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Ce que le confinement, le bac « Blanquer », Parcoursup et ChatGPT font à l’enseignement de la philosophie.
Quelques réflexions sur les nouvelles conditions de l’enseignement de la philosophie en lycée
vendredi 21 avril 2023, par
Emmanuel Jardin
Professeur de philosophie en lycée et formateur à l’Inspé de Toulouse
Pas plus que le cerveau humain ne fonctionne dans une cuve, l’enseignement de la philosophie ne se déploie dans un univers clos. Comme toute activité humaine il est conditionné comme on voudra dire en ce sens qu’il s’exerce dans certaines conditions qui sont des limites contraignantes qui lui donnent une certaine forme. Or il me semble que nous nous trouvons dans un moment où une conjonction de faits vient modifier de manière substantielle les conditions de l’enseignement de la philosophie dans les lycées français. Ces faits qui se conjoignent aujourd’hui sont, pour le premier conjoncturel (Le confinement), pour le second institutionnel (La réforme du bac et le dispositif Parcoursup) et pour le troisième technologique (ChatGPT).
Le confinement a eu je crois un puissant effet sur la capacité de concentration et d’écriture de nos élèves. Comme beaucoup de collègues, je constate depuis le début de l’année, notamment dans mes classes technologiques, que mes élèves ne peuvent plus m’écouter plus de dix minutes en continu. Par contre, j’arrive à les faire travailler seuls ou en groupes de TD ce qui m’a amené à refaire tous mes cours sous cette forme. De ce fait les séances se passent bien. Je passe de groupe en groupe ou d’élève en élève, je peux identifier leurs difficultés et ils me posent des questions et me font souvent des remarques pertinentes. Mais je constate aussi la grande imprécision et parfois la pauvreté de leur vocabulaire ainsi que leur difficulté à identifier ou à mettre en œuvre des opérations logiques simples. Et je ne dis rien de leur difficulté à tout simplement écrire un bref passage argumentatif.
Qu’on me comprenne bien, je ne leur fais aucun reproche. Ils sont pour une bonne part les fruits de la société et du système scolaire que nous leur avons légués. Quoi qu’il en soit, je tends à devenir un prof "pluri-particulier" de vocabulaire courant et de logique élémentaire. Et comme tout cela participe de l’élaboration d’une réflexion philosophique, ce n’est pas un travail vain. Mais pour ce qui est de faire véritablement de la philosophie je m’interroge. Car, quand il s’agit de faire une reprise visant à réintégrer chacun des gestes intellectuels élémentaires travaillés (Conceptualiser, problématiser, exemplifier, argumenter) au cours des différentes séances de TD dans le mouvement d’une réflexion philosophique problématique un peu longue, je les perds à nouveau. Bref j’arrive à travailler sur l’élémentaire mais j’ai l’impression de rater l’essentiel. Je constate donc que si j’arrive à aider mes élèves à identifier et à manier des distinctions conceptuelles et, dans le meilleur de cas, à les mobiliser pour construire un paragraphe d’argumentation, j’échoue totalement à leur apprendre à réaliser une dissertation. Et si j’en juge par les copies de bac je constate que je ne suis pas le seul. Pour le dire de manière synthétique, la didactisation de mon enseignement ne me permet pas plus qu’avant de faire notoirement progresser mes élèves dans leur capacité à mener une réflexion philosophique problématique sur un sujet de bac. Je trouve donc de l’intérêt à ce que je fais avec eux en classe, mais je constate que ce que je fais est en réalité de plus en plus déconnecté que ce qui est pourtant l’objectif final de l’année de terminale : l’épreuve du bac. Disons que si "la nature d’une chose c’est sa fin" force est de constater que mon enseignement est de plus en plus "contre-nature". J’en viens à la conclusion, qu’au moins dans les classes technologiques, nous devrions demander à ne plus avoir d’examen final et à intégrer le contrôle continu ce qui signifierait abandonner la dissertation comme mode d’évaluation.
Mon autre interrogation porte sur ce que les dispositifs d’intelligence artificielle du type ChatGPT vont faire à notre enseignement notamment dans le contexte ultra-concurrentiel de Parcoursup qui modifie substantiellement le rythme de l’année scolaire et l’état d’esprit de nos élèves.
La question ne me semble pas ici de savoir si la « machine » peut nous concurrencer car nous sommes tous capables de montrer à nos élèves que nous pouvons faire beaucoup mieux que la machine en réalisant, avec eux, une dissertation en classe pas à pas. Mais la vraie question est ailleurs : elle est de savoir si nos élèves peuvent faire mieux que la « machine » en fournissant un travail raisonnable en dehors de notre aide. Et là je crains que pour la grande majorité d’entre eux qui n’ont ni le temps ni l’envie de se consacrer sérieusement à la réflexion philosophique, la réponse soit négative. Et cela pour la raison simple que les six premiers mois de l’année scolaire, de septembre à février, s’apparentent à une course contre la montre dans laquelle les trois priorités sont : construire un bon dossier Parcoursup, travailler les matières de contrôle continu et préparer les épreuves d’EDS. La philosophie est donc loin dans l’ordre de leurs priorités. Encore une fois ce n’est pas un reproche que j’adresse aux élèves. En tant qu’acteurs rationnels je trouve qu’ils ont de bonnes raisons de mesurer leurs efforts et de les adapter aux règles du jeu scolaire : la philosophie a un faible coefficient ; l’épreuve finale est sans grand enjeu ; l’important ce sont les bulletins des deux premiers trimestres qui comptent pour Parcoursup ; les deux épreuves d’EDS à coefficient 16 du mois de mars sont déterminantes dans l’obtention du bac ; l’engagement personnel dans le travail philosophique ne "paie" pas toujours d’un point de vue comptable et peut être subjectivement source de déception.
Dans ce contexte précipité et ultra concurrentiel, l’irruption de ChatGpt offre donc aux élèves une opportunité stratégique non-négligeable pour « s’en sortir » en philosophie c’est-à-dire obtenir des notes « correctes ». Cela a pour nous une conséquence majeure : il nous est désormais impossible de demander des travaux à la maison à nos élèves, qui plus est des travaux que nous noterions et qui auraient donc un poids dans la procédure ultra-concurrentielle de Parcoursup. Et si nous devons faire faire à nos élèves tous leurs devoirs type bac sur temps de cours, soit 3 explications de textes et 3 dissertations dans l’année pour qu’ils s’exercent vraiment, c’est l’équivalent de six semaines de cours soit 20% du temps annuel disponible que nous devrons consacrer à les préparer sérieusement à l’épreuve de l’examen. Il nous restera 24 semaines au maximum pour aborder les 17 notions et étudier l’œuvre suivie. Qu’on le veuille ou non, ce nouveau dispositif d’IA va profondément influer sur notre travail.
Et le problème qui se pose à nous n’est pas de nous mesurer à cette machine ("On est plus fort qu’elle") mais de déterminer comment faire pour que nos élèves n’y aient pas recours, ou bien comment faire pour qu’ils en fassent un usage fécond. La première perspective est d’ordre disciplinaire (contrôle et sanction), la seconde d’ordre didactique. Et j’ajoute pour en avoir déjà discuté avec mes élèves de terminale HLP que cela va aussi nous poser sérieusement question s’agissant du grand oral. Je vous rapporte les propos d’une de mes élèves lorsque nous avons abordé la question de ChatGPT dans le cadre d’un cours sur l’Humain et ses limites dans lequel nous examinions l’idée de "honte prométhéenne" chez Anders : "C’est cool ce truc. L’année dernière les élèves devaient faire des recherches sur internet et parfois payer pour trouver des questions de grand oral toute faites. Cette année, ça ne va nous prendre que trois secondes et ce sera gratos !". Comme dirait Jonas, la technique nous provoque ! Et comme elle nous provoque, sans doute serait-il important que nous cherchions à lui apporter une réponse.
Pour résumer, il me semble que les nouvelles conditions institutionnelles, technologiques et subjectives de notre enseignement doivent nous amener à en repenser la forme pour qu’il ait vraiment du sens pour nous et pour nos élèves. Il serait pour le moins paradoxal que les professeurs de philosophie acceptent collectivement et passivement d’accomplir un travail auquel ils n’accorderaient eux-mêmes plus beaucoup de sens.