idée qui s’accompagne évidemment d’une absence d’intérêt pour la philosophie vivante) —, je prendrai comme indices deux constats que je tire de tout récents rapports du jury de l’agrégation : ils constituent un diagnostic très sévère, non pas simplement sur les ignorances d’un certain nombre de candidats (comme il est de coutume dans ce genre de rapports), mais sur les connaissances, la culture et les habitudes de pensée des professeurs de philosophie dans leur ensemble, autrement dit sur des attitudes intellectuelles profondément enracinées dans notre profession. “ La première et peut-être la plus grave de toutes les carences est l’absence de désignation et de description du réel. On a trop souvent l’impression que celui-ci n’intéresse les candidats que s’il a déjà été l’occasion d’un discours philosophique. […] Trop souvent, la référence à tel ou tel philosophe remplace la pensée du réel. […] Les candidats devraient pouvoir répondre à la question : à quoi pensez-vous ? On a plutôt le sentiment qu’ils répondaient à la question : à qui pensez-vous ? ou : comme qui pensez-vous ? Il est vain de vouloir clore la philosophie sur sa propre histoire. [13] ” Cette identification de la philosophie à l’histoire de la philosophie va de pair avec l’ignorance des philosophies d’aujourd’hui : “ La méconnaissance dont témoignent trop de candidats à l’égard des philosophies de la seconde moitié du XXe siècle (phénoménologie, philosophie analytique, théories de la justice, éthique de la discussion, pragmatique transcendantale, etc.) constitue une information alarmante sur la relation que la philosophie enseignée entretient avec la philosophie telle qu’elle se fait. [14] ”
S’agissant du 3ème trait — tous les systèmes convergent et, au fond, c’est la philosophie qui est vraie —, qu’on s’interroge seulement sur ce composé bizarre, ou cette étrange chimère, qu’est la plupart du temps un cours de philosophie, et sur sa totale incohérence philosophique : chacun de nous — indépendamment d’ailleurs de ses conceptions philosophiques personnelles, comme on dit — peut très bien se faire tour à tour, par exemple, freudien sur la conscience, stoïcien sur les passions, kantien en morale, bachelardien sur la science, marxiste sur le travail, rousseauiste sur l’État … et heideggérien contre la technique. Nos cours ne sont-ils pas intrinsèquement éclectiques ? Et quelles copies gagnent “à l’applaudimètre” lors des commissions de concertation du baccalauréat sinon celles qui, indépendamment de ce qu’elles peuvent dire par ailleurs, manifestent une sorte de révérence envers la philosophie et de croyance en elle ? Comme si la véritable mission de notre enseignement était en définitive persuader avant tout nos élèves de l’excellence de la philosophie parce qu’elle est la philosophie.
Quant au 4ème trait — un grand texte parle à chacun sans médiation —, c’est le présupposé qui commande l’explication de texte (ou 3ème sujet) telle que nous sommes censés la pratiquer. Mais si nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord à son propos depuis plus de 30 ans (la récente reformulation de l’exercice n’a, comme on pouvait s’y attendre, rien clarifié du tout), c’est peut-être d’abord parce qu’il repose sur cette illusion qu’on pourrait réussir à comprendre ce que Platon ou Kant ont à nous dire sans avoir besoin de rien savoir d’eux ni de leurs doctrines.
Pourquoi qualifier cet éclectisme contemporain de postmoderne ? Parce que l’éclectisme de Cousin, puis le spiritualisme français de 1880 qui a pris sa place (et qui est une autre variante du même modèle), constituaient des cadres communs pour tous les professeurs : on pouvait être spiritualiste, ou positiviste, ou, un peu plus tard, bergsonien ou durkheimien, mais pour tous les professeurs de philosophie, les problèmes, le langage, les concepts, l’éventail des solutions étaient les mêmes. Ils s’opposaient dans leur doctrine, mais à l’intérieur d’un cadre problématique commun. Quiconque appartient à une génération qui a encore un peu pratiqué le manuel de Cuvillier (le dernier des manuels de cette tradition) sait cela.
Or, il s’est produit au début des années 70 dans notre enseignement une transformation profonde qui n’a été que très peu analysée et dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure : la disparition de tout cadre problématique commun à l’ensemble des professeurs de philosophie. Cette disparition s’est manifestée à travers deux événements :
- Le triomphe d’une conception “ultra-libérale” du programme : contrairement à la manière dont elles avaient toujours été comprises depuis plus d’un siècle, les notions n’indiquent désormais plus des têtes de chapitres, mais, selon la formule du programme de 1973, “ des directions dans lesquelles la recherche et la réflexion sont invitées à s’engager ”. S’appuyant sur une interprétation stricte de cette petite phrase, les tenants de la nouvelle doctrine (Jacques Muglioni et Bernard Bourgeois notamment) modifient radicalement la fonction du programme de philosophie : celui-ci cesse purement et simplement de structurer le cours. A la fin des années 60, mon professeur de terminale (qui allait devenir IPR peu après) prenait tranquillement les notions du programme dans l’ordre (la philosophie, la conscience, l’inconscient, la perception, l’attention, etc.). Je n’évoque par ce souvenir par nostalgie, encore moins pour demander le retour à cette manière de faire, [15] mais pour qu’on prenne bien la mesure de ce changement : loin, comme on le prétend souvent, de correspondre à l’esprit qui aurait toujours été celui de l’enseignement philosophique français, l’interprétation actuelle du programme de notions est une innovation récente !
- La quasi-disparition des manuels et leur remplacement par des recueils de textes totalement hétéroclites. La philosophie, désormais, ce sont des textes — et non plus des problèmes — à travers lesquels chaque professeur construit librement son parcours en fonction de questions qu’il a choisies sans jamais avoir à se demander s’il croise ou non celui de son voisin.
Il faudrait un autre article pour analyser sérieusement la conjoncture qui a conduit à cet éclatement et à cette disparition de tout cadre problématique commun dans la philosophie contemporaine. Une des raisons pourrait être l’absence dans la philosophie contemporaine d’un espace de problèmes et de débats qui soit commun à l’ensemble des philosophes aujourd’hui , l’absence d’un cadre de références et même d’un vocabulaire qui soient unanimement partagés. Comment puis-je enseigner la même discipline que mon collègue quand non seulement je ne lis pas du tout les mêmes auteurs que lui, mais quand je tiens pour philosophiquement faibles ou mystificateurs les penseurs qui sont décisifs pour lui (et réciproquement), quand les problèmes qui sont cruciaux pour lui sont dépourvus de toute pertinence pour moi (et vice versa) et quand le vocabulaire [16] qu’il utilise est totalement dépourvu de sens pour moi (comme le mien l’est pour lui) ? Il y a là une véritable difficulté que notre profession devrait affronter comme telle, plutôt que de laisser chacun s’enferme dans sa singularité et d’entériner la généralisation du “ différend ” (pour parler comme Lyotard).
3. Un enseignement strictement problématique serait un enseignement anhistorique
Arrêtons-nous un instant et essayons d’imaginer, pour les besoins de l’argumentation, à quoi pourrait ressembler un enseignement de philosophie générale absolument cohérent, c’est-à-dire un enseignement où l’on apprendrait exclusivement à examiner des problèmes philosophiques en eux-mêmes et pour eux-mêmes ? Ce serait, à n’en pas douter, un enseignement entièrement anhistorique. Si en effet les connaissance, c’est–à–dire les concepts et les idées, à enseigner doivent être entièrement subordonnées aux problèmes — comme le prétend “la doctrine officieuse” —, alors elles sont entièrement détachables de l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire des auteurs, des doctrines et des textes qui ont donné naissance à ces concepts et à ces idées. Cette remarque va contre toutes nos habitudes de pensée et d’enseignement. Elle me paraît pourtant difficilement contestable.
Essayons, pour y voir plus clair, de dresser la liste des connaissances dont on peut avoir besoin pour traiter un problème comme : Peut-on se fier aux sciences ?
1) Il y a d’abord des concepts accompagnés de définitions et de distinctions conceptuelles, par exemple, la définition de la connaissance comme une croyance justifiée. Certes, elle remonte au Théétète de Platon. Mais on peut tout à fait expliquer le sens de cette définition, l’utiliser et la discuter sans faire jamais référence à Platon. On peut prendre également comme exemple la distinction entre des vérités du type “ la terre tourne ” et des vérités du type “ la somme des angles d’un triangle est égale à celle de deux angles droits ” ; Leibniz parle de vérités de fait et de vérités de raison ; Hume de relations de faits et de relations d’idées ; un philosophe analytique parlera de vérités empiriques et de vérités conceptuelles.Mais au niveau d’initiation qui est celui la classe terminale, ces différences n’importent pas. Ce qui compte, c’est que l’élève comprenne la distinction et sache l’utiliser. Et on peut la lui enseigner sans aucune référence à ces doctrines historiquement situées, ni à des textes ni à leurs auteurs.
2) Il y a ensuite des doctrines ou conceptions qui se présentent comme des réponses à des problèmes donnés ; par exemple, il est important de connaître les termes du débat entre défenseurs d’une théorie de la vérité-correspondance et ceux d’une théorie de la vérité cohérence. Mais ces doctrines et leurs principaux arguments peuvent tout à fait être enseignés indépendamment de toute référence à Aristote, ou aux textes de la controverse entre Bertrand Russell et William James.
3) Il y a enfin des doctrines plus vastes qui correspondent à des attitudes constantes tout au long de l’histoire de la philo ; par exemple, l’empirisme. Mais on peut parfaitement expliquer ce qu’est l’attitude empiriste (toute connaissance est ou bien un donné ou bien une élaboration du donné qui ne s’appuie sur rien d’autre que sur ce donné lui-même) ou enseigner une définition élémentaire et classique de l’empirisme (“ rien dans l’entendement qui n’ait été auparavant dans les sens ”), indépendamment de l’histoire de l’empirisme et de ses différentes variantes. C’est même vrai de beaucoup de concepts ou de doctrines que nous avons, dans la tradition de l’enseignement philosophique français, l’habitude d’exposer sous un mode historique (c’est-à-dire en les référant à des auteurs et à des textes) : examiner l’idée d’une morale du devoir nous semble impliquer l’étude de Kant ; ou examiner l’idée de contrat social nous semble impliquer la lecture de Hobbes, Locke ou Rousseau. Mais il y a aujourd’hui en philosophie morale des défenseurs de la morale du devoir (contre les partisans d’une conception conséquentialiste), comme il y a en philosophie politique des défenseurs du contractualisme. On peut donc présenter ces idées indépendamment de tout recours, ou même de toute référence, à Kant, Hobbes, Locke ou Rousseau. Ou, si on y fait référence, ne le faire qu’à la manière des professeurs de physique qui enseignent les 3 lois de Newton et leur donnent bien ce nom, mais juste comme un nom de baptême, pour les distinguer de celles de Maxwell ou d’Einstein.
Toutes ces connaissances — ces concepts, ces doctrines — se trouvent évidemment dans les textes philosophiques et ont été élaborées au cours de l’histoire de la philosophie. Mais dans la discussion des problèmes philosophiques, elles peuvent être entièrement détachées de leurs racines textuelles et historiques. On peut donc parfaitement concevoir un enseignement élémentaire de la philosophie d’où serait absent tout recours à ce qui relève de l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire aux textes, aux doctrines et à l’historicité des concepts et des idées. Bien entendu, les professeurs auraient la connaissance de cette histoire et de ces textes (ils sont passés par l’université, ils ont lu Platon et Kant). Mais dans l’enseignement élémentaire, on ne considérerait que les problèmes tels qu’ils se posent dans le vocabulaire d’aujourd’hui. Un enseignement de la philosophie strictement problématique serait un enseignement entièrement anhistorique.
Qu’on me comprenne bien : je ne suis pas en train de préconiser un enseignement de ce type et de dire qu’il faudrait enseigner de cette manière. Et je vais même donner dans la sections suivante des arguments pour ne pas le faire. Je dis seulement qu’il faut être cohérent : si l’on a pour principe que l’enseignement en terminale est un enseignement de philosophie générale dont le contenu doit être déterminé uniquement par les problèmes, alors cet enseignement doit être complètement anhistorique ou déhistoricisé. Le contenu d’un tel enseignement ne doit pas être identifié avec celui des grands textes ou des grands auteurs du passé. Il faut partir des problèmes tels qu’on peut les poser aujourd’hui et déterminer le contenu de l’enseignement exclusivement à partir d’eux.
Ce que je reproche à l’enseignement français actuel, c’est son incohérence. On dit : nous ne faisons pas comme les Italiens, nous apprenons à penser non à partir des doctrines et de l’histoire, mais à partir des problèmes. Mais partir réellement des problèmes, ce serait faire comme les Anglo-saxons [17] : mettre l’histoire entre parenthèses, ou, si l’on expose les idées d’Aristote, les discuter exactement comme si elles venaient d’être développées par un contemporain. Un véritable enseignement de philosophie générale, un vrai enseignement de problèmes, serait un enseignement non pas à la française — où les textes, les doctrines et les auteurs sont en réalité omniprésents — mais un enseignement à l’anglo-saxonne, un enseignement tel qu’on a tendance à le pratiquer là où domine la tradition analytique.
Cette remarque avait déjà été faite il y a quelques années par Pascal Engel dans un article intitulé justement “ Réinventer la philosophie générale ” [18]. Il y opposait deux manières possibles d’enseigner la philosophie en terminale : partir de l’histoire de la philosophie, ou partir des problèmes ; et il marquait clairement sa préférence pour la seconde approche. “ Il me semble que la philosophie a plus de chance de satisfaire aux exigences de vérité et de critique quand elle affronte ses questions et propose ses arguments en se tenant à une certaine distance de son histoire et n’adopte pas une attitude purement immanente à celle-ci. Mon credo sur ce point est très proche des philosophes de tradition “analytique”, qui, selon une déclaration fameuse de l’un de ses représentants, ont tendance à considérer que l’on devrait lire Aristote comme s’il venait de publier l’un de ses articles dans le dernier numéro de Mind. […] Je n’ai pas l’impression que ce credo soit inconciliable avec ce que recommandent, pour la classe terminale, les instructions ministérielles les plus récentes, qui précisent très nettement que […] “le candidat n’est pas tenu de se référer à la doctrine de l’auteur ni à l’histoire de la philosophie” et que “le texte doit être choisi de telle sorte qu’il permette de poser, éventuellement de résoudre, un problème philosophique qu’il s’agit de saisir en lui-même.” On ne saurait mieux dire : l’unité de base de la pratique philosophique, c’est le problème, et non pas le texte ; mais, en pratique les choses ont tendance à se passer comme si l’on optait plutôt pour la seconde formule en créant chez les élèves et des étudiants des réflexes textuels ou nominaux (par exemple, le doute = Première Méditation ; le devoir = Kant ; l’inconscient = Freud, etc.). ” [19]
L’enseignement philosophique français est inconséquent : il prétend être un enseignement de problèmes, un enseignement de philosophie générale ; mais en réalité son contenu est historique. Ce qui est enseigné, c’est le doute chez Descartes, le devoir selon Kant, etc. Nous prétendons enseigner les problèmes, mais c’est une prétention vide car nous n’avons ni l’éventail des doctrines ni le cadre argumentatif rigoureux des anglo-saxons ; nous enseignons en fait implicitement de l’histoire de la philosophie, mais sans la qualité d’information et de formation de l’enseignement à l’italienne.
4. Il y a des raisons d’introduire de l’histoire de la philosophie et des idées dans un enseignement de philosophie générale
Un fois admis ce qui précède — un enseignement de philosophie générale est, dans son principe, anhistorique —, il y a de bonnes raisons de vouloir introduire aussi des éléments déterminés d’histoire de la philo dans l’enseignement de terminale. Mais il faut énoncer ces raisons comme telles, et ne pas se satisfaire de fausses lapalissades du genre “ la philosophie est chez les philosophes ”.
4.1. L’exigence de constitution d’une culture
On peut avoir envie de dire : “ Mais tout de même,il faut bien que les élèves de terminale aient entendu parler de Socrate et des sophistes, de l’aventure intellectuelle de Descartes, du projet des Lumières, de la mort de Dieu, de l’inconscient freudien, etc. ”
Sur quoi repose ce “ mais tout de même il faut bien ” ? Sur l’idée qu’il y a là des moments de l’histoire de la pensée qui méritent d’être connus et étudiés en tant que tels parce qu’ils sont constitutifs de notre culture présente ; qu’ils sont à l’origine des manières dont nous pensons et faisons de la philosophie aujourd’hui ; que pour comprendre les débats d’idée contemporains, on a besoin de s’y référer ; et, qu’en les comprenant et en les étudiant, ce sont nos propres questions que nous éclairons. Cela revient à dire que l’enseignement élémentaire de philosophie n’a pas seulement pour finalité d’apprendre à penser, mais aussi de permettre à l’élève de se constituer une culture philosophique de base, laquelle inclut nécessairement la connaissance et l’intelligence d’un certain nombre de moments particulièrement importants — importants pour nous aujourd’hui — de l’histoire de la philosophie. On peut appeler cette exigence : l’exigence de la constitution d’une culture.
C’est très exactement la justification qui était celle des fameuses questions “ à ancrage contemporain ”, ou “ d’approfondissement ”, du programme Renaut. Si ceux qui se sont opposés à cette proposition et l’on fait échoué étaient cohérents, il devraient exiger un programme “ à l’anglo-saxonne ” !
Je ne prendrai qu’un exemple des hypocrisies où nous conduit cette incohérence. En 1973, on introduit dans la programme l’inconscient en même temps que Freud fait son entrée dans la liste des auteurs. Il est évident qu’on a considéré à ce moment que “ mais tout de même, il faut bien qu’un bachelier aujourd’hui ait quelques connaissances sur la doctrine freudienne de l’inconscient ”. Mais, bien entendu, on n’a pas inscrit celle-ci comme telle au programme ! Interrogés sur ce sujet, les inspecteurs ont toujours répondu qu’un professeur peut tout à fait choisir de traiter de l’inconscient à partir des “ petites perceptions de Leibniz ” et d’ignorer Freud. Personne n’était dupe et nul ne pouvait croire un instant à cette réponse, même pas les inspecteurs en question. Mais les principes étaient saufs : le programme de philosophie est un programme de philosophie générale qui ne fait mention d’aucune doctrine qui relève de l’histoire de la philosophie. Il va sans dire qu’un certain nombre de sujets de bac exigent bien, eux, une connaissance minimale de la conception freudienne de l’inconscient [20] ! Il me semble au contraire que, si l’on pense qu’un élève de terminale doit connaître et comprendre quelque chose de la doctrine freudienne de l’inconscient, il faut l’écrire tel quel dans le programme et qu’on ne peut le justifier que par le souci de la constitution d’une culture philosophique. Ce souci n’est nullement incompatible avec celui d’un enseignement problématique, mais il ne s’y réduit pas et ne s’en déduit pas.
4.2. L’exigence de contextualisation
On peut avoir envie de dire : “ Mais tout de même, il faut bien donner leur l’épaisseur historique aux concepts et aux idées philosophiques ! Le cogito ou l’idée de contrat social ne surgissent pas dans n’importe quel contexte. La philosophie ne se fait pas dans un ciel d’idées ni seulement dans le cabinet du philosophe. Elle est solidaire du monde réel et de son histoire : des révolutions scientifiques, des transformations sociales, des bouleversements politiques, des innovations artistiques, etc. ” La thèse qui sous-tend cette réaction, c’est que, pour comprendre une idée philosophique, il faut la ressaisir dans le contexte historique qui lui a donné naissance. Cette thèse a une version forte et une version faible.
La version forte (la version historiciste) dit quelque chose comme : on ne peut comprendre une idée philosophique que dans le contexte historique où elle a pris naissance. Dans cette version, pour les raisons que j’ai dites plus haut (section III), elle me paraît très discutable, pour ne pas dire fausse.
La version faible dit : pour comprendre une idée philosophique, il peut être utile et important de ressaisir le contexte philosophique où elle a pris naissance. Dans cette version, elle me paraît difficilement contestable : c’est presque une banalité, mais une banalité éclairante pour la pédagogie de la philosophie au lycée. On ne peut pas supposer chez tout élève de terminale le goût de la discussion et de la spéculation philosophiques prises pour elles-mêmes. Une des manières de faire saisir le sens et les enjeux des idées philosophiques, c’est de les présenter comme les réponses que des individus en chair et en os ont dû inventer pour faire face aux situations historiques dans lesquelles ils se trouvaient : Descartes face à la révolution galiléenne, Rousseau face aux défenseurs de l’absolutisme monarchique. C’est l’exigence d’une mise en contexte historique.
Il faut préciser tout de suite que cette forme d’historicisation n’a pas grand-chose à voir avec ce qui est le plus souvent enseigné en France sous le nom d’histoire de la philosophie. Celle-ci consiste principalement soit en une étude interne des grands systèmes ou de la pensée des grands auteurs, soit en une histoire strictement interne (pour caricaturer : Descartes qui engendra Leibniz qui engendra Kant qui engendra Hegel ; c’est de cette manière qu’on m’a enseigné jadis la philosophie en khâgne). L’historicisation dont il est question ici, c’est plutôt la mise en relations d’idées comprises comme des événements philosophiques avec des situations ou des événements sociaux, politiques, religieux, artistiques, etc.
La question de savoir dans quelle mesure on doit pratiquer en terminale une telle mise en contexte (pour quelles idées ? jusqu’où ? comment ? avec quels outils intellectuels ?) me paraît être une question largement ouverte. Encore ne faut-il pas, comme c’est le cas aujourd’hui occulter le problème, réduire cette historicisation aux notes de bas de page et la pratiquer chacun dans son coin avec honte et mauvaise conscience. Si on l’estime pédagogiquement nécessaire, elle doit constituer une partie pleinement légitime de notre enseignement et trouver sa place dans les programmes.
4.3.L’exigence de former des lecteurs.
On peut avoir envie de dire : “ Mais tout de même ! Pour se former en philosophie, il faut bien se frotter aux textes des grands philosophes ! ” Sans doute, mais qu’entend-on par là ? C’est typiquement le genre de fausse évidence que, dans notre profession, on n’interroge jamais.
Si l’on veut dire : “ la prise de connaissance des idées philosophiques par l’élève doit se faire exclusivement, ou principalement, à travers les textes et la lecture des textes ”, si l’on veut dire “ la philosophie par les textes, et rien que par les textes ”, c’est une affirmation qui ne saurait être admise sans examen ni discussion. A titre personnel — mais là je ne peux, comme tout le monde ici, m’appuyer que sur ma propre expérience d’enseignant de terminale —, j’ai tendance à penser qu’elle est fausse et qu’elle a des effets néfastes. [21]
Il me semble en effet que le recours aux textes a un prix, souvent très coûteux : il y a les problèmes de langue (l’incapacité où sont la plupart de nos élèves de lire tout simplement un paragraphe de Descartes en y comprenant quelque chose), les problèmes de traduction (avec Platon par exemple), les problèmes de découpage (quand on utilise les textes courts), les problèmes liés au contexte culturel (les connaissances non philosophiques dont il faut disposer pour comprendre ce à quoi le texte fait référence ou ce qu’il suppose connu du lecteur), les problèmes liés au contexte philosophique (les débats dans lesquels l’auteur est engagé et qui ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux qui sont liés au problème dont traite le cours), etc. Mon expérience — mais je vais sûrement choquer en avançant cela —, c’est que bien souvent on embrouille les élèves en se croyant tenu d’assortir chaque idée nouvelle d’un texte, et qu’il s’avère alors pédagogiquement plus efficace de reformuler l’idée dans un langage contemporain sans s’encombrer de textes, voire, pourquoi pas, de raconter le cheminement des idées d’un philosophe dans tel ou tel de ses livres que les élèves ne sont pas en mesure de lire, en étayant ce récit d’une ou deux citations bien claires.
Il est vraisemblable que l’introduction, dans les années 70, de l’utilisation du “ texte court ” à l’intérieur du cours de philosophie a représenté un certain progrès pédagogique. Mais il faudrait en évaluer aussi les limites et les inconvénients. Je ne suis pas persuadé qu’on ait beaucoup gagné à remplacer une série de résumés de doctrines de 20 lignes ou une page, comme on en trouve dans le Cuvillier, par une série de textes totalement disparates de 20 lignes à une page. Je ne préconise pas le retour en arrière, mais je ne suis pas sûr non qu’il y ait progrès à tous les coups. A voir l’inflation et la dispersion des textes dans les manuels transformés en recueils de textes, je ne suis pas certain que cette substitution ne soit pas, pour une part, une fuite devant la difficulté qui est de savoir dans quel cadre et par quelles voies les élèves peuvent s’approprier les connaissances doctrinales dont on estime qu’ils ont besoin. N’entretient-on pas l’illusion que le mieux que nous puissions faire est de leur livrer la substance philosophique elle-même, c’est-à-dire les textes ? Nous semblons dire : “ Qu’ils lisent, et pensent ensuite comme ils pourront : nous leur avons donné le meilleur. ” Mais n’est-ce pas fuir devant notre responsabilité qui est d’exposer, et au besoin de reformuler, les idées pour les rendre compréhensibles ?
Loin de moi l’idée de nier pour autant la valeur formatrice de la lecture des textes. Mais formatrice à quoi ? Il me semble que la capacité à lire des textes philosophiques, et plus généralement, d’ailleurs, des textes d’idées — à lire, c’est-à-dire à reconstituer et repenser pour soi l’élaboration d’une question par l’auteur, l’enchaînement des thèses, l’évaluation de leurs conséquences, la discussion des objections, etc. — a une valeur en tant que telle. Mais si l’on pense cela, il faut en tirer les conséquences : le développement de cette capacité — l’apprentissage de la lecture de textes philosophiques — devrait figurer, comme tel et de manière distincte, parmi les objectifs de notre enseignement. On peut appeler cette exigence :exigence de la formation de lecteurs de textes philosophiques.
Certains vont dire que j’enfonce une porte ouverte ? Je ne le crois pas. Chaque fois qu’on a proposé de tirer les conséquences de cette idée, chaque fois par exemple qu’on a proposé à l’examen une épreuve de lecture guidée (sur un texte plus long que le texte qui donne lieu aujourd’hui au 3ème sujet), il y a eu un tir de barrage sur le thème : une telle épreuve ne permet pas de problématiser, donc elle n’est pas philosophique. Une fois de plus, la définition exclusive de l’enseignement de philosophie en termes de “problématisation” bloque tout débat. Et il n’est pas sûr que l’explication de texte, sous sa forme actuelle — un texte nu, sans contexte, ni question — soit l’exercice qui permette le mieux d’aider l’élève à se donner une compétence de lecteur, ni qui permette non plus d’évaluer au mieux cette compétence à l’examen.
Tout ce que j’ai avancé dans cette section est évidemment rapide, schématique et délibérément polémique. Mais je veux simplement suggérer ceci : à la question “ quelles sont les connaissances philosophiques qu’on doit acquérir en terminale ? ” on ne peut se contenter de répondre trop facilement “ celles qu’on acquiert en lisant les textes des grands auteurs ”.
5. Trois propositions
Je voudrais conclure en avançant trois propositions. Pour les raisons que j’ai exposées plus haut, il me paraît évident que le seul type de programme cohérent avec l’idée que l’enseignement de philosophie au lycée doit être avant tout un enseignement de philosophie générale, c’est un programme de problèmes, définis à partir de l’état des débats dans la philosophie et dans la culture contemporaines. Mais cette exigence ne me semble nullement incompatible avec d’autres exigences, et notamment celles que j’ai appelées de constitution d’une culture philosophique, de contextualisation des idées , de formation de lecteurs.
Ces propositions pourraient être rassemblées sous la maxime suivante : Cessons de mettre partout de l’histoire de la philosophie sans le dire, cessons de faire en permanence un usage implicite de l’histoire de la philosophie ; mais quand nous pensons devoir faire de l’histoire de la philosophie, faisons-le explicitement et en sachant pourquoi .
5.1. Enseigner et mettre au programme des –ismes
Il me semble incohérent qu’un enseignement qui part des problèmes n’enseigne pas aussi les différentes réponses, ne donne pas aux élèves la carte des réponses possibles, ou plutôt des réponses qui lui sont données de manière classique. Par exemple : le rationalisme et l’empirisme, si le problème est “ peut-on se fier à la science ? ” — le libéralisme et le socialisme, si le problème est “ qu’est-ce qu’une société juste ? ” — le dualisme et le naturalisme, si le problème est “ comment concevoir les rapports entre le corps et l’esprit ? ”
Pourquoi ?
D’abord, parce que l’éventail des réponses fait partie de la position du problème ; il en est indissociable. C’est d’ailleurs souvent en comprenant les réponses proposées à un problème que l’on comprend la nature véritable de ce problème et ses enjeux. C’est parce que ces réponses sont possibles ou ont été jugées possibles que les problèmes se posent comme ils se posent. L’élève n’a pas à les inventer. Il n’en est pas capable, pas plus d’ailleurs que le professeur. Il doit les connaître si l’on veut qu’il puisse à son tour — et c’est cela l’objectif d’un enseignement philosophique de la philosophie — se situer lui-même dans le débat et y prendre position.
De toute façon, ces termes sont employés dans le moindre article de journal où apparaissent des débats d’idées. Ce sont des éléments de culture indispensables pour des élèves qui ensuite ne feront plus de philosophie.
Enfin, nous connaissons, nous professeurs, ces mots et nous réfléchissons avec leur aide, dans le cadre qu’ils offrent. Il y a malhonnêteté et obscurantisme à vouloir interdire aux élèves leur connaissance. Ce sont des mots du vocabulaire philosophique de base, et quiconque fait de la philosophie en a besoin.
2. Enseigner des concepts et des doctrines historiquement situées.
Il y a des doctrines historiquement situées (et des concepts liés à certaines doctrines) qui correspondent à certains moments de l’histoire de la philosophie, et qui ont joué un tel rôle dans la constitution et dans l’histoire de certains problèmes philosophiques qu’il est plus que légitime pour traiter philosophiquement ces problèmes d’y faire expressément référence. Par exemple, le stoïcisme et l’épicurisme, pour un problème qui serait “ comment conduire sa vie ? ” — La mort de Dieu, pour un problème qui serait “ pourquoi y a-t-il des religions ? ” — Le contrat social, pour un problème qui serait “ qu’est-ce qu’une société libre ? ” — Le programme cognitiviste, pour un problème qui serait “ comment concevoir les rapports entre le corps et l’esprit ? ” — Libéralisme et communautarisme, pour un problème qui serait “ qu’est-ce qu’une société juste ? ”
Mais, objectera-t-on, un tel programme serait philosophiquement ou idéologiquement orienté. — Pas du tout. Rien n’interdit à un professeur d’expliquer à ses élèves pourquoi Dieu n’est pas mort, pourquoi le programme cognitiviste ne peut qu’échouer ou pourquoi le débat entre libéraux et communautaristes n’oppose que superficiellement des gens qui sont d’accord sur l’essentiel. Il leur montrera par là un exemple d’exercice de la pensée critique, et il leur donnera, en outre, les moyens de faire une excellente 3ème partie sur des sujets touchant au problème en question.
Mais, objectera-t-on, apprendre une doctrine n’est pas apprendre à penser. On peut ainsi lire, sous la plume d’un inspecteur, l’argument suivant : “ On entend dire qu’on ne peut enseigner la philosophie qu’à des élèves qui ont d’abord acquis des connaissances élémentaires sur les philosophies et connaissent les grandes lignes des philosophies : pour parler de la liberté, il faudrait d’abord avoir une idée de ce qu’est, d’abord, le stoïcisme. Mais cette culture, posée en préalable n’offre que des matériaux pour un enseignement qui se proposera de les utiliser ensuite comme éléments d’une leçon qui sera, elle, une leçon de philosophie. Prise en ce sens, l’idée de culture philosophique est un non-sens. On imagine peut-être bien faire en donnant aux élèves les moyens de penser et de travailler sur des choses sérieuses qui peuvent être apprises et qui leur serviront pour dire des choses intelligentes sur une question. Mais c’est oublier que c’est justement la question qui donne l’intelligence des choses. ” [22] Autrement dit, il faut penser avant de connaître et non connaître avant de penser.
Mais qui a jamais prétendu qu’il fallait connaître avant de penser ? La question de savoir ce qui de la connaissance ou de la pensée doit venir en premier est évidemment dépourvue de sens. Comment faire connaître une doctrine philosophique sans la faire comprendre et comment la faire comprendre sans la présenter comme une réponse possible à un problème philosophique ? L’auteur nous révèle, une page plus loin, que la question qui donne sens à la lecture des textes stoïciens sur la liberté, c’est : “ qu’est-ce donc qu’un homme libre ? ” La belle affaire ! Qui a jamais proposé d’exposer la doctrine stoïcienne de la liberté autrement que comme l’une des réponses possibles à la question de savoir ce qu’est un homme libre ? Et d’ailleurs, quel élève sera assez crétin pour, quand on lui explique les rudiments de la doctrine stoïcienne, ne pas se demander immédiatement : est-ce bien ça la liberté ? Sauf à identifier connaissance et psittacisme, connaître une idée ou un doctrine philosophique, c’est nécessairement l’avoir comprise et donc être capable à son tour de penser ce qu’elle pense. Ou, si on veut le dire un peu pompeusement, toute connaissance philosophique est nécessairement pensante (sinon, ce n’est pas une connaissance : on répète des mots, mais on n’a rien compris, donc on ne connaît pas).
Alors, si nous sommes tous d’accord là-dessus — et je suis convaincu que nous pouvons l’être—, cessons d’opposer connaissance et pensée de manière aussi manichéenne et aussi absurde ! Et demandons-nous ensemble comment articuler les problèmes sur lesquels nous voulons que nos élèves réfléchissent avec les connaissances sans lesquelles toute réflexion sur ces problèmes est vouée au bavardage.
Il y a en outre dans tout ceci quelque chose que je n’arrive pas à comprendre : pourquoi si l’étude d’une doctrine était prescrite par le programme devrait-elle prendre nécessairement une forme stupide et mécanique, non philosophique, alors que si elle n’est pas prescrite mais implicitement nécessaire (comme aujourd’hui) elle devient du même coup “authentiquement philosophique” ?
3. Enseigner (au moins terminale L)un cadre général d’histoire de la philosophie
Il n’est pas raisonnable que des élèves dits littéraires qui étudieront ensuite l’histoire, le droit ou les cultures étrangères (s’ils font des langues), n’aient aucune idée de l’histoire de la philosophie. Il ne s’agirait évidemment ni d’une simple chronologie d’auteurs et de courants, ni d’une histoire systématique à la manière du programme italien, mais, pour chacun de ces penseurs et de ces courants, de donner quelques caractéristiques principales dans l’idée qu’ensuite, chaque fois qu’on rencontrera un texte ou une doctrine qui s’y rapporte, on pourra établir des liens et remplir le cadre initial — de la même manière qu’on peut (ou devrait) attendre d’un élève de terminale littéraire qu’il sache quelque chose du classicisme, du baroque, du romantisme, ou du symbolisme.
On pourrait imaginer une liste qui comporte par exemple : — La naissance de la philosophie — Socrate et les sophistes — Platon et Aristote— Les sagesses de la période hellénistico-romaine — Descartes et la révolution galiléenne — Rationalisme et empirisme à l’âge classique — Kant et les Lumières — L’idéalisme allemand — Plus une liste de quelques courants contemporains comme : positivisme, marxisme, Nietzsche, pragmatisme, phénoménologie et existentialisme, philosophie analytique.
C’est une proposition que, je l’avoue, je ne présente pas sans une certaine hésitation, tant elle va contre les dogmes et contre les mœurs. Mais n’est-ce pas quelque chose que nous sommes tous plus ou moins obligés de faire, clandestinement, et un peu selon les circonstances ? Alors, si nous sommes amenés à le faire, cela correspond sans doute à un besoin. Faisons-le donc ouvertement, et en réfléchissant ensemble à ce que nous faisons.
[1] Edouard Aujalleu, “ Philosophie et histoire de la philosophie en classe terminale ”, dans L’histoire de la philosophie dans l’enseignement philosophique, coordonné par A. Perrin sous la direction d’A. Chauve, CRDP de Montpellier, 1997, p. 47. Ce petit ouvrage (désormais cité HPEP], publié sous la direction d’un inspecteur, a le mérite d’expliciter la “conception officieuse” sur ce sujet (voir la note 2).
[2] J’entends par “ conception officieuse ” celle qui ne se lit actuellement qu’en filigrane de certains textes réglementaires mais que préconisent la plupart des inspecteurs et des formateurs d’IUFM (Voir le Manifeste pour l’enseignement de la philosophie de l’Acireph). A la date où j’écris, on ignore si le second projet de programme proposé par Michel Fichant et le groupe d’experts qu’il préside sera promulgué. S’il l’est, la “conception officieuse” qui y est largement exposée deviendra clairement officielle.
[3] C’est par commodité et pour faciliter le débat avec les défenseurs de la “doctrine officieuse” que je reprends ici sans la discuter la distinction aujourd’hui convenue entre philosophie générale et histoire de la philosophie. Cette distinction est plus que discutable et elle appellerait un examen minutieux. D’une part, il y a toutes sortes de manières de concevoir et de pratiquer l’histoire de la philosophie. D’autre part, le terme “philosophie générale” me semble avoir été introduit à l’origine pour désigner un “domaine” de la philosophie (tout ce qu’on ne pouvait faire entrer dans les philosophies “spéciales” : philosophie morale, politique, des sciences, du langage, de l’art, etc.) et servir institutionnellement de substitut “neutre” au terme de métaphysique, qui était lui trop chargé et connoté. Ce n’est évidemment pas dans ce sens qu’il est pris dans le contexte qui est ici le nôtre. Il ne renvoie pas à un domaine mais à une démarche : faire de la philosophie à partir des problèmes (plutôt qu’à partir d’un exposé des doctrines ou d’un commentaire des textes).
[4] Préface à HPEP. Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur ce que cette représentation a de grossièrement caricatural et même de choquant : on semble oublier que la philosophie vivante, telle qu’elle s’invente et s’écrit aujourd’hui, est faite, pour l’essentiel, par des universitaires ! Et que des auteurs comme Foucault, Deleuze, Ricoeur, Bouveresse, ou Derrida, mais aussi bien Putnam, Rawls, Habermas, Gadamer, ou Rorty, qui n’ont cessé de commenter les classiques ou les contemporains, l’ont toujours fait pour renouveler les problèmes philosophiques les plus actuels. L’histoire de la philosophie au sens étroit ne recouvre qu’une partie du travail qui se fait à l’université.
[5] On trouve cette formule dans l’avant-propos d’un manuel plus ou moins officieux : La philosophie par les textes, sans nom d’auteurs, Nathan, 1989.
[6] Alain Chauve, dans HPEP, p. 17.
[7] André Perrin, HPEP, p. 30. Sur ce problème, voir dans le présent volume l’article de Cécile Victorri.
[8] Avant-propos à La philosophie par les textes, op. cit.
[9] Alain Chauve, HPEP, p. 15
[10] Edouard Aujalleu, HPEP, p. 49
[11] J’emprunte cette expression fort exacte à Edouard Aujalleu (HPEP, p. 48)
[12] Sur cette caractérisation de l’éclectisme, voir Gérard Lebrun, “ “Devenir de la philosophie” ”, dans Notions philosophiques, sous la directions de Denis Kambouchner, Gallimard, 1995, T. III, p. 590-592.
[13] André Pessel, rapport du jury de l’agrégation externe, 2000.
[14] Alain Renaut, rapport du jury de l’agrégation interne, 2001.
[15] Je ne plaide pas, comme on le verra plus loin, pour un programme de notions-têtes de chapitres, mais pour un programme de problèmes, ce qui est tout autre chose.
[16] Par exemple, le vocabulaire heideggerien pour un cognitiviste, et vice versa.
[17] Ou comme on se représente qu’ils font. La réalité de la philosophie “anglo-saxonne” contemporaine aujourd’hui est un peu plus complexe.
[18] Le débat, n°101, sept-oct. 98
[19] Ibid, p. 161.
[20] Par exemple : “ La duplicité de la conscience rend-elle inutile l’hypothèse de l’inconscient ? ”
[21] Je tiens à le dire d’autant plus clairement que cette conception a été en gros, si j’ai bonne mémoire, la doctrine du GREPH au début des années 80
[22] A. Chauve, HPEP, p. 15-16