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L’évaluation comme problème

Allocution d’ouverture des Journées d’étude d’octobre 2009.

samedi 24 octobre 2009, par Cécile Victorri

La philosophie semble être la seule matière qui échappe aux problèmes posés par l’évaluation : partout on remet en question les modalités d’évaluation, on multiplie les exercices, on tente de définir les compétences que les élèves doivent acquérir. Tout se passe comme si en philosophie la question ne se posait pas… sauf évidemment pour chacun d’entre nous, isolément, quand il s’agit précisément d’évaluer nos élèves, ou de noter les copies du bac.

Dans ce qu’il faut bien appeler cette épreuve de l’évaluation, les professeurs de philosophie sont particulièrement démunis. Et ce ne sont pas les commissions d’harmonisation du bac qui peuvent ni les aider, ni les rassurer !

Pourtant nous devons évaluer nos élèves : pour des raisons institutionnelles, parce que la philosophie est une discipline scolaire, mais aussi parce que c’est le seul moyen de sortir des fantasmes et des représentations, et de se confronter, tant pour les élèves que pour les professeurs, à une norme extérieure, et à la réalité d’un travail. En effet, tant que nous n’évaluons pas ce que les élèves peuvent produire, nous pouvons à loisir imaginer que nous transmettons réellement ce que nous espérons transmettre ; pendant les quelques semaines bénies de la rentrée où l’on travaille avec les élèves sans avoir à corriger leur copie, on ignore ce qu’ils retiennent exactement des cours et ce qu’ils en comprennent. Plus le moment de l’évaluation est retardé, plus la désillusion risque d’être grande. C’est seulement par l’évaluation des travaux des élèves que l’on peut se donner des repères objectifs de leurs progrès et de la distance qui les sépare du but visé. C’est peut-être le rôle premier d’une évaluation formative : donner des repères pour l’apprentissage. Sans doute… si ce n’est que ces repères objectifs sont rarement fournis par l’évaluation telle qu’on la pratique. Et on peut se demander si en philosophie, dans cette discipline institutionnalisée au point de faire partie des épreuves du bac, nous ne sommes pas privés de ces outils ou instruments les plus élémentaires d’une évaluation un peu fine et fiable du travail et des progrès des élèves.

 

L’évaluation en philosophie et selon les textes officiels.

Il n’y a pas qu’en philosophie, bien sûr, que l’évaluation fait problème ; les critiques de la docimologie à l’encontre de la notation, des biais d’évaluation ne sont pas nouvelles ; la conférence de Pierre Merle [1] permettra de mieux comprendre pourquoi l’évaluation d’une copie est loin d’être une science exacte, et cela dans toutes les disciplines et non pour la seule philosophie ou les seules les disciplines dites littéraires contrairement à des représentations tenaces.

En revanche, le silence institutionnel sur la question, pour ne pas dire le déni pur et simple du problème, est bien propre à la philosophie L’illustration probablement la plus parfaite de ce déni est le Rapport sur les notes et les sujets de philosophie au baccalauréat (1999) de Christiane Menasseyre, alors doyenne de l’Inspection Générale de philosophie et qui sert encore de référence aux propagandes défensives dès qu’on aborde cette question épineuse.. Les instructions officielles ne contiennent aucune information précise concernant l’évaluation elle-même ou ses modalités (à part le vague rappel sur le nombre de dissertations à faire par trimestre !). Certes, le programme précise les objectifs de l’enseignement de la philosophie en fonction desquels il faudrait sans doute pouvoir évaluer nos élèves, quels sont-ils ? Le programme actuel en indique deux : « favoriser l’accès de chaque élève à l’exercice réfléchi du jugement, et lui offrir une culture philosophique initiale » et il ajoute que ces « deux finalités sont substantiellement unies ». Seulement, comment évaluer si ces objectifs sont atteints alors que, dans le même temps, on ignore :

1 - le contenu un tant soit peu précis de cette fameuse culture philosophique initiale

2 – ce qu’il faut entendre exactement par « exercice réfléchi du jugement », en quoi il se distingue en philosophie de ce qu’il peut aussi bien être dans les autres disciplines, quels sont les critères – autres qu’impressionnistes – qui le définissent, etc. 

 

On retrouve ici le problème de la détermination des programmes : comment parler de l’évaluation sans dire de ce qu’on évalue ? Si les élèves doivent être évalués à partir de l’enseignement reçu alors il faut bien savoir ce qui doit être enseigné et ce que l’on attend des élèves… pour pouvoir l’évaluer ; c’est presque une lapalissade. L’indétermination des programmes de « notions » rend difficile voire impossible toute forme d’évaluation un peu sérieuse. Cette situation – refus de la détermination, absolutisation de la dissertation, etc. - résulte de ce que l’ACIREPh appelle, dans son Manifeste, la « doctrine officieuse » imposée depuis les années 80 comme norme régulatrice de l’enseignement de philosophie. [2]

Mais revenons aux programmes. Est-il vrai qu’ils ne donnent aucune précision sur les objectifs d’une formation philosophique initiale ? Pas tout à fait, puisqu’on trouve ceci : « cet enseignement vise dans l’ensemble de ses démarches à développer chez les élèves l’aptitude à l’analyse, le goût des notions exactes et le sens de la responsabilité intellectuelle  »… autant de choses qu’on est encore bien en peine d’évaluer ! Les deux derniers points se passent de commentaire. Le « goût des notions exactes », à quoi et comment se mesure-t-il ? Le « sens de la responsabilité intellectuelle » paraît encore plus extraordinaire, est-ce un sixième sens ? comment se manifeste-t-il ? Que peut signifier cet appel à la « responsabilité » (de qui ? de quoi ? devant qui et pourquoi ?) quand il s’agit d’évaluer le travail d’un élève de lycée ?

On peut se demander si ces dispositions ne sont pas davantage supposées, désirées, ou simplement requises, qu’enseignées… et si de tels « critères » ne reviennent pas à faire fonder l’évaluation sur la connivence socioculturelle entre l’enseignant et certains de ses élèves, plutôt que sur des critères fiables et explicites. Au-delà de la stricte question de l’évaluation, c’est la question de la forme possible et des conditions d’un enseignement résolument démocratique de philosophie qui est aussi en jeu.

Si « l’aptitude à l’analyse » n’est pas un don mais une compétence à développer, on peut s’étonner qu’elle soit la seule mentionnée au titre de finalité, comme si les autres compétences n’en étaient que les moyens. Le programme les aborde un peu plus loin sous le titre « apprentissage de la réflexion philosophique », mais qu’en dit-il ? On ne sera pas surpris, ces moyens de développer « l’exercice réfléchi du jugement » ou « l’aptitude à l’analyse  » sont les deux exercices canoniques bien connus : la dissertation et le commentaire de texte. Nous discuterons dans nos Journées d’étude de la nature de ces exercices tels qu’ils sont réellement pratiqués et, en particulier, tels que les élèves les comprennent et parviennent effectivement à les faire ; et non pas selon l’idée qu’on s’en fait puisque l’une des difficultés de l’évaluation est justement l’abîme qui sépare la (re-)présentation officielle de l’exercice (celle que nous avons tous plus ou moins de la copie idéale) et la réalité parfois douloureuse des copies d’élèves.

Mais il y a quelque chose d’encore plus étonnant. Les conditions de possibilités des exercices canoniques, tout ce que l’on pourrait considérer comme les compétences nécessaires à la réalisation même d’une dissertation ou d’un commentaire (eux-mêmes simple moyen d’apprentissage de la réflexion et non fin en soi) sont considérées comme des pré-requis et non pas comme ce que nous devons enseigner. Citons le texte : « les capacités à mobiliser reposent largement sur les acquis de la formation scolaire antérieure elles consistent principalement à introduire à un problème, à mener ou analyser un raisonnement, à apprécier la valeur d’un argument, à exposer et discuter une thèse pertinente par rapport à un problème bien défini, à rechercher un exemple illustrant un concept ou une difficulté, à établir ou restituer une transition entre deux idées, à élaborer une conclusion. »

Il est quand même extraordinaire d’affirmer que toutes les compétences nécessaires à l’apprentissage de la réflexion philosophique sont largement « antérieures » à l’enseignement de la philosophie. Cela règle par avance et très confortablement le problème de l’évaluation qui est en vérité très simple : nos élèves ne remplissent pas les conditions requises pour pouvoir apprendre la réflexion philosophique par le seul moyen possible la dissertation et le commentaire. Argument à la Ponce-Pilate.

C’est pourquoi l’ACIREPh juge nécessaire que les programmes et instructions tiennent véritablement compte des exigences de l’évaluation (et donc de la formation), de la diversité de ses modalités ; que l’on s’interroge sur les objectifs et compétences prioritaires de notre enseignement, leur prise en charge dans l’enseignement même (et non comme un vague appendice méthodologique). C’est aussi pourquoi nous avons souhaité ces journées qui seront l’occasion de réfléchir ensemble à toutes ces questions et peut-être d’élaborer collectivement des propositions que nous pourrions adresser aux représentants institutionnels de l’enseignement de philosophie au lycée.

 

Dans les classes. 

Si on met de côté les contraintes et paradoxes institutionnels, comment le problème de l’évaluation se pose-t-il dans la classe avec les élèves ?

Au premier abord, l’évaluation paraît moins difficile qu’au baccalauréat par exemple. En effet, quand nous évaluons nos élèves, nous savons ce qu’ils doivent avoir appris, ce dont ils sont à peu près capables, nous avons une idée précise des acquis exigibles et nous choisissons nous-mêmes les contenus, les sujets, les exercices supports de l’évaluation. Nous devrions alors être en mesure de les évaluer de manière assez satisfaisante. Or, c’est loin d’être le cas. Nous aurons l’occasion... [et de revenir]... sur les malentendus et difficultés de notre pratique d’évaluation la plus fréquente : la correction des copies (sur ces difficultés, cf. l’étude de Patrick Rayou, La « Dissert de philo ». Sociologie d’une épreuve scolaire, PUR, 2002 et les articles le site de l’ACIREPh dans la rubrique ’dissertation’). 

Là encore, ces difficultés ne sont pas toutes spécifiques à la philosophie, seulement nous les rencontrons aussi. Je n’en développerai rapidement qu’une seule et qui part du principe suivant : « ce que nous exigeons de nos élèves, ils doivent en être capables  ». Si ce principe est vrai, sa mise en œuvre obligerait à s’assurer d’un certain nombre de choses. Par exemple, il paraîtrait raisonnable de commencer par faire le point sur que les élèves sont capables de faire afin de déterminer ce que nous pouvons exiger d’abord et en premier lieu, un peu selon le modèle de l’escalier qui veut que la première marche soit accessible ! Voir ensuite, quelles seront les marches ou degrés suivants. 

 

Mais une série d’obstacles se présente aussitôt :

 

1° Comment penser une réelle une progressivité en philosophie et sur une seule année ? Qu’est-ce qui est premier ? Que peut-on demander qui serait l’équivalent d’une « étape » ? Est-ce qu’une étape de la philosophie est encore de la philosophie ? On connaît l’objection selon laquelle la philosophie on s’y jette comme dans l’eau, d’un seul coup ou pas du tout. Même si on conteste la pertinence du modèle de l’immersion brutale dans l’élément philosophique, encore faut-il concevoir ce que seraient ces étapes possibles et ici la question de l’évaluation et de la formation rencontre celle de la philosophie en première et de la progressivité.

 

2° Deuxième obstacle : le risque de régresser, sinon à l’infini, du moins fort loin ! Si on se demande ce dont les élèves arrivant en terminale sont capables, il est évident que les compétences supposées antérieurement acquises par le programme existent trop peu, peu ou pas. Il est alors tentant de segmenter le travail des élèves en une série de compétences partielles dont on pense qu’ils doivent les maîtriser avant d’aller plus loin. Mais quelles compétences partielles ? Pour apprendre à analyser un raisonnement par exemple, il faut des compétences logiques (et déjà savoir reconnaître un connecteur logique, le distinguer éventuellement de sa forme linguistique variable) et on peut concevoir des exercices spécifiques. Certaines disciplines ont fait ce choix mais en butant, souvent, sur un autre obstacle : le problème posé par une technicisation ou formalisation excessive, les élèves devenant des spécialistes de compétences partielles très précises - trouver les déictiques dans un texte ou repérer un champ lexical mais sans en comprendre le sens ni l’utilité. Entre l’impressionnisme d’injonctions vagues et formelles (« faites une introduction »,« problématisez  », « osez penser ») et la division sans bénéfice des objectifs et compétences en une myriade de sous-objectifs et sous-compétences n’y a-t-il aucun moyen terme ?

 

3° Un effort de définition des attentes conduit à parfois préciser les « consignes », un peu comme lorsque nous souhaitons guider la lecture ou l’analyse d’un texte par une série de questions. Or, des consignes ainsi précisées ne sont pas toujours mieux comprises et peuvent involontairement mettre les élèves en échec devant un exercice qu’ils étaient pourtant capables de réussir. Cela est dû, on le sait, au fait que des questions apparemment claires pour l’enseignant (qui a une idée précise LUI de la réponse possible) ne le sont pas nécessairement pour les élèves ; ou encore à la part d’implicite, sans doute irréductible, qu’il y a dans l’énoncé d’une consigne, la part aussi de convention et d’assimilation plus ou moins fine des codes scolaires eux-mêmes.

 

4° Enfin, il est probablement très difficile de distinguer et d’expliciter pour nous-mêmes et a fortiori pour les élèves ce qui doit être acquis seulement comme un moyen et ce qui est une fin. Quand, par exemple, nous évaluons l’acquisition du vocabulaire (ou des « repères ») philosophiques, exigeons que les élèves connaissent certaines définitions, cette connaissance devient pour eux une fin en soi alors que l’utilisation de ces outils pour la réflexion est la fin réelle mais souvent implicite de l’exercice. Et d’un autre côté, dans une dissertation, l’utilisation de tel ou tel repère, de telle distinction conceptuelle, n’est jamais un critère explicite d’évaluation et on ne suggère même pas aux élèves, avant l’exercice, la possibilité d’utiliser ces distinctions… Cet obstacle est-il insurmontable ? (...)


[1Voir dans notre revue Côté Philo n°14 (en libre accès) l’article de Pierre MERLE, « lA NOTATION DE LA COMPÉTENCE PHILOSOPHIQUE : SPÉCIFICITÉS DE LA PHILOSOPHIE ET SPÉCIFICITÉS DE L’ÉVALUATION ».

[2Voir dans notre revue Côté Philo n°14 (en libre accès) l’article de Hervé BOILLOT apportant un éclairage historique précieux sur la genèse de cette doctrine et les enjeux idéologiques de son élaboration.