Accueil > Les pratiques > L’évaluation > Un peu de sérieux !
Un peu de sérieux !
Le texte proposé l’épreuve de philosophie du bac technologique 2015 comportait une erreur de traduction qui le rendait impossible à comprendre. Cette erreur pose certes la question de savoir si et comment les sujets sont vérifiés avant d’être proposés à l’examen. Plus généralement, elle incite à réfléchir sur le rôle du texte d’auteur dans l’enseignement de philosophie, et dans l’épreuve du bac, notamment en séries technologiques.
lundi 24 août 2015, par
A été proposé aux élèves des séries technologiques à l’épreuve de philosophie du baccalauréat, en troisième sujet, un texte de Hume dont la traduction française comportait un contresens. Ce n’est pas la première fois qu’un sujet d’examen pose problème, et il n’y a pas qu’en philosophie que cela arrive. En revanche, cela fait longtemps que, régulièrement, des professeurs de philosophie dénoncent la formulation des sujets de baccalauréat et la nature même des épreuves, au motif qu’il est impossible d’y préparer sérieusement leurs élèves. Difficile, cette année, quand on a lu le texte de Hume en question, quand on a peiné soi-même à comprendre son raisonnement, quand enfin, on a appris que ce raisonnement était d’autant plus pénible à comprendre que la traduction comportait un grave contresens, difficile, donc, pour le professeur de philosophie de résister au sentiment que tout cela n’est pas très sérieux.
Il faut ensuite résister à une deuxième réaction, quasi réflexe : surtout, n’alerter ni les pouvoirs ni l’opinion publique qui, on le sait, ne pensent qu’à une seule chose : liquider l’enseignement philosophique [1].
Au contraire, c’est précisément cette attitude de protection et de défense, adoptée maintenant depuis fort longtemps, qui explique que ce genre d’accident soit possible, et qui est contre-productive. Oui, le texte de Hume donné cette année aux candidats au baccalauréat technologique pose de graves problèmes et les vrais amis de l’enseignement de philosophie dans le secondaire ne doivent pas les cacher, mais au contraire, les dénoncer et les analyser, ce que nous nous proposons de faire ici. S’il n’y a pas à gloser sur le fait lui-même, simplement navrant, en revanche, il est plus intéressant de s’intéresser à ce qui l’a rendu possible. L’on verra alors que cela touche à beaucoup de choses : -# la définition même de l’enseignement de philosophie en classe de terminale dans les différentes séries et la conception de ses programmes ; -# le sujet-texte du baccalauréat, et plus généralement, le statut des textes et des œuvres dans l’enseignement de la philosophie ; 3-# enfin, un certain état de la relation entre l’enseignement secondaire et la recherche en philosophie.
1 Le problème du dogme de l’enseignement philosophique un et indivisible
Tout d’abord, et indépendamment de l’erreur de traduction, le texte de Hume propose un raisonnement très complexe, de l’avis de beaucoup [2], trop complexe pour qu’un élève moyen de série technologique le comprenne (on peut le regretter, mais c’est ainsi) : le problème est ici que l’enseignement de philosophie n’a jamais pris la mesure de la démocratisation du secondaire qui est passée par la création de nouvelles sections, adoptant au contraire le dogme que c’est le même enseignement, les mêmes exercices, les mêmes textes qui étaient valables pour toutes les sections : toute la philosophie, rien que la philosophie, la philosophie même, la même philosophie, pour tous, indifféremment. On a vu toute tentative d’adaptation comme un renoncement à l’exigence et au principe d’égalité.
Il faut en effet se méfier d’une adaptation ’sauvage’ (même si c’est ce que nous sommes dans la nécessité de pratiquer dans nos classes) ; mais entre l’adaptation perçue comme une débâcle démocratique, et le rappel de l’exigence dite républicaine, qui n’est pas davantage démocratique, il y aurait tout un travail à faire, qui n’a jamais été fait, de réflexion sur la détermination d’une difficulté graduée de notre enseignement : reconnaître que certains problèmes, que certains auteurs, que certains textes sont plus difficiles que d’autres, et se prêtent mieux à des débutants ou à des experts, conviennent mieux à des élèves de séries technologiques ou à des élèves plus à l’aise avec le raisonnement abstrait, censés (on dit bien « censés ») être dans les séries générales ; déterminer ces auteurs, ces problèmes, ces textes.
Faute d’un tel travail, qui aurait dû être celui de l’institution de l’enseignement de philosophie, l’inspection a beau jeu de nous reprocher collectivement d’étudier toujours les mêmes œuvres, telle cette inspectrice qui déplore que nous soyons trop nombreux à étudier la Lettre à Ménécée et qui déconseille l’étude de cette œuvre aux jeunes collègues. Mais pourquoi étudie-t-on cette oeuvre ? Ce travail que nous n’avons jamais fait, collectivement, chacun le fait pour son propre compte sur la base de son expérience : quel mal à expliquer une œuvre courte, facile à lire, qui traite de manière simple de quelques problèmes fondamentaux ? Beaucoup d’œuvres philosophiques répondent-elles à ces critères ? Pour des élèves faibles, ou débutants, on comprend que ce texte soit plébiscité. L’on touche ici à un point essentiel : le nécessaire travail d’une didactisation réfléchie de notre discipline, s’appuyant sur une expérience professionnelle commune, a toujours été rejeté – autour de l’idée que la philosophie n’était pas une discipline scolaire comme les autres— du fait que le rapport des professeurs de philosophie à leur pratique (en tout cas celui du groupe dominant des professeurs de philosophie, qui détient notamment le pouvoir de leur représentation et de leur contrôle) semble entièrement déterminé et médiatisé par l’inspection qui dit la norme pédagogique et évalue la performance des professeurs à partir de cette norme. Le jugement individualisant organisateur des carrières, et intégré au point que la norme institutionnelle est considérée comme naturelle par tous ceux qui jouent le jeu, légitimement soucieux du déroulement de leur carrière, n’a pas favorisé, c’est le moins qu’on puisse dire, la construction d’une professionnalité partagée sur une base empirique.
Rappelons les normes qui règlent l’usage des textes dans l’enseignement secondaire : contrairement à ce qui se passe dans l’enseignement supérieur, ils ne sont pas les supports d’un exercice d’histoire de la philosophie, mais matière à réflexion (l’explication du texte étant finalisée par la compréhension du problème). Du coup, sont proposés aux élèves des extraits en dehors de tout contexte, et qui n’ont fait l’objet d’aucune préparation. C’est un exemple typique de mauvaise abstraction, didactiquement ruineux : c’est séparer la compréhension d’un problème de ses conditions de possibilité. Une « pédagogie rationnelle », pour reprendre le terme de Bourdieu [3], consisterait à élaborer le corpus des œuvres philosophiques afin de les mettre au service des élèves et des effets intellectuels qu’on attend de notre enseignement (ce qui, soit dit en passant, ne s’oppose en rien à une ambition culturelle). Pour cela, on ne peut se contenter de fabriquer une liste de 57 philosophes (!) dans un programme -pas plus qu’on ne peut se contenter de faire une ’liste’ de notions : pas plus ici que là, une liste n’est un programme. Je pense aussi que l’on s’est trop focalisé, dans les débats passés, sur le programme de notions : on ne s’est pas intéressé suffisamment au programme-liste des auteurs (un non-programme, en réalité, qui fonctionne surtout implicitement comme marqueur de la valeur des professeurs selon les choix qu’ils opèrent dans ce programme), alors que c’est lui qui commande la troisième épreuve du baccalauréat, et, aussi indirectement que clandestinement, l’ensemble de notre enseignement. Il faudrait s’engager dans un travail de fond et ne pas accepter comme tel l’éclectisme philosophique qui s’impose aujourd’hui à travers cette liste d’auteurs, avec ses effets pédagogiques délétères. Peut-être faudrait-il en revenir à un programme d’œuvres, comme c’était le cas avant les programmes de 1973, mais non pas en suivant les critères d’alors (les chefs d’œuvre des ’grands’ philosophes, imposés comme des évidences par une certaine idée de la culture philosophique légitime et nationale), mais d’œuvres déterminées pour leur intérêt didactique pour tels ou tels problèmes, et classées selon un indice de difficulté, qui rendrait impossible de donner à des élèves faibles ou débutants des textes trop compliqués. Il faut ajouter que, contrairement aux listes restreintes d’œuvres des programmes antérieurs à 1973, c’est l’ensemble des œuvres philosophiques qui devrait être l’objet de ce travail (y compris les œuvres contemporaines -où l’on voit qu’il y aurait aussi un effet de déverouillage par rapport à une certaine idée normative de la culture légitime). Au lieu d’arrêter une liste dans un programme, l’urgence est d’entreprendre un travail utile de didactisation rationnelle de notre discipline qui repose sur d’autres normes que celles du jugement de valeur (portées par le groupe dominant) -travail que toutes les ’listes’ de tous nos ’programmes’ ont toujours eu précisément pour fonction, ou en tout cas pour effet, d’empêcher, le bon professeur pouvant se targuer de « faire » le programme sans difficulté, et l’excellent mettant même son point d’honneur à le mépriser pour n’avoir à faire qu’à la chose même : la philosophie. Dans le même ordre d’idées, Epicure est bien dans la liste des auteurs, mais c’est un signe de médiocrité professionnelle que d’étudier ses œuvres. Un tel système du jugement est désastreux en pratique, surtout pour les élèves les moins familiers avec la culture philosophique, et qui ont le plus de difficulté avec les raisonnements abstraits. Il est désastreux aussi dans les épreuves de baccalauréat et dans le choix des sujets : à la hantise de la « question de cours » en dissertation, répond celle du texte préparé, qui seraient comme une prime aux médiocres.
Le travail institutionnel de détermination de notre discipline comme discipline de l’enseignement secondaire a été fait à une époque où la sociologie de l’enseignement secondaire n’avait rien de commun avec celle d’aujourd’hui. L’extension de l’enseignement de philosophie à l’ensemble des sections générales et technologiques a été conçue par l’inspection et le groupe professionnel dominant, dès 1965, comme l’extension, à toutes les sections, de l’enseignement total de la philosophie qui avait cours dans la classe de Philosophie –totalité qui demeurait quand bien même le programme était tronqué d’un nombre plus ou moins important de notions dans la liste, et l’horaire, tronqué d’un certain nombre d’heures-. Dans toutes les sections, c’est le même esprit, les mêmes exercices (ou à peu près), les mêmes normes d’évaluation qui devaient s’appliquer. Il faut remonter à ce niveau d’explication pour comprendre que soit donné à l’épreuve de philosophie des séries technologiques, un texte de Hume aujourd’hui, un texte de Bachelard, hier, que n’importe quel praticien empirique jugera hors de portée des élèves des séries technologiques –et même générales. [4]
2 Le problème du statut du texte dans l’enseignement secondaire de philosophie.
L’introduction de l’étude d’extraits de textes de première main dans le cours de philosophie -favorisée par l’inspection à partir de l’après-guerre, pour éviter le cours de ’vulgarisation’ des connaissances philosophiques ; l’introduction à la fin des années 60 d’un sujet texte au baccalauréat (même si, au début, il était conçu comme matière à disserter), tout cela est très problématique : problème pour le professeur (comment insérer l’explication d’extraits d’œuvres dans son cours) ; pour le professeur-concepteur de sujet ou auteur de manuel (problème de l’évaluation de la difficulté d’un texte, de son découpage...) ; problème, surtout, pour l’élève (comment comprendre un texte tombé du ciel, la consigne indiquant que ’la connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise’ ne lui étant guère d’un grand secours s’il commet effectivement un contresens tenant à son ignorance de l’œuvre). Au nécessaire travail de didactisation du corpus des œuvres philosophiques, dans le cadre de ce qui devrait être la détermination enfin sérieuse d’un enseignement de philosophie démocratique dans l’enseignement secondaire, il faut ajouter une réflexion, là aussi enfin sérieuse, sur l’usage de l’extrait de texte philosophique dans notre enseignement -et a fortiori comme épreuve de baccalauréat ; mais aussi, plus généralement, sur l’usage des œuvres dans notre enseignement, et son articulation au cours. Si nous sommes nombreux à étudier avec nos élèves la Lettre à Ménécée, c’est aussi, sinon surtout, parce qu’il s’agit d’une œuvre courte, synthétique. Par ailleurs, nous savons tous que nos élèves ont du mal à lire –et certains mêmes à déchiffrer. Le moyen d’étudier une œuvre de 3OO pages, et même, d’en étudier de ’larges extraits’, à raison de 3 ou 4 heures de cours par semaine ? En une heure de cours, peut-on espérer expliquer plus d’une page, au maximum deux, un tant soit peu compliquées avec nos élèves ? Faisons nos calculs : combien d’heures pour expliquer de ’larges extraits’ d’une œuvre philosophique ? La ’liste’ des notions se rappelle alors à son bon souvenir !
L’introduction de la demande du ’retour au texte original’ à partir des années 1950 s’est ajoutée à l’enseignement traditionnel de la philosophie (le cours magistral) sans que personne n’ait jamais pris en considération les difficultés didactiques que cela posait (problèmes de temps, d’articulation, de compatibilité entre des pédagogies hétérogènes). Le retour au texte est né en réaction à un enseignement de philosophie qui s’en tenait trop à des données de seconde main –à ce qu’on appelait avec mépris, alors, une vulgarisation. Mais on a sans doute sous-estimé la difficulté théorique de la grande majorité des textes philosophiques, et, partant, la difficulté pédagogique que pose leur étude dans l’enseignement secondaire.
Quant à l’idée de confronter les élèves à un texte philosophique en l’absence de toute préparation, elle ajoute encore à la difficulté. Sa justification n’est pas, quoi qu’on en dise, que l’étude du texte isolé serait consubstantielle à la pratique de la philosophie, comme le clame une rhétorique professionnelle prompte à naturaliser comme intrinsèquement philosophique les exercices choisis par l’institution pour recruter ses membres en France (voir point 3). Elle procède bien plutôt de l’ancien système de valeurs de l’enseignement secondaire, quant il était dominé par les humanités : juger de l’intelligence du candidat, elle-même mesurable à sa capacité à comprendre ’le problème dont il est question’ –ledit problème ne pouvant en réalité être compris, à la différence d’un problème de mathématiques, que par la possession d’une solide culture philosophique. A ce compte, nous sommes nombreux à nous dire, en lisant les copies, que bien peu de nos élèves sont intelligents : c’est à peu près le seul effet induit par l’exercice et le système de valeurs qui le sous-tend. Là encore, cela fait bien longtemps que certains font remarquer qu’il faudrait changer ce système de valeurs résiduel, et s’engager dans une logique de formation, la seule qui soit véritablement démocratique. Aux termes de cette logique, il conviendrait de travailler une œuvre (et pas n’importe laquelle, cf. point 1) avec les élèves dans l’année, et de les interroger sur un extrait de cette œuvre au baccalauréat. Supposons que l’on ait mis au programme obligatoire, au cours de l’année, l’étude de l’œuvre de Hume, ou du chapitre dont un extrait a été proposé aux élèves au baccalauréat, parce qu’on estime nécessaire de faire réfléchir les élèves au sujet de la croyance : les élèves auraient eu les moyens de comprendre et le texte, et le problème. Supposons même que, coquille ou faute d’inattention du professeur copiste ou du typographe, un état du texte comportant un contresens soit donné aux élèves : l’étude préalable de la pensée de l’auteur aurait peut-être permis la compréhension globale du texte, alors que celle-ci est absolument impossible quand les élèves ne disposent que d’un extrait isolé et ne peuvent compter que sur les phrases qui le composent pour reconstituer le sens : aucune possibilité, alors, de distinguer le sens et le contresens et de corriger le sens de la phrase erronée par la connaissance de la thèse que développe l’auteur dans son livre ou dans un de ses chapitres.
3 Problèmes posés par le fait de donner un texte erroné au baccalauréat.
Voici la phrase du texte incriminée : « La passion de surprise et d’émerveillement qui produit des miracles, étant une agréable émotion, produit une tendance sensible à croire aux événements d’où elle dérive ». La phrase anglaise est : « The passion of surprise and wonder, arising from miracles, being an agreeable emotion, gives a sensible tendency towards the belief of those events, from which it is derived » (David Hume, An Inquiry concerning human understanding, section X, partie 2, version électronique scannée à partir de l’édition Harvard Classics, volume 37, 1910, http//www.18th.eserver.org/hume-enquiry.html). La traduction correcte, que l’on trouve par Didier Deleule dans l’édition Intégrale Philo chez Nathan, est : « La passion de surprise et d’émerveillement qui provient des miracles, étant une agréable émotion, produit une tendance sensible à croire aux événements dont elle dérive ». Dans l’édition Garnier-Flammarion de 1983 la traduction de Michelle Beyssade est légèrement différente quant à la forme, mais identique à celle de Deleule quant au sens.
La première réflexion qu’inspire ce raté est qu’on peut retrouver au baccalauréat un texte comportant un grossier contresens sans que personne n’ait apparemment pris la peine de le vérifier, que ce soit avant l’impression ou après ; sans qu’apparemment personne n’ait, relisant le texte, noté un problème dans le raisonnement, ce qui, pour des philosophes, est encore plus gênant ! On n’a même pas l’excuse d’un sujet long, où il est plus probable de faire une erreur de copie sur un signe ou un chiffre. Ce n’est pas vouloir la mort de la philosophie que d’avouer que ça fait tout de même désordre !
Allons plus loin. Au-delà de ce ratage particulier, on peut interroger la pratique de l’explication d’un extrait de texte isolé, quand on sait que circulent, à travers les manuels, et aujourd’hui, les sites internet et autres banques de données, des textes mal traduits ou mal découpés– et internet ne fait que multiplier la circulation de textes hors de tout contrôle savant et appareil critique. Le risque que des états fautifs de textes circulent est multiplié. Cela devrait suffire à dissuader définitivement de la pratique de l’extrait séparé de l’œuvre. Là aussi, on ne peut pas se contenter de souhaiter « qu’à l’avenir, les sujets soient confectionnés avec plus de soin ». Le conseil est bon, certes, et nous l’approuvons tous ; mais le souhait ne coûte pas cher. Surtout, il n’empêchera jamais l’erreur, pas davantage que le test des sujets n’offrira la garantie qu’un sujet mal formulé ou trop difficile ne tombera pas au bac. Et qu’on n’objecte pas ici que les erreurs sont rares. Toute proportion gardée, bien sûr, ce n’est pas un argument davantage recevable que celui qui consisterait à justifier la peine de mort en arguant que les erreurs judiciaires sont rares. En revanche, qu’un seul innocent soit exécuté est un argument suffisant pour demander l’abolition de cette peine. Dans les deux cas, le fait de l’erreur, fût-il unique, est un scandale dans la mesure où il est irréparable –et d’autant plus irréparable que le texte est court et que les conditions contextuelles d’établissement du sens manquent, qui pourraient éventuellement redresser l’erreur ponctuelle. Cet argument, s’il est valable, devrait donc suffire pour demander l’abolition de cette épreuve du Baccalauréat.
Allons encore plus loin. Les oeuvres ne circulent pas comme les textes, et étudier une œuvre exige au préalable de se poser la question des sources : auteur, éditeur, date d’édition, traducteur, etc. On rentre d’emblée dans une démarche critique qui est la norme dans l’enseignement supérieur et la recherche et de la pratique intellectuelle en général. Qu’est-il arrivé à l’enseignement secondaire de philosophie pour qu’il soit possible de n’y retrouver aucune trace de l’exigence critique à l’égard de l’établissement d’un texte, de la part de professionnels de l’explication de textes ? On peut proposer maintenant une autre lecture de la consigne adressée aux élèves : ’La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise’. En la renversant de manière plaisamment polémique, on pourrait presque entendre : ’L’exigence de rigueur scientifique, requise dans l’enseignement supérieur et la recherche, n’est pas requise des professeurs de philosophie de l’enseignement secondaire’. La philosophie en terminale serait en somme une histoire racontée par des charlots à des idiots ; à moins que les professeurs de philosophie du secondaire ne soient plus eux-mêmes que les idiots utiles de l’enseignement supérieur et de la recherche en philosophie.
Bien sûr, on force le trait. Mais, finalement, ce contresens énorme dans un sujet de bac exprime assez bien l’état des relations entre les deux enseignements : autrefois central, l’enseignement secondaire est aujourd’hui un sous-enseignement universitaire, qui ne répond plus aux normes en vigueur dans la recherche parce qu’il a fait le choix de s’en couper à la fin des années 1950. Disant cela, il ne s’agit pas de reprocher aux professeurs de philosophie, individuellement, de ne pas faire de thèse, mais plutôt de critiquer une institution qui a délibérément maintenu, sous le nom de programme de philosophie, l’objet traditionnel de l’enseignement secondaire de la philosophie depuis son institution par Victor Cousin (une philosophie générale, éternelle, éclectique) et l’a coupé des objets et des méthodes critiques de la recherche vivante en philosophie et en sciences humaines ; qui a pérennisé des pratiques, notamment dans le rapport aux textes, qui tournent le dos à l’esprit et aux valeurs de la recherche. Une critique complète en viendra à interroger la formation que reçoivent les étudiants/futurs professeurs de philosophie à l’Université (une formation qui peut ne comporter aucun enseignement scientifique) ainsi que les épreuves mêmes de recrutement (les mêmes que les épreuves de baccalauréat), qui ne valorisent pas les compétences qui font le chercheur.
On ne va pas ici instruire de nouveau la critique de l’Agrégation au nom même des exigences de la science : de grands esprits, aussi divers que Durkheim ou Aron, l’ont fait en vain. En revanche, on peut dénoncer une dérive formaliste qui fait que, moins notre enseignement secondaire de la philosophie a d’objet, plus il est en réalité, pour n’être pas tout à fait vide, un enseignement généraliste de l’histoire de la philosophie par des professeurs qui sont censés ne pas enseigner l’histoire de la philosophie ! Il ne faut pas chercher ailleurs cette sorte de surenchère par laquelle on investit les pratiques d’enseignement, dans ce qu’elles ont de formel, de ce qu’il y aurait de spécifiquement et de substantiellement philosophique dans l’enseignement secondaire de la philosophie. On en vient ainsi à considérer qu’on ne peut pas philosopher autrement qu’en faisant des leçons, à l’oral, et des dissertations et des explications d’extraits de textes, à l’écrit ; que les épreuves de l’Agrégation et du Capes sont les formes « naturelles » du philosopher. La forme occupe la dignité du fond, qui manque. Laissant ici de côté la leçon et la dissertation, on peut dire que s’est développé un véritable fétichisme du texte, dans notre profession, au sens où notre objet d’étude, ce sont des textes, et non plus les réalités auxquelles les textes font référence. Censés à l’origine revitaliser l’enseignement de philosophie, les textes de première main, sous la forme d’extraits pléthoriques et compilés, sont aujourd’hui la matière éclatée de notre enseignement, qui s’apparente à une histoire éclectique de la philosophie par les textes qui ne dit pas son nom. Pas étonnant si les textes donnés au bac, ni si notre enseignement tout entier où les « extraits » occupent une place aussi importante, n’a aucun sens ni aucune espèce d’intérêt pour de nombreux élèves (la capacité de voir l’intérêt philosophique d’un texte étant acquise précisément, au cours de nos études supérieures, par la pratique de l’histoire de la philosophie, laquelle est interdite dans l’enseignement secondaire !). Dans ces conditions, sommes-nous sûrs de ne pas rendre nos élèves idiots, alors que, désireux de réfléchir sur, et de parler de la réalité (aussi problématique soit ce concept), ils voient diriger leur curiosité vers les textes –écrits- qui indiquent cette réalité, comme si nous les détournions de regarder la lune pour leur faire voir notre doigt qui la leur montre ? La question est très sérieuse. C’est que l’explication d’un texte philosophique n’a pas d’intérêt philosophique, et pas davantage pédagogique, en dehors du travail rigoureux et méthodique qui règle la pratique de l’histoire de la philosophie et en assure toute la portée formatrice. Si on enseigne l’histoire de la philosophie dans le secondaire, alors disons-le et faisons-le bien –plutôt que le nier et le faire mal. Sinon, on rentre dans un régime du sens et du signe un peu fou : s’il est vrai qu’il n’y a d’enseignement que par signes, la manière dont nous enseignons la philosophie par les textes obéit à un régime d’abstraction qui fait obstacle à sa signification.
Que si l’on a raison de ne pas vouloir enseigner l’histoire de la philosophie dans le secondaire, mais seulement dans le supérieur (outre que cela pose au moins la question de l’articulation entre la formation reçue par les étudiants de philosophie et l’enseignement qu’ils donneront quand ils seront professeurs du secondaire !) ; que si l’on prend au mot le discours kantien de l’institution : « On n’enseigne pas la philosophie, on apprend à philosopher » ; alors, il me semble que l’on s’y est très mal pris en adoptant cette solution de compromis qui consiste à utiliser les textes philosophiques décontextualisés dans une démarche réflexive totalement abstraite. Revitaliser aujourd’hui l’enseignement secondaire de la philosophie demande de dénoncer et de lutter contre ce fétichisme et cet éclectisme textuels. Soit un élève de terminale qui arrive en cours de philosophie avec beaucoup de demandes, de questions, d’appétit. Que lui faisons-nous ? Nous lui faisons « manger » des textes, et encore des textes, à longueur d’année, nous qui sommes les premiers à dire à nos élèves qu’ils doivent penser par eux-mêmes ! Le cours en est truffé, et quand on ne fait pas cours, on lit des textes, jusqu’à saturation. Où est la cohérence ? C’est oublier que la recherche porte sur les choses mêmes. Il faudrait plaider aujourd’hui pour un « retour aux choses mêmes » dans l’enseignement secondaire et déterminer, autour des textes, les problèmes que la société juge importants d’élucider et sur lesquels la philosophie a quelque chose à apporter.
Enfin, si le texte ne fait plus toujours signe vers des problèmes qui font sens pour nos élèves, c’est aussi parce que le principe de la détermination de la liste des auteurs fonctionne comme un principe de dénombrement et de définition des philosophes : en disant qui en est, elle dit implicitement qui n’en est pas. Cela revient à déterminer de manière étroite un problème philosophique, et induit notamment l’oubli d’un principe fondamental auquel tenait un Canguilhem, à savoir que la philosophie entretient un rapport constitutif au non-philosophique. Pour cela, il faut désenclaver le philosophique des seuls textes des philosophes où l’on croit exclusivement le trouver, et considérer que le philosophe ne devrait pas dédaigner l’étude de documents constitués en dehors de sa discipline [5] - arts, sciences naturelles, sciences humaines.
Pour conclure, repenser un enseignement de philosophie dramatiquement monolithique ; concevoir de nouveaux programmes par rapport aux actuels programmes de notions et d’auteurs et de nouvelles épreuves d’examen ; enfin, rapprocher l’enseignement et la recherche en philosophie et déjouer la clôture scolastique de l’enseignement secondaire de la philosophie en réapprenant à travailler sur des documents et non sur des seuls textes est une triple nécessité. C’est nécessaire pour redonner à l’enseignement de philosophie dans le secondaire un contenu, un intérêt, et le faire correspondre à des enjeux contemporains que puissent saisir les élèves des classes terminales ; mais c’est nécessaire d’abord pour lui redonner tout simplement un peu de sérieux.
[1] Typique de cette réaction, le communiqué de l’Appep du 22 juin 2015 : « L’Appep espère qu’à l’avenir, les sujets de philosophie seront produits avec soin et que les erreurs de confection de ce sujet ne serviront pas de prétexte à une remise en cause de l’épreuve de philosophie du Baccalauréat ». Et pourquoi pas ?
[2] « Le texte proposé est en effet d’une difficulté excessive, manifestement inadaptée au niveau des élèves de terminale et de nature à décourager les plus sérieux d’entre eux », Communiqué de l’Appep, 22 juin 2015
[3] Je me permets de renvoyer à mon article « Critique sociale de l’école et réforme pédagogique selon Pierre Bourdieu », publié dans le n° 16 de Côté-Philo, Le journal de l’enseignement de la philosophie, juin 2012
[4] Il ne sert à rien d’objecter ici qu’il existe des procédures de tests des sujets, puisque ces procédures n’ont jamais empêché des choix de sujets aberrants. Ce qui ce comprend facilement : le système du jugement professionnel ne cesse pas de s’exercer sur le professeur-testeur, et ce serait reconnaître sa médiocrité que de recaler des textes trop difficiles ; au contraire, c’est sa propre valeur professionnelle que l’on affirme en considérant qu’un texte n’est pas difficile en soi parce qu’il ne l’est pas pour soi, ou en pensant que, parce que l’on s’estime un « bon professeur », nos élèves pourraient l’expliquer facilement.
[5] Nous faisons référence à l’entreprise éditoriale marquante de Georges Canguilhem qui créa chez Hachette la collection Textes et documents philosophiques, dont le premier volume parut en 1952 (« Besoins et tendances »). Cette entreprise reposait sur l’idée que la philosophie s’exerçait sur une matière étrangère à la philosophie. Les ouvrages de cette collection étaient mixtes, réunissant, ou confrontant, des textes philosophiques et des documents scientifiques, les uns relevant de l’autorité, les autres, de la raison, comme s’en explique Canguilhem lui-même dans la présentation du premier volume. Le programme d’auteurs en vigueur depuis 1973, même si la liste des auteurs a été augmentée depuis, semble avoir fait basculer notre enseignement tout entier du côté du seul principe d’autorité sans que l’on s’en rende bien compte.