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Le rapport au politique et au religieux des « jeunes issus de l’immigration »
Conférence de Saïd BOUAMAMA, sociologue (IFAR), militant associatif et politique, lors des journées d’étude d’octobre 2015
dimanche 1er novembre 2015, par
Le sujet de la conférence : comprendre le rapport au politique et au religieux des « jeunes issus de l’immigration ». Deux observations préalables.
Première observation, comment se fait-il que l’on soit encore obligé de dire à propos de jeunes français « issus de l’immigration » ? On ne le dit pas de ceux issus des autres immigrations (polonaise, espagnole, italienne, etc.). C’est donc une nouveauté et un questionnement. Mais pas un questionnement adressé à ces jeunes. Ces questions sont posées à la société française.
Deuxième observation : ne pas être binaire. Il y a des facteurs qui sont communs à toutes les générations issues des classes populaires et pas seulement spécifiques aux jeunes issus de l’immigration. Mais il y a des aspects spécifiques qui se greffent sur des facteurs communs.
I. FACTEURS COMMUNS AU PROCESSUS DE SOCIALISATION DES CLASSES POPULAIRES.
Trait général : la déstabilisation des milieux populaires. Nous sommes dans une séquence historique longue (trois à quatre décennies) qui a vu la culture d’accueil des populations immigrées être déstabilisée. L’ancienne culture ouvrière a disparu et le rapport au monde des jeunes s’est modifié.
Quelques effets de cette déstabilisation.
Cette culture ouvrière permettait la constitution d’un certain rapport au temps (quotidien rythmé par le travail, le dimanche familial, l’été avec les congés, etc.) ; aujourd’hui la jeunesse vit dans un temps court, la succession identique des instants vides, et sur l’idée que l’avenir n’est pas synonyme d’amélioration ; elle est incapable de se projeter,
L’ancienne culture ouvrière donnait aussi un certain rapport à l’espace. L’un des effets de la massification du chômage est le repli sur des espaces de proximité que l’on maîtrise. Dans le même temps les frontières invisibles entre quartiers populaires et autres espaces se sont renforcées. Par de multiples signaux on fait savoir à ces jeunes qu’ils ne sont pas les bienvenus dans certains territoires. Les jeunes des classes populaires héritent ainsi d’un rapport à l’espace tendant à se limiter à un territoire limité.
Enfin l’ancienne culture ouvrière instituait un rapport très fort à l’autre, une culture de l’autre. Les relations humaines étaient très intenses : relations avec ses voisins, avec ses amis, etc. ; on invite, on se rend visite, on prend le temps de partager… Exemple de la pratique de la « cherloute » dans le Nord : la cafetière qui reste sur le feu toute la journée et dans laquelle on ajoute de l’eau au fur et à mesure des multiples visites de la journée (amis, voisins, facteur, etc.). La socialisation des jeunes était forte en raison de l’intensité des relations. Aujourd’hui, les enfants ne connaissent que le monde de leurs parents.
La crise de la culture ouvrière est aussi une crise de l’estime de soi. C’est le travail qui donnait l’estime de soi. Il y avait une fierté du monde ouvrier. Quand les parents sont au chômage et que celui-ci atteint jusqu’à 40 %, la jeunesse se socialise dans un milieu où les pères n’ont plus d’estime de soi, où leur autorité n’a plus de légitimité. Le chômage de masse délégitime et dévalorise et les parents et les jeunes.
La confiscation du droit au conflit [1] (à distinguer de la violence) pour les nouvelles générations. Le conflit (intergénérationnel et/ou politique) était « autorisé » (banal) et permettait aux jeunes générations de se structurer. Le conflit est en effet indispensable pour la socialisation et régulateur, il permet d’arriver soit à des consensus soit à des compromis. Le conflit est aujourd’hui refusé. Les adultes évitent les rapports conflictuels ; une génération se socialise sans conflictualité apparente, mais dans un silence symbolique. Quand le conflit disparaît, on a la violence, tournée contre soi ou vers l’extérieur.
Enfin on a aujourd’hui une jeunesse qui est en quête de sens, et cette recherche est beaucoup plus puissante que dans les générations précédentes.
II. FACTEURS SPÉCIFIQUES AUX IMMIGRATIONS POSTCOLONIALES.
1. L’héritage. Cette jeunesse est héritière d’une connaissance de l’histoire coloniale, dispersée, éparpillée. Toutes les familles de ces jeunes ont été percutées par la colonisation. Mais cet héritage n’est pas parlé dans les familles, il n’est pas dans l’explicite. Les parents ne voulaient pas en parler le plus souvent parce qu’ils désiraient que leurs enfants s’intègrent, ne détestent pas la France, etc. Il y a une transmission mais non explicite et dans un contexte de silence sur la période coloniale. Un silence massif, médiatique et scolaire. Frantz Fanon faisait observer que l’on a souvent étudié les effets de la colonisation sur les peuples colonisés mais pas sur les peuples colonisateurs. Or, au moment des conquêtes coloniales et pour éviter les révoltes en France (le refus d’y participer), on a massivement diffusé des images du noir, de l’arabe, comme différents, comme étranges, etc. et comme à civiliser. Mais il n’y a pas eu de déconstruction de ces stéréotypes comme il y a eu par exemple en Allemagne une dénazification. Cf. les travaux de Pascal Blanchard [2] ; sa thèse est que toutes ces représentations sociales méprisantes et stigmatisantes ne disparaissent pas si on ne les déconstruit pas.
La jeunesse issue de l’immigration postcoloniale a un énorme besoin de comprendre qui se heurte à un silence.
2. Le sentiment d’injustice par rapport aux parents [3].
Les parents, ceux que l’on appelait les « immigrés », était soumis à une triple injonction :
– 1° l’injonction d’invisibilité ; les immigrés devaient se faire invisibles ou au moins le plus discrets possible. Cela se retrouve jusque dans la politique de logement : les « foyers » de la Sonacotra construite à l’écart. Cette injonction d’invisibilité est bien évidemment à mettre en rapport avec le besoin de visibilité inconscient, parfois non maîtrisé, de ces jeunes.
– 2° l’injonction d’apolitisme. L’idée était que les immigrés étaient présents de façon transitoire et voués à retourner chez eux (eux-mêmes vivaient dans l’illusion du retour). N’étant pas destinés à être des citoyens français, on leur demandait de ne pas faire de politique, de ne pas s’en mêler (et si vous vous en mêlez vous rentrez chez vous). Cette injonction est à mettre en rapport avec la réaction inverse de politisation de cette jeunesse, y compris jusque dans les formes « théories du complot ».
– 3° l’injonction de politesse. Les immigrés devaient être discrets et polis (dire merci au pays d’accueil), c’est-à-dire soumis. Ce dernier trait est à mettre en rapport avec la réaction contraire : l’arrogance, les attitudes de provocation d’une partie de cette jeunesse.
3. L’expérience de la discrimination ; la sensibilité exacerbée à l’injustice.
Une caractéristique de ces jeunes est qu’ils ont un rapport exacerbé à l’injustice, une extrême sensibilité. La moindre injustice est vécue comme catastrophique, comme répétition de ce qu’ont vécu leurs parent, et donc comme obligeant immédiatement à réagir (l’idée est que si on ne réagit pas alors on ne sera pas traité de manière égalitaire).
De plus, ces jeunes ont une expérience très précoce des discriminations racistes et/ou raciales. L’impact de la rémunération est tout à fait sous-estimé, à commencer par son ampleur. L’enquête de 2008 du Bureau International du Travail montre qu’en France 4 employeurs sur 5 discriminent. La discrimination fait partie de l’expérience de ces jeunes ; très tôt, ils la constatent, ils la voient, ils l’entendent (discrimination à l’emploi, au logement, ségrégation territoriale, etc.). Ils la rencontrent dès l’école à travers l’orientation, dès la recherche de stage en collège. Même si les autres collégiens ont aussi du mal à trouver un stage, ils finissent par en trouver, alors que eux n’en trouvent pas. L’Éducation Nationale sous prétexte d’autonomie leur renvoie toujours le même discours : « c’est à vous de chercher votre stage ». Et le résultat est qu’ils se retrouvent par exemple à huit au Centre Social du quartier, car c’est la seule structure qui acceptait de les accueillir. Bref, on leur rappelle en permanence qu’ils sont différents.
III. LA MANIÈRE DONT LES MÉDIAS DÉCRIVENT LES « JEUNES DE BANLIEUE ».
1. Le stigmate médiatique. Depuis trois décennies, on a dans les médias des grilles de lecture culturalisées des phénomènes sociaux et politiques. En 2005, alors que 400 quartiers populaires explosent, on trouve des journalistes pour donner des analyses culturalistes incriminant la langue et la polygamie comme facteurs d’explication. L’explication culturaliste ethnicise et occulte les questions sociales et politiques.
2. Le sentiment d’humiliation. Nous sommes aussi dans la séquence de l’affaire puis de la loi sur le foulard. Le foulard islamique a donné lieu à une véritable hystérie collective (cf. le film « un racisme à peine voilé », 2010). Il y a un sentiment collectif d’humiliation très fort dans cette jeunesse ; et nous connaissons tous la loi de Goffman sur le stigmate : le stigmate crée le comportement, la manière de parler d’une réalité crée cette réalité. L’hystérie collective autour de l’islam ne peut pas ne pas avoir d’effets. Et puisqu’on dit que c’est cela l’Islam, alors j’en prends et en exhibe les traits proclamés. Ici aussi il n’y a pas eu de conflit ; pour traiter du politique et du social on en a appelé à des mesures de police. Quand à la place du conflit, vous avez du silence, on obtient de la violence.
3. L’islam médiatique. Essentialisme et culturalisme.
Quelques traits caractéristiques de l’image de l’islam dans les médias. 1° L’islam est présenté comme homogène, on l’essentialise : le « musulman » de Sarcelles est le même que celui de Bagdad. 2° l’islam est présenté comme anhistorique (c’est-à-dire comme étant le même partout, en France et ailleurs, en Afghanistan comme en Tunisie, en Iran comme en Indonésie, etc. ; et partout le même du septième siècle à nos jours). 3° l’islam est enfin présenté comme une religion entièrement différente des autres (elle n’évolue pas, les problèmes qu’elle pose lui sont spécifiques), la question de la compatibilité de l’islam et de la république est ainsi posée de façon récurrente. Sur la dernière décennie, on a en moyenne deux fois par an un grand psychodrame national faisant apparaître l’islam comme enjeu, l’islam comme problème, etc. Cette récurrence a des effets performatifs.
Et tout cela se cumule avec les débats récurrents sur l’identité nationale [4]. Le débat sur l’identité nationale est symptomatique parce qu’il y a deux manières de poser la question :
– première manière : la conception essentialiste de l’identité nationale qui la pose comme un héritage et uniquement un héritage, à préserver dans sa pureté ; l’islam représenterait un danger par rapport à la préservation de ce capital culturel identitaire.
– deuxième manière : la conception historique de l’identité nationale comme construction évolutive, une identité mouvante en fonction des populations sur le territoire.
Dans le débat médiatique c’est la première conception qui domine très largement. Elle a pour conséquence l’exigence d’une mono-identité, c’est-à-dire que l’on somme une partie de la population d’abandonner une part de son identité ; on explique aux jeunes qu’ils doivent choisir entre deux aspects d’eux-mêmes, entre la France et leurs parents (et on passe des messages clairs du type « la France, tu l’aimes ou tu la quittes »). Toute une partie de la jeunesse a donc l’impression d’une injonction à devoir choisir entre l’assimilation et l’exclusion.
Pourtant l’identité est un concept très riche justement parce qu’il articule deux choses contradictoires : le besoin de permanence et celui de changement, le besoin d’invariance (de stabilité) et de mutation, le besoin de sécurité et la prise de risque, le besoin d’héritage et de construction. L’identité est dialectique. Mais si on ne dialectise pas, alors on obtient deux dérives : 1° n’être ancré que sur le changement, c’est-à-dire nulle part (cf. tous les discours et injonctions adressés aux jeunes sur la nécessité de construire un projet, d’élaborer un projet, avec des jeunes dont la caractéristique justement est d’être dans la difficulté de se projeter du fait d’un environnement lui-même de plus en plus instable) ; 2° rechercher son identité uniquement dans le passé, rechercher des éléments de stabilité.
IV. COMPRENDRE LES COMPORTEMENTS OBSERVÉS. LES CONSÉQUENCES DES FACTEURS PRÉCÉDENTS.
Tous ces ingrédients vont se retrouver dans les trajectoires individuelles. Les adolescents ont grandi depuis qu’ils sont enfants dans cette expérience sociale, médiatique et politique. Tout cela a des effets. Et il importe de ne pas prendre ces effets pour des causes, ce que l’on fait ordinairement.
1ère conséquence : la volonté de sortir de « l’immigritude » (volonté conscientisée ou non) et ses caractères obligés (invisibilité, apolitisme, politesse). C’est paradoxal car ils ne sont pas immigrés, mais de fait ils sont construits et identifiés dans le discours médiatique, social et politique, comme « immigrés » (« jeunes issus de l’immigration »), formant un corps étranger à intégrer. La comparaison avec leurs parents (polis, travailleurs, discrets) les renvoie à cette condition. On parle « d’intégration » (comme avec des migrants) alors que ces jeunes sont nés et sont socialisés en France.
En réaction aux interdits pesant sur les « immigrés », on a donc la volonté de sortir de l’invisibilité ; le besoin de politique en réponse à l’affirmation que leur soif de politique serait illégitime ; et la sensibilité forte aux injustices, le refus des comportements habituels de l’immigré, soumis, poli, ; la volonté de ne plus baisser la tête, etc.
Il faut comprendre que c’est justement parce que ces jeunes se sentent français, se sentent « chez eux », qu’ils ont ces comportements. À l’inverse, c’est parce que leurs parents ne se sentaient pas « chez eux » qu’ils ne demandaient pas de mosquées, de carrés musulmans dans les cimetières. Quand ces demandes sont apparues elles ont été lues comme l’exact contraire de ce qu’elles sont, c’est-à-dire comme des signes de communautarisme, d’absence d’intégration alors qu’elles étaient au contraire le signe de l’intégration, le signe d’un enracinement (car ce n’était pas rien pour un « musulman » de se faire enterrer en France).
2ème conséquence : le besoin de comprendre. Il y a chez tous ces jeunes un immense besoin de comprendre ce qui leur arrive, un besoin d’explication, un besoin de débats contradictoires, et la carence de tout lieu pour ce débat. Que l’on repense à « je suis Charlie », aux incidents concernant la minute de silence, etc. ; il y a eu interdiction pure et simple du débat sur le sens de « je suis Charlie » ou « je ne suis pas Charlie ». Il aurait au contraire fallu en discuter, et discuter cela implique que l’adulte n’ait pas peur du conflit, de la confrontation, de la contradiction. On a préféré appeler la police. Si lorsqu’on est jeune on ne trouve pas l’explication à l’école, s’il est interdit de débattre, alors on va chercher l’explication ailleurs, par exemple sur Internet (et on y trouvera les théories du complot, etc.).
3ème conséquence : la connexion avec le religieux. Nous avons hérité d’un rapport particulier au religieux qui fait que la religion est pensée comme contradictoire avec la laïcité (du moins par les laïcistes). Par ailleurs, beaucoup de jeunes vont se tourner vers le religieux dans leur quête de sens et cela d’autant plus que beaucoup d’éléments qui auraient pu répondre à leur recherche ont disparu (en gros le politique qui structurait la compréhension des rapports sociaux). Le religieux va servir d’âme dans un monde sans âme et répondre à cette quête de sens. Le religieux va devenir facteur de valorisation précisément contre sa dévalorisation médiatique systématique.
On observe ainsi le refus de l’assimilation, de l’essentialisation et corrélativement la mise en avant de l’identité. On a toute une jeunesse qui est constamment l’objet de suspicion, c’est-à-dire qui a le sentiment de toujours devoir faire ses preuves tout en étant soumise à des injonctions paradoxales. D’un côté il faut être invisible, et de l’autre il y a injonction à parler : après les attentats de janvier, on se tourne vers les « musulmans » et on leur demande de déclarer publiquement « je suis Charlie » ; la réaction, peu étonnante, est le silence. Dans la grande manifestation « d’unité » nationale, les jeunes des « quartiers » n’étaient pas là. On a confondu les « je ne suis pas Charlie » avec du terrorisme. Le « je suis Charlie » était perçu par de nombreux jeunes comme obligation faite de défendre un journal perçu comme islamophobe et non pas comme défense de la liberté d’expression et condamnation de la violence criminelle.
Dernière remarque : l’offre et la demande. Dans de nombreuses enquêtes sociologiques, on ne s’intéresse qu’à l’offre. Par exemple on va considérer la question de la prostitution uniquement du côté de l’offre (donc des prostituées) et jamais du côté de la demande (qu’est-ce qui fait qu’il y a une telle demande, c’est-à-dire des clients). Il faudrait aborder la question du « djihadisme » non pas en se concentrant sur l’offre (les prêches extrémistes sur Internet, les discours de Daesch), mais sur la demande : à quoi répond cette offre ? Qu’est-ce qui fait que des jeunes sont dans une telle « demande » ? Que se passe-t-il avec une partie de la jeunesse pour qu’apparaissent des comportements nihilistes ? Cette partie est certes extrêmement minoritaire mais est le haut de l’iceberg d’un processus touchant toute la jeunesse des classes populaires et plus particulièrement celle issue de la colonisation. À ne pas prendre en compte cette « demande », on se condamne à renforcer le processus.
Saïd Bouamama
[1] Saïd Bouamama, « Jeunesse, autorité, conflit », Migrants formation, 112, mars 1998, p. 26.
[2] Pascal Blanchard, Culture post-coloniale 1961-2006 : Traces et mémoires coloniales en France, éd. Autrement, 2011 ; et Zoos humains et exhibitions coloniales, La Découverte, 2011.
[3] Sur cette question, cf. les travaux remarquables d’Abdelmalek Sayad réunis en trois volumes sous le titre L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, éd. Raisons d’agir, 2014, et en particulier les études du deuxième volume (« les enfants illégitimes »).
[4] Saïd Bouamama, La France, autopsie d’un mythe national, Larousse, Paris, 2008