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Rapport de la Commission de Philosophie et d’Épistémologie

Rapport de la Commission co-présidée par Jacques BOUVERESSE et Jacques DERRIDA, communément appelé le "rapport Derrida-Bouveresse"

jeudi 15 juin 1989, par Acireph, Serge Cospérec

Rapport Derrida-Bouveresse - PDF

PRÉAMBULE

La Commission de Philosophie et d’Épistémologie, co-présidée par Jacques Bouveresse et Jacques Derrida, et composée de Jacques Brunschwig, Jean Dhombres, Catherine Malabou et Jean-Jacques Rosat, s’est réunie durant six mois, de janvier à juin 1989. Son travail s’est effectué en deux temps : a) un premier temps de réflexion préparatoire, de discussion, et de consultation des représentants de divers corps et associations comme l’Inspection générale de Philosophie, l’Inspection Générale de la Formation des Maîtres, les syndicats (SGEN, SNES, SNESUP), l’Association des Professeurs de Philosophie, le Greph, l’Association des Bibliothécaires (FADBEN) ; b) un second temps d’élaboration et de rédaction du présent rapport. Celui-ci comporte quatre principes généraux et sept propositions détaillées, dont l’exposé est précédé par le rappel de cinq points destinés à synthétiser les orientations fondamentales de la réflexion de la Commission sur la situtation et l’avenir de l’enseignement de la philosophie en France, dans le secondaire, dans le premier cycle des Universités, et dans les futurs Instituts de Formation des Maîtres.

[Nous reproduisons ici le début du « Préambule aux Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement  » publiés en mars 1989 qui précise le statut de cette commission :

« Une Commission de Réflexion sur les contenus de l’enseignement avait été créée, à la fin de l’année 1988, par le ministre de l’Éducation nationale. Présidée par Pierre Bourdieu et François Gros et composée de Pierre Baqué, Pierre Bergé, René Blanchet, Jacques Bouveresse, Jean-Claude Chevallier, Hubert Condamines, Didier DaCunha Castelle, Jacques Derrida, Philippe Joutard, Edmond Malinvaud, François Mathey, elle avait reçu mission de procéder à une révision des savoirs enseignés en veillant à renforcer la cohérence et l’unité de ces savoirs.

Dans la première phase de leur travail, les membres de la Commission se sont donné pour tâche de formuler les principes qui devront régir leur travail. Conscients et soucieux des implications et des applications pratiques, pédagogiques notamment, de ces principes, ils se sont efforcés, pour les fonder, de n’obéir qu’à la discipline proprement intellectuelle qui découle de la logique intrinsèque des connaissances disponibles et des anticipations ou des questions formulables. N’ayant pas pour mission d’intervenir directement et à court terme dans la définition des programmes, ils ont voulu dessiner les grandes orientations de la transformation progressive des contenus de l’enseignement qui est indispensable, même si elle doit prendre du temps, pour suivre, et même devancer, autant que possible, l’évolution de la science et de la société.

Des commissions de travail spécialisées acceptant ces principes continueront ou commenceront un travail de réflexion plus approfondi sur chacune des grandes régions du savoir. Elles essaieront de proposer, dans des notes d’étape qui pourraient être remises au mois de juin 1989, non le programme idéal d’un enseignement idéal, mais un ensemble d’observations précises, dégageant les implications des principes proposés. »

L’une de ces commissions (Philosophie et Épistémologie), coprésidée par Jacques Bouveresse et Jacques Derrida, et composée de Jacques Brunschwig, Jean Dhombres, Catherine Malabou et Jean-Jacques Rosat, remit au ministère en juin 1989 le « Rapport de la Commission de Philosophie et d’Épistémologie ».]

 

CINQ POINTS FONDAMENTAUX

(synthèse du Rapport)

 

1. La philosophie doit intervenir comme constituant indispensable de toute formation intellectuelle cohérente, structurée, et soucieuse de comporter une dimension critique, à partir d’un certain niveau de savoir et de culture.

Étant donné que rien dans l’organisation actuelle du savoir et de la culture ne saurait justifier une position en surplomb de la philosophie par rapport aux autres disciplines, celle-ci ne doit pas être comprise comme occupant une position supérieure à celles des autres disciplines enseignées, mais comme accompagnant leurs démarches en formulant ses propres questions. Une telle conception implique :

1. Que, comme celui des autres disciplines, l’enseignement de la philosophie devrait avoir un caractère progressif qui respecte cependant la spécificité de sa démarche et ne saurait évidemment en aucun cas se réduire à un simple processus cumulatif d’acquisition de connaissances philosophiques.

2. Que les liens entre l’enseignement de la philosophie et celui des autres disciplines devraient être systématiquement renforcés, développés et considérés comme constitutifs de toute pratique de la philosophie.

3. Que la philosophie devrait considérer comme l’une de ses obligations et l’une de ses chances de faciliter la transition, l’interaction et la communication, non seulement entre la culture littéraire et la culture scientifique, mais également, de façon plus générale, entre les différents secteurs du savoir et de la culture dont l’éparpillement pose aujourd’hui tant de problèmes aux élèves.

 

2. Comme toute discipline fondamentale, la philosophie doit donner lieu à un enseignement qui respecte son identité, s’articule sur d’autres disciplines et étende sur plusieurs années le cycle d’une initiation, d’une formation et d’un approfondissement.

1. Le temps d’initiation commencera au moins en première, à raison de deux heures obligatoires par semaine réparties selon divers modèles au cours de l’année. Le professeur de philosophie organisera l’initiation à la philosophie comme telle en collaboration avec les enseignants représentant trois groupes de disciplines :philosophie/ sciences (mathématiques, physique et biologie), philosophie/sciences sociales (sociologie, histoire, géographie, économie), philosophie/langages/ arts et littératures. Parmi tous les bénéfices à escompter de cette innovation et des intersections qui en tout état de cause ne devraient jamais dissoudre l’unité des disciplines, cette nouvelle pratique permettrait d’équilibrer une formation philosophique jusqu’ici trop souvent voire exclusivement dominée par des modèles littéraires ou opposée aux modèles des sciences sociales ou des sciences en général.

2. Le temps de formation ou le « temps fort » restera celui de la terminale. Enseignée maintenant dans toutes les sections des lycées classiques et techniques, la philosophie doit conserver un volume horaire suffisant pour une formation efficace, ce qui exclut dilution, émiettement ou réduction. Cet horaire ne devrait en aucun cas être inférieur au volume actuel.

3. Le temps d’approfondissement appartiendra au cycle des Universités, non seulement dans les cursus littéraires mais aussi scientifiques, juridiques, médicaux, etc. Cet approfondissement de la culture philosophique générale pourra chaque fois se lier à une réflexion critique plus spécifiquement appropriée à la professionnalisation (par exemple, pour les futurs médecins, l’étude des questions d’éthique médicale, d’histoire et d’épistémologie de la biologie).

 

3. Étant donné le rôle organisateur que joue l’étape du baccalauréat, le système de nos propositions suppose à ce sujet une innovation prudente, mais déterminée.

La crédibilité de l’épreuve de philosophie au baccalauréat implique un contrat clair avec les candidats quant aux compétences exigées d’eux, et une diversification des exercices qui relativise la place de la dissertation ; un ensemble de dispositions devra garantir que les élèves ne seront confrontés qu’à des questions avec lesquelles ils auront préalablement pu acquérir une réelle familiarité.

Dans les conditions actuelles, la plupart des copies de baccalauréat ne répondent pas aux exigences minimales d’une dissertation de philosophie et l’épreuve n’offre pas un instrument fiable d’évaluation des compétences effectivement acquises par les élèves. Pour de multiples raisons

 la diversité illimitée des sujets, leur extrême généralité et leurs liens trop indirects avec ce qui a été étudié pendant l’année, l’appel à des capacités rhétoriques inaccessibles à la majorité des élèves actuels, et particulièrement ceux de l’enseignement technique, etc.

 elle apparaît aux candidats comme mystérieuse et aléatoire ; son caractère non maîtrisable suscite l’angoisse, le bachotage, ou l’abandon, et met peu à peu en cause l’enseignement philosophique lui-même.

Au baccalauréat d’enseignement général, nous proposons que l’épreuve écrite de quatre heures combine deux exercices :

 une série de questions visant à évaluer l’assimilation du vocabulaire philosophique de base et des distinctions conceptuelles élémentaires, ainsi que la connaissance de points de repères dans l’histoire de la philosophie (par exemple 6 questions proposées dans le cadre du programme général, les élèves en choisissant 3 ; durée : une heure) ;

 une épreuve de dissertation (ou, au choix, de commentaire de texte) portant exclusivement sur les notions, problèmes et textes délimités par le programme spécial (durée : trois heures). Au baccalauréat d’enseignement technique, nous proposons que l’épreuve devienne orale et consiste en une interrogation à partir d’un dossier constitué par le candidat durant l’année.

 

4. Les Programmes

Leur définition précise relève, bien entendu, du Conseil national des programmes d’enseignement. Toutefois, les principes énoncés et les réformes proposées ci-dessus impliquent une transformation profonde de leur conception, de leurs structures et de leur contenu. La conséquence la plus saillante est sans doute la distinction qu’il faudra faire (avec les différenciations nécessaires pour chaque type de classe terminale) entre :

4.1. un programme général, défini pour une longue période au niveau national, et

4.2. un programme spécial, défini annuellement au niveau de chacune des Académies.

Le programme général devrait comporter :

4.1.1. Un ensemble de notions, prises parmi les plus fondamentales de la tradition et de l’activité philosophiques. Cet ensemble de « contenus » devrait être significativement plus restreint que celui des programmes actuels.

4.1.2. Un ensemble de notions méthodologiques correspondant à des outils fondamentaux de la réflexion théorique, qu’il s’agirait d’apprendre à manier correctement, plus encore qu’à définir hors de tout contexte.

4.2. Le programme spécial serait constitué par deux ou trois problèmes philosophiques de base, formulés à partir de l’ensemble défini en 4.1.1. Les enseignants de chaque Académie devront être présents ou représentés aux instances responsables du choix.

4.3. En ce qui concerne les textes à étudier, une liste d’œuvres philosophiques (deux ou trois) sera également mise au programme annuellement, selon les mêmes modalités, dans chaque Académie. L’ensemble dans lequel ces œuvres seront choisies pourrait être sensiblement élargi par rapport aux programmes actuels, notamment en ce qui concerne les œuvres contemporaines. La portée philosophique des œuvres devrait néanmoins rester dans tous les cas incontestable.

 

5. La Formation des Maîtres.

Tous les maîtres du premier comme du second degré, quelles que soient les disciplines qu’ils se préparent à enseigner, devraient bénéficier, lors de leurs années de formation, d’un enseignement de philosophie.

La formation des maîtres doit avoir pour objectif, outre l’acquisition des qualités professionnelles requises pour mener à bien la tâche éducative, celle d’une réflexion constructive et critique sur l’enseignement lui-même. Tous les maîtres doivent pouvoir s’interroger sur l’aspect nécessairement problématique de leur pratique, celle-ci ne pouvant bien sûr se limiter à l’application de recettes pédagogiques.

D’autre part, une conception pluridisciplinaire de l’enseignement, telle qu’elle est ici développée, implique que tous les maîtres puissent avoir les moyens de construire une réflexion sur les liens qu’entretiennent entre eux, historiquement et logiquement, les divers savoirs enseignés à l’école et au lycée. C’est dire, à partir de l’exigence d’une telle transversalité, que, dans toutes les branches de la formation des maîtres, un enseignement philosophique est nécessaire.

Les futurs enseignants de philosophie, outre leur formation fondamentale, devraient être préparés : 1) à suivre les évolutions marquantes des savoirs contemporains, 2) à maîtriser les pratiques pédagogiques nouvelles appelées par les propositions précédentes.

 

 

PRINCIPES

 

PREMIER PRINCIPE

Étendre l’enseignement de la philosophie en l’articulant en trois temps avec un moment fort en terminale.

a) L’apprentissage de la philosophie demande du temps, plus que les huit mois actuels d’enseignement en terminale. Il faut davantage pour se familiariser avec une démarche, des problèmes, un vocabulaire, des auteurs. La philosophie est la seule discipline dont on demande l’apprentissage en un an. Du point de vue des élèves : ce statut d’exception est une anomalie ; ils considèrent que la brièveté de l’enseignement philosophique est un handicap pour l’assimilation de cette discipline nouvelle ; ils souhaitent massivement commencer plus tôt. Du point de vue des enseignants : l’expérience conduit à constater que c’est bien souvent au bout de plusieurs mois seulement (en février ou à Pâques) que des élèves (et même souvent de bons élèves) commencent à comprendre ce qu’on attend d’eux, et qu’ils arrêtent de pratiquer la philosophie au moment même où ils en deviennent vraiment capables. L’enseignement de la philosophie a trop souvent été conçu sur le modèle de la conversion qui devrait faire passer l’élève de l’opinion commune à l’esprit philosophique d’un seul coup, en une seule fois. L’enseignement de la philosophie doit plutôt être envisagé comme un apprentissage qui passe par une acquisition méthodique, progressive et adaptée au rythme des élèves, des connaissances et des compétences requises pour mener une véritable réflexion philosophique.

b) Malgré tout ce qui a pu prétendre, dans l’histoire de la philosophie, justifier une position en surplomb de la philosophie par rapport aux autres disciplines, cette relation d’extériorité hégémonique est essentiellement une survivance ; elle est moins féconde et moins tenable que jamais. La philosophie n’est pas au-dessus des sciences et des humanités ; elle accompagne leurs démarches en posant ses propres questions. Cela suppose également qu’elle les accompagne à différents niveaux de leur apprentissage. L’enseignement de la philosophie ne peut plus être conçu comme un couronnement final,mais comme une série de moments constitutifs indispensables à toute formation intellectuelle, à partir d’un certain niveau de savoir et de culture.

C’est pourquoi nous proposons de réorganiser la formation philosophique en l’articulant en trois temps :

1. Un temps d’initiation, dès la première, dans le cadre d’un enseignement interdisciplinaire.

2. Un temps de formation : la terminale doit rester le temps fort de l’enseignement philosophique. Enseignée maintenant dans toutes les sections des lycées classiques et techniques, la philosophie doit conserver un volume horaire suffisant pour une formation efficace, ce qui exclut dilution, émiettement ou réduction. Cet horaire ne devrait en aucun cas être inférieur à l’horaire actuel.

3. Un temps d’approfondissement au niveau du premier cycle des Universités, non seulement littéraires, mais aussi scientifiques, juridiques, médicales, etc., qui permette à la fois un élargissement de la culture philosophique des étudiants, et des réflexions plus spécifiquement liées à ce qu’ils étudient et à leurs futurs métiers (par exemple, pour les futurs médecins, les questions d’éthique médicale et biologique, et d’épistémologie de la biologie).

Avant de risquer quelques propositions sur les formes et les contenus d’un enseignement philosophique hors de la terminale, il convient de rappeler dans quel esprit une telle innovation est conçue, autrement dit pourquoi elle paraît nécessaire et quelles sont les conditions principales et minimales hors desquelles non seulement elle perdrait son sens mais pourrait même avoir des effets négatifs.

Il s’agit évidemment à nos yeux d’enrichir et de développer la réflexion et la connaissance philosophiques en assurant à l’enseignement de la philosophie une extension, un espace, un temps et une consistance, c’est-à-dire une cohérence qui sont depuis longtemps des droits reconnus à toutes les disciplines dites fondamentales.Aucune discipline fondamentale n’est confinée dans le temps d’une seule année académique. Nous désapprouverions donc radicalement toute interprétation ou toute mise en œuvre de notre projet qui n’irait pas dans le sens de ce développement et de cette cohérence accrue. Il s’agirait là d’un détournement grave. Rien ne doit compromettre, tout doit au contraire renforcer, indissociablement, l’unité de la discipline philosophique, l’originalité des modes de questionnement, de recherche et de discussion qui l’ont constituée dans l’histoire, et donc l’identité professionnelle de ceux qui l’enseignent. Les propositions qui suivent ne devraient en aucun cas, sous prétexte d’interdisciplinarité ou d’ouverture nécessaire de la philosophie aux autres disciplines, et réciproquement, donner lieu à un processus de fractionnement, de dispersion ou de dissolution.

Pour la même raison, les conditions concrètes et intolérables qui sont faites actuellement à tant de professeurs de philosophie (nombre excessif de classes à horaire réduit, nombre excessif d’élèves par classe, etc.) devraient être profondément transformées. Les propositions que nous faisons n’auraient aucun sens, aucun intérêt, aucune chance, elles rencontreraient une opposition légitime de la part de tous les professeurs si elles n’étaient pas mises en œuvre dans un contexte nouveau.

Parmi tous les éléments de cette nouveauté, une priorité absolue revient donc à ces deux conditions : allégement des classes ou du nombre d’élèves par séance et du nombre maximal des classes à la charge d’un enseignant. Il serait du reste souhaitable que le service des enseignants soit défini non pas, comme il l’est actuellement, uniquement en fonction du nombre d’heures de cours, mais également en fonction du nombre d’élèves qu’un enseignant a sous sa responsabilité et du nombre de classes.

Sans pouvoir rappeler ici tous les travaux et toutes les expériences qui nous paraissent justifier la présence d’un enseignement philosophique avant la terminale, nous tenons pour certain que l’accès à la philosophie n’est pas et ne doit pas être conditionné par un « âge » (qui serait d’ailleurs variable d’un élève à l’autre au moment du seul passage de la première à la terminale), ni par la ligne d’une frontière entre deux classes. Les racines de ce vieux préjugé ont été maintenant largement et publiquement reconnues, analysées, mises en cause. Ce préjugé est aujourd’hui plus néfaste que jamais.

Il importe que les enseignements fondamentaux, qu’ils soient scientifiques ou non, et surtout quand ils contribuent à la formation du citoyen responsable, entraîné à la vigilance dans la lecture, le langage, l’interprétation et l’évaluation, soient articulés sur une culture critique et philosophique. Nous parlons ici aussi bien du citoyen français que du citoyen européen. « De la philosophie » est d’ailleurs enseignée ou inculquée, sans « professeur de philosophie », avant la terminale et hors de France, sous une forme non déclarée, au travers d’autres disciplines, et mieux vaut prendre conscience de ce fait et de ces problèmes. Nous proposons de les traiter explicitement, en théorie et en pratique, au lieu de les éviter.

D’autre part, qu’il s’agisse d’aptitude, de désir ou de demande, nous devons encore y insister, beaucoup d’élèves sont prêts à aborder la philosophie avant la terminale et s’étonnent que cet accès ne leur soit pas officiellement accordé. D’autant plus, argument très grave pour un enseignement démocratique, que les nombreux élèves qui ne parviennent pas à la terminale, se voient ainsi refuser tout accès à la philosophie.

Il semble enfin que bien des problèmes rencontrés par le professeur de philosophie et par ses élèves en terminale tiennent à cette impréparation et à la nécessité, qui est aussi l’impossibilité, de concentrer la richesse des programmes dans un laps de temps trop court.

Pour avoir quelque chance de devenir effective, l’introduction de la philosophie en première devrait être entreprise avec la plus grande détermination. Elle devrait faire l’objet d’une décision structurelle profonde, et ne devrait donc en aucun cas avoir le statut d’une expérimentation précaire et facultative. Ce statut expérimental devrait être réservé à l’extension du même projet, selon le même modèle, dans les années à venir, en deçà de la classe de première et hors de France. Quels que soient ses prémisses et son état actuel, la présence de la philosophie dans l’enseignement secondaire français est, ne l’oublions jamais, une chance historique à laquelle il est de notre devoir non seulement d’assurer la survie mais aussi les conditions de son développement et de son rayonnement.

Rappelons une autre condition indispensable : elle concerne l’inscription de ce nouvel enseignement dans un cycle organique couvrant au moins trois ans, de la première des lycées à la première année d’Université ou des classes préparatoires aux Grandes Écoles. Il est en particulier nécessaire d’articuler étroitement les programmes de première et de terminale et d’orienter dans ce sens la formation des enseignants dans toutes les disciplines concernées.

Les conséquences de cette innovation devront être tirées de façon ambitieuse et systématique pour tout ce qui touche à la formation théorique et pédagogique des enseignants, qu’il s’agisse des concours d’entrée dans les écoles normales ou dans les Instituts de Formation des maîtres ou en général des concours de recrutement.

Pour l’établissement et le renouvellement des programmes, il importe qu’à l’échelle nationale, pour ce qui est de la généralité des normes et des programmes, à l’échelle des régions, des Académies et des lycées, pour ce qui touche à des choix et à des déterminations plus spécifiques, une réflexion commune associe d’abord les enseignants du secondaire et du supérieur en philosophie, puis ceux-ci et les représentants des autres disciplines concernées. Ce serait là aussi une des tâches confiées à la Commission permanente de révision des programmes.

Des normes et des prescriptions nationales seront sans doute indispensables, qu’elles concernent les contenus ou les formes de ces nouveaux enseignements. Mais elles devront laisser une large place à l’initiative des professeurs, entre l’Université et les lycées, puis à l’intérieur de chaque établissement où une pratique des contrats devrait associer, de façon souple et renouvelable les enseignants de plusieurs disciplines. Ce serait là un espace privilégié, voire exemplaire, pour inaugurer ou développer des enseignements transdisciplinaires, pour y former aussi bien les élèves que les enseignants.

 

SECOND PRINCIPE

Associer plus étroitement la philosophie aux autres disciplines afin qu’elle contribue à l’unité et à la cohérence de la formation, sans rien perdre de sa spécificité.

Le besoin se fait sentir aujourd’hui de donner cohérence et unité aux programmes, de montrer que, si les domaines d’étude et les démarches diffèrent, la formation de chaque élève est un processus global qu’on doit s’efforcer de rendre le plus cohérent possible (cf. le rapport Bourdieu-Gros).

La philosophie a un rôle essentiel à jouer pour contribuer à l’unité de la formation, non parce qu’elle dominerait et totaliserait l’ensemble des savoirs, mais parce que, dans la mesure où elle est aussi, sinon seulement, une réflexion critique, parce qu’elle s’est toujours nourrie des problèmes, des concepts, des débats nés en divers lieux du savoir et de la culture, elle est, traditionnellement, l’espace privilégié dans lequel les catégories du savoir ou de la culture peuvent être construites, assimilées, mais aussi interrogées et discutées.

Nous proposons :

a) d’une part, qu’aux différents niveaux de la formation, la philosophie soit plus étroitement associée aux autres disciplines, ce qui n’a de sens que si elle affirme et fait reconnaître la spécificité de sa démarche ; et ce qui suppose qu’à tous les niveaux, ceux qui auront à enseigner la philosophie soient bien eux-mêmes des philosophes (voir proposition 1 ci-dessous).

b) d’autre part, que la philosophie soit étroitement intégrée à la formation des maîtres de toutes les disciplines et de tous les niveaux, comme elle l’est déjà actuellement à la formation des instituteurs depuis 1986 (voir proposition 6 ci-dessous).

 

TROISIÈME PRINCIPE

Spécifier d’une manière bien plus rigoureuse les exigences à l’égard des élèves.

 

Le cours de philosophie est en particulier, doit être en tout cas, le lieu de l’apprentissage de l’exercice d’une pensée libre. C’est pourquoi les instructions qui régissent aujourd’hui l’enseignement de la philosophie donnent au professeur une entière liberté dans la manière de conduire son enseignement, pourvu que celui-ci soit authentiquement philosophique ; elles définissent en conséquence un programme de notions, conçues non comme les titres de chapitres successifs, mais comme des « directions dans lesquelles la recherche et la réflexion sont invitées à s’engager », l’étude des notions étant « toujours déterminée par des problèmes philosophiques dont le choix et la formulation sont laissés à l’initiative du professeur ». Les enseignants de philosophie sont tous très légitimement attachés à cette liberté, garante du caractère réellement philosophique de leur enseignement qui, s’il doit évidemment fournir de solides connaissances en matière d’histoire de la philosophie et de sciences humaines ou d’histoire des sciences, ne saurait s’y réduire.

Cette conception, qui a trouvé son expression la plus claire et la plus ferme dans la réforme du programme de 1973, ne saurait à nos yeux être remise en cause.

Mais, tous les témoignages que nous avons réunis le montrent, l’application de cette conception, notamment au moment de l’épreuve du baccalauréat, conduit à une série de dérives, dont les effets négatifs se sont déjà fortement fait sentir dans les classes terminales, et qui risquent, à terme, de déconsidérer et de remettre en cause l’enseignement de la philosophie au lycée.

Le souci légitime, autrement dit la bonne intention d’échapper à la simple question de cours conduit :

 à ce que des questions d’une extrême diversité puissent être posées sans que les élèves aient eu matériellement la possibilité de s’y préparer efficacement ;

— à ce que le lien de ces questions avec le programme soit suffisamment oblique pour que les élèves soient contraints d’inventer de toutes pièces le cadre même de leur réflexion, ce qu’on ne saurait raisonnablement exiger d’un élève moyen de terminale ;

 à ce que la formulation des questions elles-mêmes soit souvent si énigmatique que la plupart des élèves sont hors d’état d’identifier simplement le problème posé ;

— à ce que le sens philosophique des textes soumis au commentaire, indépendamment de tout contexte, de toute référence, de toute question (et souvent dans une langue, qui, de fait, qu’on le veuille ou non, est difficilement accessible aux élèves actuels) soit rigoureusement hermétique à la plupart des candidats.

Bref, les conditions actuelles de l’épreuve du baccalauréat supposent de la part des élèves une capacité rhétorique et une culture générale largement supérieures à ce qui peut être raisonnablement demandé aux élèves de terminale. Plutôt le genre de dispositions qu’on exige traditionnellement des khâgneux.

Un tel fonctionnement est désastreux quand 40 % des élèves d’une classe d’âge passent le bac. S’il devait se perpétuer quand 60 % ou 80 % y auront accès, il serait tout simplement suicidaire pour l’enseignement de la philosophie dans le secondaire.

 

Les conséquences de cette situation sont bien connues des professeurs :

 désarroi des élèves ; sentiment d’impuissance et impression que l’épreuve de philosophie au bac est une « loterie » (voir « La loterie philosophique », dans Le Monde de l’Éducation, (avril 1989) ;

 découragement et forte dévalorisation de la philosophie dans les sections scientifiques notamment (pour ne pas parler du technique) ;

 bachotage des élèves les plus sérieux qui ont besoin de se rassurer et qui pour se préparer à l’impréparable voient dans les notions du programme, contrairement à son esprit, les têtes de chapitre d’un cours à remplir, puis se ruent sur toutes sortes de manuels ou fascicules de plus ou moins bonne qualité, qui tous traitent le programme chapitre par chapitre ;

 mise en difficulté des enseignants comme professeurs, partagés qu’ils sont entre le souci de former les élèves à la réflexion et les contraintes du bachotage ;

 mise en difficulté des enseignants comme correcteurs, puisque la plupart des copies ne satisfont ni aux exigences minimales de la dissertation ni à celles d’un devoir de philosophie ; les moyennes sont trop faibles (anormales pour un examen), et la notation devient passablement aléatoire. Il n’est pas normal que des élèves simplement moyens, ayant sérieusement travaillé, ne soient pas assurés d’obtenir une note avoisinant la moyenne.

 

Il est nécessaire que les instructions officielles déterminent avec une précision suffisante les compétences qu’on sera en droit d’exiger des élèves à la sortie de terminale. S’il est vrai que tout enseignement philosophique doit contribuer à former les élèves à l’exercice d’une réflexion personnelle, on ne saurait pour autant les mettre en situation d’avoir à construire une problématique sur des questions avec lesquelles ils n’ont pas été directement familiarisés auparavant, ou avec lesquelles le cours suivi durant l’année n’a qu’un rapport oblique ; ni en situation d’avoir à proposer une réponse à un problème philosophique donné sans qu’on soit assuré qu’ils ont pu durant l’année étudier sérieusement des doctrines et des théories qui constituent des solutions appropriées à ce problème ; ni en situation d’avoir à entreprendre la reconstitution hypothétique de la pensée d’un philosophe qu’ils ne sont pas censés connaître à partir de vingt lignes coupées de tout contexte.

Un élève n’a pas à être original, ni à tirer de son propre fonds ce qu’on ne lui a jamais appris ; il n’est pas un philosophe en herbe ou un penseur en germe.

Savoir reconnaître dans un texte un problème philosophique déjà rencontré, pouvoir reproduire de manière pertinente des idées et des arguments préalablement étudiés, être capable d’établir un lien entre une idée philosophique connue et un exemple tiré de sa culture ou de son expérience personnelle : ce sont là des capacités éminemment philosophiques, constitutives d’une aptitude à la réflexion, et en outre susceptibles d’être méthodiquement acquises et sérieusement évaluées. A cet égard, la formule « apprendre à penser par soi-même » à quoi l’on résume souvent l’ambition de notre enseignement, est pour le moins ambiguë :

 son indétermination semble autoriser à poser toutes sortes de sujets auxquels les élèves n’ont pu être directement préparés et qui supposent de leur part bien autre chose qu’une application intelligente de connaissances acquises ;

 sa radicalité met les élèves devant une tâche impossible et produit un désarroi qui s’exprime aussi bien par la recherche de recettes que par le renoncement ;

 sa généralité, quoique justifiée à bien des égards, rend bien hasardeuses les tâches de correction et d’évaluation, et met fort mal à l’aise le professeur qui veut préparer sérieusement ses élèves aux épreuves de l’examen.

 

Quoi qu’on pense de la phrase kantienne selon laquelle on n’apprend pas la philosophie mais à philosopher, et quelle que soit l’interprétation qu’on en donne, cette formule ne peut servir à justifier la situation actuelle où, à traiter les élèves comme de petits philosophes, on finit par ne plus trouver de philosophie dans leurs travaux. Qu’on parle d’apprendre à philosopher ou d’apprendre la philosophie, il s’agit toujours d’apprendre et on doit donc pouvoir déterminer avec une précision suffisante, comme dans toute autre discipline, les savoirs et les compétences exigibles.

Il est étrange à cet égard que l’épithète « scolaire », dans l’enseignement secondaire en général et dans celui de la philosophie en particulier, soit devenue systématiquement péjorative. La hantise du scolaire ne conduit-elle pas trop souvent à des sujets démesurément ambitieux, et à des exigences insensées ?

Que la nature d’une épreuve d’examen ou que le travail remis par un élève soient « scolaires » n’est pas une qualité qui devrait conduire à les discréditer. Que demander à un examen sinon de permettre de contrôler qu’un certain nombre de connaissances et de compétences ont été acquises grâce à l’école, c’est-à-dire scolairement ? Que demander à un élève sinon qu’il soit en mesure de restituer correctement et d’utiliser intelligemment un certain nombre de connaissances et de modes de raisonnement scolairement assimilés ? Le mépris généralement affiché à l’égard des questions de cours ne se justifie nullement si par « questions de cours » on entend non pas des incitations à réciter ce qui a été dit en cours, mais simplement des questions avec lesquelles on s’est familiarisé et à propos desquelles une réflexion a déjà été engagée.

Il convient, nous semble-t-il, de réhabiliter le « scolaire » qu’on ne saurait confondre avec le bachotage. Le bachotage, c’est l’accumulation superficielle et hâtive de connaissances destinées à faire illusion le jour de l’examen. L’apprentissage scolaire, c’est ce qui rend capable de reproduire et d’utiliser à bon escient des concepts et des distinctions qu’on n’a pas nécessairement inventés, de reconnaître des problèmes et des idées que l’on a déjà rencontrés. Si certains élèves sont de surcroît originaux, créatifs, cultivés ou brillants, tant mieux. Mais un enseignement philosophique n’a pas à rougir d’être et de se reconnaître scolaire.

C’est pourquoi, tout en conservant le cadre et l’esprit du programme actuel, il nous paraît urgent de modifier profondément les modalités de l’épreuve du baccalauréat, à la fois pour son meilleur déroulement, et pour les effets positifs qui en résulteront sur l’enseignement lui-même.

 

QUATRIÈME PRINCIPE

Penser enfin les problèmes spécifiques de l’enseignement de la philosophie dans le technique, où la situation est franchement inacceptable pour les enseignants comme pour les élèves.

L’enseignement de la philosophie dans les sections techniques constitue un enjeu décisif. Pourtant les problèmes qu’il soulève ont été systématiquement minorés ou ignorés depuis vingt ans ; il est aujourd’hui dans une situation de crise qui appelle des réformes urgentes et profondes.

Avec la multiplication des classes de section G, et l’extension de son enseignement aux sections F, la philosophie atteint désormais un public qu’elle n’a jamais eu, ni en nombre, ni quant à son origine sociale, son héritage culturel, et sa formation scolaire. Il y a là pour elle une chance historique qui jusqu’à présent a été complètement perdue. L’enseignement de la philosophie dans le technique n’a en effet jamais été conçu autrement que comme la transposition mécanique, avec un horaire réduit, du programme, des exercices (dissertations), et des méthodes (cours essentiellement magistral) de la classe de philosophie.

L’inadéquation de ce modèle est manifeste : l’indigence des copies de baccalauréat les rend inévaluables ; la plupart des élèves oscillent entre le découragement et le mépris, entre croire qu’ils ne sont pas capables de faire de la philosophie et juger qu’elle ne vaut pas une heure de peine ; les professeurs ont le sentiment qu’on leur assigne une mission impossible et de n’être pas en mesure tout simplement d’exercer leur métier. Certains en viennent à douter que l’enseignement de la philosophie ait un sens dans ces sections.

L’expérience de l’extension de l’enseignement de la philosophie aux sections F est significative : fondée sur un principe légitime (le droit à la philosophie pour tous), cette mesure se solde aujourd’hui par un échec : rejet par une grande majorité des élèves, discrédit de la philosophie, amertume des enseignants.

Le divorce entre ces élèves et les formes actuelles d’enseignement de la philosophie est si profond qu’il serait parfaitement illusoire de penser y faire face seulement par des aménagements horaires (même si ceux-ci sont effectivement indispensables).

Avec une majorité des enseignants de ces classes, nous sommes convaincus que les élèves de ces sections sont parfaitement capables de philosopher, à condition que l’on ait la volonté et les moyens d’élaborer pour eux et avec eux un autre modèle d’enseignement, qui d’une part s’appuie davantage sur leurs questions, préoccupations et motivations, et qui d’autre part fasse appel à une gamme diversifiée d’exercices et de travaux, écrits et oraux, mieux adaptés. Face aux difficultés qu’ils rencontrent, beaucoup d’enseignants ont cherché, isolément, à inventer des pratiques pédagogiques différentes. Il est urgent de rassembler ces expériences, de les faire circuler, et d’organiser une réflexion collective sur les réformes à engager. Nous proposons plus loin quelques mesures susceptibles, dans l’immédiat, d’aider à débloquer la situation.

Mais il faut être bien conscient que si on ne se décide pas à penser sérieusement et rapidement ce que peut être un enseignement de philosophie dans les sections techniques, il sera discrédité et tôt ou tard disparaîtra ; bien des gens en concluront que ces « élèves-là » n’étaient pas faits pour cela. Il y a donc là une tâche tout à fait urgente, et du point de vue démocratique, et du point de vue philosophique.

Ajoutons que, si certaines difficultés sont tout à fait spécifiques aux classes techniques, beaucoup d’autres ne sont que la version accentuée et grossie de difficultés que les enseignants de philosophie rencontrent déjà à des degrés divers dans toutes les autres sections. Sur bien des points — notamment tout ce qui concerne les « travaux dirigés », le suivi individuel des élèves, l’organisation de travaux de groupe, bref une pédagogie moins exclusivement centrée sur le cours magistral - ce qui serait entrepris dans l’enseignement technique pourrait servir utilement à améliorer l’enseignement de la philosophie dans les sections classiques : après tout, les nouvelles couches d’élèves qui, dans les prochaines années, vont entrer en masse dans les sections classiques, ont toute chance, par leur comportement et leur culture, de ressembler davantage aux actuels F ou G qu’à de futurs khâgneux.

 

PROPOSITIONS

 

PREMIERE PROPOSITION

Créer un enseignement d’« Initiation philosophique interdisciplinaire » en première.

 

Cet enseignement aurait un triple objectif :

1. Contribuer à l’acquisition des catégories fondamentales de la pensée, à l’assimilation d’outils logiques de base nécessaires à l’élaboration des discours, du raisonnement et de l’argumentation dans toutes les disciplines : catégories de cause, de conséquence, de finalité, schémas de démonstration, réfutation, concession, etc.

2. Donner aux élèves les connaissances élémentaires et indispensables sur quelques moments décisifs et constitutifs de l’histoire de notre culture en montrant les connexions entre les dimensions religieuse, sociale, scientifique, politique, philosophique de ces événements : à titre d’exemple seulement, le Ve siècle grec, l’avènement du christianisme, la révolution galiléenne, la théorie darwinienne, etc.

3. Familiariser les élèves avec la démarche philosophique en montrant à la fois sa spécificité, et son articulation avec les démarches auxquelles ils sont davantage habitués.

Cet enseignement serait animé en permanence par le professeur de philosophie, mais il en partagerait la responsabilité avec les professeurs des autres disciplines qui y interviendraient dans des proportions et selon des modalités à définir en commun (interventions alternées, cours à 2 ou 3 voix, demi-journées ou journées banalisées et organisées en commun, etc.).

Le volume horaire serait fixé sur une base annuelle. Dans un premier temps au moins, il ne serait pas inférieur à 75 heures (soit l’équivalent de 2 heures hebdomadaires), seuil en deçà duquel un tel enseignement risquerait de perdre sa cohérence et son efficacité.

(Du point de vue administratif, et pour ne pas alourdir l’emploi du temps des élèves, on peut imaginer que chaque discipline mette à la disposition de cet enseignement commun quelques heures dans l’année ; ce « pot commun » pourrait représenter la moitié de l’horaire, l’autre moitié représenterait l’équivalent de l’introduction d’une heure hebdomadaire de philosophie.)

L’aménagement de ce volume d’heures devrait être souple et mobile ; il serait établi au début de chaque année par concertation entre les enseignants des différentes disciplines et celui de philosophie.

Une répartition pourrait être proposée en trois modules trimestriels de 25 heures chacun, respectivement intitulés :

1. Philosophie/Sciences (logique, mathématiques, physique et biologie).

2. Philosophie/Sciences sociales (Histoire, géographie, sociologie, droit, économie, politique).

3. Philosophie/Langage (rhétorique, traduction, langues, arts et littératures).

 

Dans chacun de ces trois ensembles le professeur de philosophie aurait la responsabilité et les moyens d’une initiation spécifique à la philosophie comme telle (l’expérience de la philosophie en tant que telle, ses attitudes et ses exigences typiques, ses modes de questionnement et d’argumentation, ses dimensions ontologique, métaphysique ou éthique, l’histoire de ses textes canoniques, l’apprentissage de leur lecture, etc.).

Il sera sans doute difficile mais d’autant plus nécessaire de tenir compte à la fois de cette spécificité philosophique et de la provocation réciproque entre la philosophie et les autres disciplines. D’une façon générale, dans le choix des sujets, comme dans leur traitement, une insistance particulière devrait être mise, au cours de cette première année :

1. sur les questions de responsabilité éthico-politique (sous leur forme la plus moderne et la plus urgente, en particulier pour ce qui est des exemples, mais aussi dans des perspectives fondamentales et historiques) ;

2. sur l’apprentissage de la logique, des règles d’argumentation critique, et des modes d’appropriation du langage (parole, écriture, traduction, instruments d’archivation, information, médias).

Les contenus susceptibles d’être enseignés dans le cadre de cette co-intervention seraient définis dans un programme national établi de façon interdisciplinaire ; celui-ci proposerait un éventail assez large de possibilités parmi lesquelles il reviendrait aux enseignants de choisir en fonction de ce qui leur paraîtra le plus conforme aux besoins et aux intérêts des élèves, ainsi que de leurs compétences propres.

 

 

DEUXIÈME PROPOSITION

Faire porter la partie principale de l’épreuve de philosophie du baccalauréat d’enseignement général sur un programme spécial défini annuellement dans chaque Académie, tout en conservant un programme général, établi nationalement, comme cadre de référence durable pour l’enseignement de la philosophie en terminale.

 

// paraît indispensable de maintenir un programme général, défini nationalement de façon durable, qui puisse à la fois constituer le cadre de référence de l’enseignement de philosophie en terminale et fournir la matière d’une interrogation au baccalauréat.

Ce serait, comme actuellement, un programme de notions. Mais on y distinguerait :

—  un ensemble de notions prises parmi les plus fondamentales de la tradition et de l’activité philosophique (par exemple, la conscience, la vérité, la justice, etc.) ; le nombre de ces notions serait pour chaque section sensiblement réduit par rapport au programme actuel : d’un tiers ou de moitié ;

— un ensemble de notions méthodologiques, correspondant à des outils fondamentaux de la réflexion théorique, qu’il s’agirait d’apprendre à manier correctement plus encore qu’à définir hors de tout contexte (par exemple : déduction, dialectique, analyse, etc.).

 

Le respect de l’unité de la philosophie et de sa visée globalisante interdit une présentation fragmentaire qui la limiterait à certaines de ses « parties » ; l’affirmation de sa spécificité comme discipline scolaire exige le maintien d’un cadre programmatique national et durable. Un programme général de notions doit donc être maintenu.

Mais le nombre de notions inscrites au programme actuel (plus de 40 en A ; une vingtaine en C), toutes susceptibles d’être au baccalauréat le point de départ des questionnements les plus divers, conduit généralement les élèves à les lire comme des têtes de chapitres, qui devraient être étudiés successivement comme on le fait en mathématiques ou en histoire. Les professeurs, soucieux de ne pas laisser de blancs dans la préparation de leurs élèves à l’examen, sont bien souvent conduits à adopter la même attitude, avec tous les risques de bachotage ou de saupoudrage qui en résultent.

Il est à noter que la quasi-totalité des manuels et recueils de textes édités pour la terminale, et qui ne sont pas sans influence, qu’on le veuille ou non, sur l’idée qu’élèves et professeurs se font de ce que doit être un cours de philosophie, est bâtie sur le même modèle. Ainsi la routine scolaire et le poids du baccalauréat tendent à transformer la liste des notions en catalogue et à détourner le programme de l’esprit dans lequel il a été conçu : fournir un cadre authentiquement philosophique à l’intérieur et à partir duquel les problèmes doivent être définis et abordés.

Il importe donc que le libellé du programme aussi bien que son contenu incitent plus encore qu’aujourd’hui les enseignants et les élèves à se soucier moins du nombre, de l’étendue et de la diversité de chapitres à traiter successivement que de la qualité et de l’approfondissement de la réflexion et des connaissances sur quelques questions philosophiques essentielles.

C’est pourquoi nous proposons d’une part de réduire de façon sensible (d’un tiers ou de moitié) l’actuel programme en le réorganisant autour des concepts les plus fondamentaux de la tradition philosophique ; d’autre part, d’établir une liste des outils conceptuels dont on devrait pouvoir exiger que les élèves aient appris à les utiliser ; enfin, de bien définir ce programme comme un cadre général et durable de l’enseignement philosophique en terminale, et de le distinguer ainsi soigneusement du programme spécial académique.

Une partie restreinte de l’épreuve de philosophie au baccalauréat devrait consister en une interrogation sur ce programme général (voir plus loin proposition 3).

Mais la partie principale de l’épreuve (dissertation ou commentaire de texte) porterait sur un programme spécial, établi annuellement dans chaque Académie. Il comprendrait :

— 2 ou 3 problèmes philosophiques fondamentaux, formulés de manière très explicite, et étroitement reliés à une ou plusieurs notions du programme général. Ces problèmes pourraient être des problèmes philosophiques classiques (ceux par exemple du rapport entre État et liberté, ou entre âme et corps), ou des problèmes philosophiques liés à certaines interrogations contemporaines (l’évaluation de l’idée de progrès, par exemple, ou les questions philosophiques liées à la bio-éthique) ;

— 1 à 3 grands textes philosophiques, ou de portée philosophique incontestable, classiques ou du XX’ siècle, dont l’étude permettrait de nourrir la réflexion sur les problèmes en question.

La mise en place d’un programme de ce type devrait permettre :

a) une amélioration du fonctionnement de l’épreuve de philosophie au baccalauréat et de sa correction ;

b) un changement positif dans le mode de préparation des élèves ;

c) la possibilité pour les enseignants d’organiser avec plus d’intelligence et de liberté l’année scolaire.

 

a) Si la grande majorité des copies de « bac » ne satisfait pas aujourd’hui à des exigences philosophiques minimales, c’est principalement parce que les élèves, ayant dû tout prévoir, n’ont rien pu préparer, et manquant généralement des connaissances de base sur les questions qui leur sont posées et de la familiarité la plus élémentaire avec les problèmes donnés, ne comprennent pas ce qu’on leur demande, et n’ont de toute façon pas les outils théoriques pour y répondre.

Si l’élève a pu centrer son apprentissage de la philosophie sur 2 ou 3 problèmes, on peut espérer alors qu’il aura acquis dans l’année les connaissances nécessaires, qu’il aura appris à repérer certains problèmes, qu’il aura construit lui-même sa propre réflexion, et sera donc en mesure de bâtir une copie, peut-être scolaire, mais honorable, c’est-à-dire représentant un certain travail de pensée.

On peut espérer dès lors dans ces conditions que la lecture des copies permettra de distinguer sans trop de risques d’erreur ceux qui auront travaillé et assimilé de ceux qui n’auront rien fait ni appris ; on ôterait pour l’essentiel à l’épreuve de philosophie du « bac » sa réputation non totalement injustifiée de « loterie ».

b) Les notions constitutives d’un programme de philosophie, si elles ne forment pas un système, sont néanmoins solidaires les unes des autres : on n’étudie pas la conscience sans réfléchir aussi sur la vérité ou la liberté ; on n’étudie pas l’art sans réfléchir aussi sur l’imagination ou le langage. Pourvu que les problèmes choisis au programme annuel le soient de manière appropriée, aucun candidat sérieux ne pourra se dispenser d’une connaissance de l’ensemble du programme général (et ce d’autant que la partie « questions » de l’épreuve portera bien, elle, sur le programme général). Mais il pourra dans sa préparation mettre l’accent sur des problèmes nettement circonscrits.

On peut ainsi espérer éviter les 2 écueils que seraient d’une part la préparation « tous azimuts », comme dans le système actuel, qui conduit au bachotage ou à n’avoir qu’un vernis sur tout ; une préparation étroitement limitée d’autre part à un domaine trop précis, qui engendrerait une autre forme de bachotage et une technicité qu’il convient de proscrire absolument au niveau du baccalauréat. On peut espérer au contraire que, tout en se préparant efficacement à une épreuve au contenu clairement délimité, les élèves pourront progressivement découvrir l’ampleur du champ de la réflexion philosophique.

c) Délivrés du souci d’avoir à « tout traiter à fond », les professeurs pourront concevoir leur enseignement comme une formation à la philosophie en général, centrée chaque année sur des problèmes différents.

Ils n’en auront que plus de liberté pour déterminer la progression de la classe en fonction des possibilités des élèves, pour choisir d’aborder les problèmes sous l’angle qui leur paraîtra le plus approprié, pour faire découvrir la philosophie et faire pratiquer de la philosophie à leurs élèves à partir de notions, de problèmes et de textes préalablement déterminés.

La place des « questions aux choix », actuellement beaucoup trop limitée (« parce-qu’on-n’a-déjà-pas-le-temps-de-faire-tout-le-programme ») pourrait dans un tel contexte être fortement réévaluée, ce qui contribuerait utilement à l’élargissement de la culture des élèves à une diversification des approches pédagogiques.

Ces programmes spéciaux seraient établis annuellement dans chaque Académie par une commission de quelques professeurs de philosophie.

Celle-ci serait régulièrement renouvelée de façon que, sur quelques années, l’ensemble des professeurs de l’Académie aient la possibilité d’y participer. Ainsi élaborés au plus près de l’expérience des enseignants, ces programmes spéciaux seraient mieux adaptés aux préoccupations et aux possibilités des élèves. Articulés sur le programme général - garantie de leur teneur philosophique et assurance contre l’arbitraire —, ils pourraient manifester la richesse, la diversité et l’actualité de la réflexion philosophique, et favoriseraient renouvellement et innovation dans les classes.

 

 

TROISIÈME PROPOSITION

Réorganiser l’épreuve écrite du baccalauréat d’enseignement général en associant à la dissertation (ou commentaire de texte) un exercice de questions.

 

La nouvelle épreuve (de 4 heures comme aujourd’hui) comprendrait donc deux parties :

1. Une série de questions visant à évaluer l’assimilation des connaissances requises pour pratiquer la philosophie avec un minimum de sérieux. Elles porteraient sur le vocabulaire philosophique de base (définir « l’empirisme » ou « l’abstraction »), sur les distinctions conceptuelles élémentaires (distinguer « loi juridique » et « loi scientifique », ou « essence » et « existence »), et sur des points de repère essentiels dans l’histoire de la philosophie (Qui était Socrate ? Qu’est-ce que les Lumières ?). Elles concerneraient l’ensemble du programme général. Chaque question appellerait une réponse brève mais précise (10 à 20 lignes), appuyée par des exemples. Les candidats se verraient poser 6 questions et devraient en choisir 3. Cette partie de l’épreuve devrait pouvoir être effectuée en une heure au maximum.

L’existence de cet exercice conduirait les enseignants de philosophie à définir progressivement quelles connaissances constituent le minimum exigible des élèves de terminale - et lesquelles n’en font pas partie. Elle aiderait tous les élèves à prendre conscience de la nécessité d’acquérir un ensemble de savoirs de base. Elle rassurerait les élèves qui ont des difficultés avec la rhétorique de la dissertation et garantirait à ceux qui ont appris qu’ils n’ont pas travaillé pour rien. Elle contribuerait à relativiser le rôle de la dissertation dans notre enseignement et favoriserait le recours à des exercices différents et complémentaires.

2. La seconde et principale partie de l’épreuve consisterait en une dissertation ou un commentaire où le candidat aurait à faire preuve de ses capacités de réflexion, d’analyse, d’élaboration d’une argumentation et de compréhension des problèmes philosophiques. Elle porterait exclusivement sur les problèmes et œuvres philosophiques figurant au programme spécial.

Là encore, les formes de ces travaux devraient être diversifiées : le sujet de dissertation peut être posé seul (comme actuellement) ou accompagné d’un texte (ou de deux textes, éventuellement contradictoires) sur le problème en jeu ; le texte à commenter peut n’être accompagné d’aucune indication (comme aujourd’hui) ou suivi d’une série de questions, les unes de compréhension, les autres plus ouvertes, de réflexion à partir du texte.

Dans tous les cas, les énoncés de sujet devraient impérativement remplir deux conditions : d’une part, entretenir avec les questions au programme un rapport qui soit évident pour tout élève ; d’autre part être libellés de la manière la plus explicite sans souci d’originalité, de brillant, ou de goût pour le paradoxe ou l’allusion.

 

QUATRIÈME PROPOSITION

Concevoir des modalités d’enseignement de la philosophie réellement appropriées aux élèves de l’enseignement technique.

 

Pour faire face à la situation critique de l’enseignement de la philosophie dans le technique, trois types de propositions nous semblent pouvoir être faites, concernant a) son organisation, b) le programme et l’évaluation des élèves, c) ses modalités concrètes.

a) plus encore que les autres, les élèves de l’enseignement technique ont besoin d’autres formes d’enseignement que le cours magistral (travail en petits groupes, suivi individuel, etc.) qui exigent des effectifs très réduits. Le dédoublement de la classe, pour au moins une heure (2 heures pour l’élève, 3 heures pour le professeur), revendication déjà avancée par plusieurs syndicats et associations, apparaît comme une nécessité. Dans un premier temps, ce dédoublement pourrait déjà être rendu obligatoire dans toutes les classes de plus de 24 élèves, comme c’est déjà le cas dans d’autres disciplines.

Parallèlement, pour éviter le morcellement catastrophique du service des enseignants, et la dilution au compte-gouttes de la philosophie parmi les autres matières, nous proposons que l’enseignement de la philosophie dans le technique soit organisé de manière semestrielle : 4 heures (ou 5 heures avec dédoublement), sur un semestre, au lieu de 2 heures sur l’année actuellement. Ainsi aucun enseignant de philosophie n’aurait plus de 4 (ou 5) classes simultanément.

b) Il ne paraît pas réaliste de vouloir évaluer les élèves et organiser l’enseignement en fonction d’une épreuve - la dissertation de philosophie — dont on sait parfaitement que l’immense majorité des élèves est hors d’état d’y satisfaire (on peut admettre que, dans le meilleur des cas, le temps nécessaire pour les y préparer convenablement reviendrait à exiger en G ou F un horaire comparable pour la philosophie à celui des sections littéraires...).

Nous proposons qu’au début de chaque année, le professeur définisse avec ses élèves, à partir d’un éventail de notions plus large que l’actuel programme, les questions précises qu’ils aborderont ensemble ; qu’il leur fasse faire en cours d’année un certain nombre d’exercices divers, oraux et écrits, de contrôle de connaissances et de réflexion ; que les élèves, sur la fin de l’année, consacrent plusieurs semaines à la constitution d’un dossier sur la question de leur choix.

A partir de là, deux cas de figure peuvent être envisagés : ou bien l’organisation du baccalauréat est modifiée, et une partie des épreuves se déroule en contrôle continu ; il serait alors souhaitable que l’évaluation en philosophie, pour l’enseignement technique tout au moins, se fasse en contrôle continu. Ou bien l’organisation du baccalauréat reste à peu près ce qu’elle est, et nous proposons qu’au baccalauréat de technicien la philosophie fasse l’objet d’une épreuve orale obligatoire, où le candidat présenterait et défendrait son dossier.

c) Il est nécessaire qu’une réflexion collective soit menée sur les formes d’enseignement les plus appropriées aux élèves de l’enseignement technique, ce qui implique des rencontres entre professeurs ayant l’expérience de ces classes, une préparation des jeunes professeurs à ce type d’enseignement, etc.

 

 

CINQUIÈME PROPOSITION

Organiser systématiquement, à l’intérieur du corps des professeurs de philosophie, une réflexion et des échanges sur la didactique de leur discipline.

Cette organisation reposerait sur un réseau d’enseignants de philosophie des lycées (un par Académie par exemple) détachés à temps partiel et pour quelques années (trois à cinq ans au maximum), c’est-à-dire des professeurs qui gardent un contact effectif avec l’enseignement d’une part, et qui seraient destinés à y retourner à plein temps d’autre part. Ils travailleraient en collaboration étroite avec certains Instituts Universitaires de Formation des Maîtres, qui pourraient être spécialisés dans la réflexion sur la didactique philosophique.

Ce réseau d’enseignants aurait pour mission :

 d’animer, parmi les 2 500 professeurs de philosophie, une réflexion sur les problèmes et les méthodes de l’enseignement de la philosophie ;

 d’assurer, entre les enseignants, souvent isolés et ayant, à l’heure actuelle, très peu de moyens de communication entre eux, une circulation de l’information, un échange de réflexions, et une diffusion des expériences ;

 d’organiser la publication de documents susceptibles d’aider les enseignants, et notamment les nouveaux enseignants, dans leur travail (éléments bibliographiques, textes et articles de référence sur telle ou telle question, exemples de traitement de telle question, etc.) ;

 de susciter auprès des éditeurs la publication de livres et de recueils susceptibles de constituer des outils de travail appropriés, pour les élèves (manuels, dossiers qui sortent de l’inadaptation ou de la médiocrité des instruments dont ils disposent le plus souvent aujourd’hui), mais aussi pour les enseignants (recueil d’articles permettant de connaître l’état actuel d’une question, ouvrages de synthèse dans les domaines où l’enseignant doit être solidement informé bien qu’il ne puisse en général avoir accès à la littérature spécialisée, notamment pour ce qui concerne l’état actuel des connaissances dans les sciences de la nature aussi bien que dans les sciences de l’homme) ;

 de contribuer à la formation permanente des enseignants de philosophie, en les aidant à s’informer à la fois de l’état de la réflexion philosophique contemporaine et de l’état des sciences,

 d’organiser des colloques, des missions d’enquête ou de documentation à l’étranger, d’inviter des collègues étrangers, etc.

 

SIXIÈME PROPOSITION

Inclure un enseignement de philosophie dans la formation des maîtres de toutes les disciplines.

La formation des maîtres doit donner à tous les futurs enseignants, sans distinction, la possibilité d’acquérir les qualités professionnelles qui leur permettront de mener à bien les tâches prévues à tous les niveaux de l’école et du lycée. Elle doit d’autre part leur offrir les moyens d’une réflexion constructive et critique sur la pratique de l’enseignement même.

Maîtriser un savoir conduit obligatoirement à envisager la possibilité et les conditions de sa transmission. Tous les futurs enseignants devraient pouvoir interroger et mettre en perspective les divers points de vue existants sur la didactique des disciplines, les diverses pratiques pédagogiques, et enfin sur la dimension psychologique de l’acte éducatif. Conscients toutefois de ce que l’apprentissage de l’enseignement ne peut consister dans l’acquisition de recettes, ni dans la confiance aveugle faite à tel dogme du moment, les futurs maîtres devraient travailler à prendre en compte l’aspect nécessairement problématique de l’acte d’enseigner qui en révèle seul, paradoxalement, la positivité.

C’est dire que, quelles que soient les disciplines qu’ils se préparent à enseigner, tous les jeunes maîtres devraient pouvoir bénéficier, à l’intérieur de leur domaine de formation spécifique, d’un enseignement de philosophie. Celui-ci intégrerait les apports fondamentaux des sciences humaines à un questionnement sur l’éducation et à la très ancienne tradition de pensée qui lui est attachée.

Il faudrait, pour concevoir un tel enseignement, prendre modèle sur la formation des instituteurs, telle que l’arrêté du 20 mai 1986 l’a redéfinie. Dans les écoles normales, tous les instituteurs reçoivent aujourd’hui, en plus des unités de formation disciplinaires, un enseignement de « philosophie, histoire et sociologie de l’éducation, pédagogie générale, psychologie », nécessairement assuré, à raison de trois heures par semaine, par un professeur de philosophie. La réussite remarquable, attestée par la grande majorité des normaliens et des enseignants, de cette rencontre entre la philosophie et la formation professionnelle, encouragerait à en étendre la portée à toute la formation des maîtres, c’est-à-dire aux CPR, aux ENNA, aux ENS, et évidemment aux futurs Instituts Universitaires de Formation des Maîtres.

Une formation ainsi conçue aurait l’avantage de faire apparaître la communauté des problèmes que partagent les enseignants du premier et du second degré, les professeurs des lycées classiques et techniques, ainsi que ceux des lycées professionnels, et de mettre au jour l’unité diversifiée de leurs pratiques.

Les futurs enseignants de philosophie, outre leur formation fondamentale, devraient être préparés : 1) à suivre les évolutions marquantes des savoirs contemporains, 2) à maîtriser les pratiques pédagogiques nouvelles appelées par les propositions précédentes.

 

SEPTIÈME PROPOSITION

Réorganisation du premier cycle des Universités

 

1. L’air du temps et les principes généraux qui guident nos travaux ne vont certes pas dans le sens d’une programmation autoritaire, décidée au niveau national et imposée aux Universités. Le principe de l’autonomie de ces dernières sera certainement réaffirmé et renforcé, et nous n’avons pas de raisons de le regretter. Une Université qui ne ressentirait pas le besoin d’avoir un département de philosophie ne lui consacrera pas l’attention et les moyens nécessaires, si on lui impose d’en garder ou d’en créer un. Ce qui peut être défini au niveau national, c’est un ensemble d’exigences de forme simplement hypothétique et de caractère très général : si un Département de Philosophie existe à l’Université de N., alors il doit respecter un minimum de conditions. Ces conditions ne pouvant être remplies, d’ailleurs, si l’État ne contribue pas au moins partiellement à en procurer les moyens (personnel enseignant, administratif et technique, instruments de travail, locaux, etc.), la méthode à suivre doit normalement prendre la forme d’un contrat entre l’État et les Universités, comme il est prévu par le projet de circulaire du 13 mars 1989 (résumé dans Le Monde du 21 mars 1989).

2. Cette procédure doit permettre d’éviter les risques que comporterait une régionalisation excessive des Universités. L’Université française, dans son ensemble, a souvent déploré son propre « provincialisme » ; il serait fâcheux de voir celui-ci passer du singulier au pluriel, et chaque Université ne se soucier que de répondre aux demandes locales des étudiants, ou de leurs futurs employeurs éventuels. Pour s’en garder, les interventions étatiques ne sont pas les seuls remèdes envisageables.

On peut aussi songer :

 à inciter par tous les moyens possibles les Universités à échanger de façon permanente et institutionnelle leurs informations, leurs expériences, leurs projets, d’abord entre elles, bien évidemment, mais aussi avec les institutions et associations du niveau de l’enseignement secondaire (il serait sans doute intéressant pour nous d’obtenir des informations sur les activités de l’association « Promosciences », « association de réflexion et de propositions sur l’ensemble des formations scientifiques post-baccalauréat », qui s’est fondée à la suite de deux colloques sur la rénovation des premiers cycles universitaires scientifiques, et qui est actuellement présidée par M. Michel Bornancin, président de l’Université de Nice).

 à développer des procédures d’évaluation et d’« audit », non pas seulement au niveau du Comité national d’Évaluation, que sa fonction multidisciplinaire oblige à se cantonner dans les généralités, mais aussi au moyen de commissions ad hoc, spécialisées en philosophie, et comportant, si possible, des membres étrangers aussi bien que des membres français (d’une façon générale, il semble que nous devrions recommander l’institutionnalisation de l’appel à des experts provenant d’autres Universités, françaiseset étrangères, pour toute une série de problèmes collectifs et même individuels : organisation des études, acquisition et gestion des instruments de travail, déroulement des carrières, etc.).

 

3. La philosophie peut profiter du « renouveau des humanités » qui se dessine actuellement, après des décennies de domination des mathématiques, des techniques et de la gestion rationalisée (voir Le Monde du 22 avril 1989). Cette « vague porteuse » comporte cependant des dangers manifestes : en se laissant enrôler dans le camp des « Lettres », ou des « Humanités », pour faire pièce aux « Sciences » et au « professionnalisme », la philosophie risque de ne se voir demander qu’un vague « supplément d’âme », et de perdre dans l’aventure une bonne part de sa spécificité. Il est souhaitable de répondre enfin à la « demande » de philosophie qui émane aujourd’hui des milieux les plus divers (sciences exactes, sciences humaines, disciplines techniques, médecine, droit, gestion et administration, animation culturelle, etc.) ; mais cette demande ne sera satisfaite dans des conditions correctes que si le caractère professionnel de la philosophie elle-même reste vigoureusement affirmé dans les contacts qu’elle peut nouer à l’extérieur, et du même coup dans l’enseignement qui en est dispensé dans les Universités. La spécificité de la philosophie, mot d’ordre sur lequel tout le monde s’accorde et qui n’en est pas moins ambigu, ne se prouvera pas par l’auto-affirmation, mais par un travail de la discipline sur elle-même, et par une dialectique de la communication et de la coopération avec ce qui n’est pas elle.

4. S’il est souhaitable que l’enseignement de la philosophie, dès le premier cycle universitaire, soit technicisé et professionnalisé, plus qu’il ne l’est, semble-t-il, actuellement, ce résultat ne devrait pas s’acquérir aux prix d’un clivage dangereux entre les techniques purement scolaires, bonnes pour les étudiants (apprentissage de la dissertation, du commentaire de texte, etc.) et l’exercice prestigieux de l’activité philosophique, réservé aux maîtres (cours magistraux, séminaires libres, etc). Pour casser cette distribution des tâches, il serait sans doute bon d’inciter les Universités à encourager l’innovation dans le domaine des exercices proposés aux étudiants, en inventant d’autres formules que le couple traditionnel dissertation/ commentaire, en développant des techniques d’analyse des concepts, des arguments, des raisonnements, des stratégies textuelles, des structures systématiques, etc. Ces nouveaux types d’exercices pourraient d’ailleurs se faire aussi une place dans le contrôle continu et même dans les examens. Une transformation capitale du cours magistral serait engagée, de son côté, si l’on pouvait obtenir des professeurs français qu’ils distribuent à leurs étudiants, sous forme de « syllabus », la liste des questions qu’ils traiteront, semaine après semaine, et celle des textes que les étudiants doivent lire à l’avance pour se préparer à une audition active du cours : cette pratique, fréquente dans les Universités étrangères, modifie considérablement le rapport pédagogique, en permettant aux étudiants de mieux comprendre comment le cours a été construit, sur la base d’un dossier de textes dont tous ont pu prendre connaissance, et de poser à l’enseignant des questions pertinentes.

5. Les projets actuellement connus, concernant le premier cycle des Universités, semblent se diriger vers la disparition des DEUG spécialisés par discipline, et la création (ou la résurrection) d’une sorte de propédeutique, sous forme d’un DEUG unique (en deux ans) pour chaque grand secteur disciplinaire, par exemple Lettres- Langues-Sciences humaines. Dans la perspective d’un tel projet, que nous n’avons pas de raison de repousser en principe (quitte, naturellement, à souligner notre attachement à l’existence d’une licence et d’une maîtrise de philosophie), il semble que nous devrions demander, et obtenir :

 d’une part, que la philosophie soit présente obligatoirement dans cet ensemble de premier cycle, avec une place proportionnellement décente (par exemple, un quart du total des UV), et un contenu qualitatif absolument spécifique (ce qui n’exclut pas qu’à l’intérieur de ce « noyau dur » philosophique, les étudiants puissent encore se voir offrir, à côté d’un certain nombre d’enseignements obligatoires, des choix partiels correspondant à leurs intérêts et à leurs projets propres).

— d’autre part, que l’ensemble comporte un certain nombre de « cases vides », que chaque étudiant pourrait remplir comme il l’entend ; un étudiant très motivé d’emblée pour la philosophie pourrait, par exemple, remplir ces « cases vides » grâce à des disciplines complémentaires, situées à des distances variables du « noyau » philosophique (par exemple, épistémologie et histoire des sciences, esthétique et sciences de l’art, psychologie, sociologie, linguistique, langues anciennes, histoire des religions, etc., mais aussi sciences exactes, droit, économie, seconde langue vivante, etc.). Il serait important, si possible, d’obtenir des enseignants qui accueilleront ces étudiants qu’ils « profilent » leur enseignement à l’intention d’auditeurs dont l’intérêt central reste la philosophie.

Il serait sans doute utile de signaler que la disparition d’un DEUG spécifique de philosophie ne doit pas impliquer, bien au contraire, que les enseignants de philosophie (et notamment les professeurs) se sentent moins concernés par le nouveau premier cycle que par l’ancien. Les départements de philosophie, représentés par leur directeur, devraient négocier les arrangements nécessaires avec les autres disciplines concernées ; et il serait sans doute envisageable d’exiger que des professeurs interviennent dans ce nouveau premier cycle, à la fois comme responsables administratifs et comme enseignants actifs.

6. Les réformes universitaires les mieux inspirées, sur le plan de l’organisation des études, des programmes, du contrôle des connaissances, pèseront peut-être moins lourd dans le destin de l’Université française qu’un certain nombre de transformations apparemment prosaïques et modestes, bien qu’assez coûteuses parfois sur le plan financier, et qui pourraient modifier en profondeur, sur la longue durée, les habitudes de travail des enseignants et des étudiants, les rapports pédagogiques, la productivité sociale et scientifique du milieu universitaire. Nous pensons par exemple :

 à la situation précaire des bibliothèques d’Université et des bibliothèques de département, souvent mal utilisées, faute de crédit d’achat, de place pour les lecteurs, d’initiation méthodique à leur utilisation, etc. (voir le rapport alarmant d’André Miquel) ;

 à l’absence générale de bureaux corrects, affectés personnellement aux enseignants, qui leur permettraient, moyennant quelque incitation peut-être, de travailler sur place pendant une partie au moins de leur temps, et de recevoir les étudiants à heures régulièrement fixées et affichées ;

 dans le même ordre d’idées, à l’absence générale de salles de réunion, utilisables par les enseignants et les étudiants ;

 à l’insuffisance ou à la sous-utilisation des moyens en personnel

et en matériel de secrétariat ;

 à l’impossibilité pratique, compte tenu de l’insuffisance du budget et de la lourdeur des procédures, d’inviter les collègues français, à plus forte raison étrangers, à effectuer des séjours de courte durée (séminaires, série de conférences, participation à des jurys de thèse, etc.),

 aux trop fameuses, et scandaleuses, normes GARACES, qui ne prennent en compte, pour le calcul des obligations horaires des enseignants, que le nombre d’heures pendant lesquelles ceux-ci font leurs cours, c’est-à-dire, en somme, s’arrêtent provisoirement de travailler. Nous devrions exiger la prise en considération officielle, fût-elle symbolique et sans aucune incidence financière, de ce qui fait la vie quotidienne des universitaires (préparation des cours, recherche, documentation, direction de thèses et de mémoires, « tutorat » plus ou moins institutionnalisé, participation à des jurys, à des colloques et congrès, échanges intellectuels de toute nature, etc.).

 

La mise en place de l’enseignement organique de la philosophie en trois temps, telle que nous la proposons (voir principe 1) implique que soit levée la barrière qui coupe aujourd’hui totalement les Lycées des Universités. Deux exigences en découlent :

1. La possibilité d’une circulation des professeurs entre le Lycée et l’Université. Il serait souhaitable que les professeurs puissent contribuer statutairement, et non pas seulement à titre de chargés de cours, à l’encadrement des étudiants de 1er cycle. Ce qui impliquerait que ces heures d’enseignement à l’Université soient partie intégrante de leur service.

2. Qu’on reconnaisse ces travaux de recherche (DEA, Thèses, etc.) engagés par les professeurs des lycées non comme un luxe ou une affaire strictement personnelle, mais comme une contribution à part entière à la recherche collective en philosophie et comme un élément de formation permanente directement bénéfique à la qualité de l’enseignement. Ce qui suppose entre autres la reconnaissance d’un statut d’enseignant-chercheur qui donnerait droit, pour des durées déterminées, à des décharges de service et à des aménagements horaires.

 

PS. Ce Rapport ne constitue, cela va de soi mais nous le soulignons encore, qu’un ensemble de propositions soumises à la discussion. Il reste d’ailleurs à compléter. Il le sera sans doute, dans des conditions à déterminer, au cours des semaines ou des mois à venir, et compte tenu des discussions qui ne manqueront pas de s’engager au cours des colloques prévus par le ministère. Ces compléments devraient concerner notamment certains points de l’articulation entre enseignement secondaire et enseignement supérieur, l’élargissement de la liste des auteurs et textes à étudier, les rapports entre histoire de la philosophie et philosophie contemporaine dans l’enseignement de la philosophie en général et dans la formation des professeurs en particulier.

En annexe aux considérations et propositions sur la formation des maîtres, voir le texte ci-joint qui règle actuellement le programme de l’enseignement philosophique dans les EN.