Accueil > Articles de nos membres > Socrate à Santorin, La technologie peut-elle tuer la pédagogie ?
Socrate à Santorin, La technologie peut-elle tuer la pédagogie ?
de Sylvain Theulle
vendredi 11 novembre 2022, par
Note de lecture
Laurent Boyer, Socrate à Santorin, La technologie peut-elle tuer la pédagogie ?, FYP Éditions, 2022
Sylvain Theulle
Le logiciel de correction Santorin, mis en place en juin 2021 pour le baccalauréat de philosophie, pourrait-il remettre en cause la nature même de l’enseignement de cette discipline ? Nombre de professeurs le pensent ou l’ont pensé, et l’ont fait savoir en protestant contre son imposition forcée.
Mais après tout, pourquoi le passage de la copie papier à la copie numérisée changerait-il quoi que ce soit à notre métier ? C’est à cette question que répond le livre de Laurent Boyer, Socrate à Santorin. Sans nier les critiques spécifiques qu’on peut faire à l’outil (une ergonomie perfectible, la fatigue visuelle de la correction sur écran, le risque de surveillance des correcteurs, etc.), le livre cherche surtout à en présenter une critique générale, qu’on pourrait dire anthropologique.
Pour cette raison, le livre, loin de se limiter à la critique de Santorin, s’attaque plus généralement à l’informatisation de l’enseignement, et à l’invasion progressive des écrans (chapitres I et II). S’appuyant sur la critique de la neutralité de la technique de Jacques Ellul, Boyer remarque que les fabricants de logiciels et leurs promoteurs voient souvent leurs outils comme ne faisant que faciliter et accélérer la réalisation de tâches fixes et bien définies. Mais c’est une illusion, car ces outils numériques changent le sens des activités. Faire l’appel, c’est en apparence contrôler des absences, et cela peut facilement être automatisé, et gagner ainsi plusieurs heures par an. Mais ce n’est pas que cela : c’est aussi établir une relation entre professeurs et élèves, et même entre élèves au sein d’un groupe-classe. Croyant faciliter le métier, la technique, ici, reviendrait en réalité à dégrader la relation pédagogique. Il serait facile d’étendre la liste des exemples, tant un outil comme Pronote a progressivement aspiré la quasi-totalité des activités scolaires (absences, bulletins, livrets, agenda, cahier de texte) et changé leur nature et leur déroulement. Qu’on pense notamment aux conseils de classe, devenus des chambres d’enregistrement plutôt que des lieux d’échange.
Parlant du crayon et du couple clavier-souris, l’auteur adopte une perspective plus descriptive ou phénoménologique : la pensée a un rythme, et celle-ci épouse naturellement celui du crayon qui circule sur une feuille ; à l’inverse, le clic reste extérieur à la pensée. Sur un écran, « tout s’uniformise et devient semblable » (p. 59).
Il en est de même lorsque l’auteur examine la temporalité de la lecture sur papier et celle de la lecture sur écran. La première est lente, calme, apaisée et concentrée, et vise la compréhension de la pensée d’autrui. La dernière est plus rapide, plus sélective, davantage à la recherche de signaux que d’une interprétation. Passer à une lecture sur écran n’est donc pas seulement gagner du temps, c’est aussi changer la nature de la lecture, ce qui n’a rien de neutre. Plus que jamais, le correcteur est poussé à ne pas chercher à comprendre, mais à trouver les signes (les symptômes) qui l’orienteront vers la note de la copie. Comme dans la fameuse expérience de la chambre chinoise de Searle, le correcteur sélectionne et trie des données sans même avoir besoin de les comprendre.
Bien que l’auteur s’en garde, il est difficile de ne pas trouver ces analyses essentialisantes. Après tout, on ne voit pas pourquoi la pensée serait par essence mieux exprimée par un stylo que par un clavier, et plus approfondie face à un papier que face à un écran. Mais Laurent Boyer soutient qu’il faut tenir compte du temps long. Le crayon et le papier sont des outils millénaires, auxquels nos facultés cognitives se sont habituées ; et il n’est jamais facile de faire une transition si rapide vers une nouvelle technologie. Un tel argument ne porterait donc pas contre les technologies en soi (l’auteur, se voulant dans la lignée de Simondon ou de Bernard Stiegler, souhaite éviter la technophobie de principe), mais seulement contre un développement trop rapide et qui ne laisserait pas aux gens le temps de s’adapter. On regrette que le livre, prudent, ne se prononce pas plus explicitement. C’est une chose de dire qu’un outil est mauvais, c’est autre chose de dire que nous n’y sommes pas encore habitués.
Lorsqu’il en vient à parler du professeur correcteur des copies de bac, le livre met au premier plan la dimension idéologique du métier (chapitres III, IV, V). Le lecteur est parfois tenté de lire ces passages comme une forme d’autobiographie déguisée, dont le thème serait l’histoire d’une désillusion !
Car aussi étonnant que cela pourrait le paraître pour quelqu’un qui n’appartient pas à la profession, Santorin attaque directement l’image fantasmée que le professeur de philosophie a de lui-même. Pour un correcteur « boomer » (p. 88), la copie est la rencontre de deux esprits dont l’un est déjà éclairé, alors que l’autre s’efforce de penser par lui-même. Cette rencontre est exceptionnelle : la philosophie, couronnement des études, est aussi la discipline la plus exigeante, et la plupart des élèves y échoueront sans même avoir commencé à faire le chemin vers la pensée. Ceci explique que, traditionnellement, les notes en philosophie soient d’une sévérité extrême. A l’inverse, pour les correcteurs « millenials » (p. 91), la copie de philosophie n’a rien d’une rencontre mystique entre deux esprits, c’est la restitution d’un certain nombre de compétences transmises en classe et qu’un élève moyen est tout à fait capable d’acquérir. Que la correction des copies de bac soit avant tout une évaluation n’a donc rien de dégradant, et que les notes de philosophie ne soient pas terriblement basses n’a donc rien d’une trahison à l’égard d’un idéal de ce qu’est la philosophie. Santorin met à la retraite les boomers, et va comme un gant aux millenials.
Cette critique de la mythologie quasi-religieuse qui accompagne la profession n’est pas nouvelle. C’est déjà ce que disait le rapport de Derrida et Bouveresse, rappelant que la philosophie aussi est une discipline scolaire. C’est encore ce que dit l’ACIREPh depuis de nombreuses années. La philosophie n’est pas une initiation mystique dans laquelle aurait lieu quelques miraculeux « moments de grâce » pour quelques élèves entrant enfin dans le royaume de la pensée. C’est le lieu d’un enseignement suivant des normes rationnelles, discutables, et pour lequel la pédagogie et la didactique ont une contribution importante, et dont le public est la société toute entière, non quelques élus. Aussi paradoxal que cela paraisse, Santorin casse cette image religieuse de la profession, et participe à donner raison à la critique qu’en fait depuis longtemps l’ACIREPh. Mais pour Laurent Boyer, la perte des illusions ne conduit pas jusqu’à l’adhésion, car il continue de trouver dangereuse cette pente qui mène à la destruction d’un « artisanat de la correction » et à son remplacement par une « industrie de l’évaluation » (p. 111). Il nous semble voir ici un certain flottement argumentatif : c’est une chose de défendre l’idée qu’un enseignement repose sur des normes rationnelles, c’est autre chose de vouloir en faire une industrie. Enfin, le trope si courant opposant l’artisanat, forcément bon, et l’industrie, forcément mauvaise, mériterait aussi d’être questionné, tant lui aussi participe de ce conservatisme typique de l’idéologie souvent présente chez les professeurs de philosophie.
La suite du texte (chapitre VI) poursuit la critique de cette idéologie. Ironisant sur ses collègues de l’académie de Bordeaux qui ont enterré une copie papier pour protester contre le nouveau bac mis en place par le ministre Blanquer, l’auteur se demande si ce n’est pas avant tout la copie de « l’entre-soi » qui a été enterrée. Car il est évident que cette mystique est avant tout au service de la reproduction sociale et d’un habitus bourgeois dans le rapport au savoir, les moments de grâce étant évidemment plus nombreux avec les publics les plus favorisés. Nous ne pouvons que souscrire à une telle analyse.
Au fond, le livre très intéressant de Laurent Boyer porte sur le conservatisme : dans quelle mesure faut-il freiner la diffusion des innovations technologiques pour permettre aux esprits de s’y habituer et de les rendre vraiment productives plutôt que nuisibles ? Et dans quelle mesure les professeurs se représentent-ils leur mission comme la conservation d’un bien rare et précieux, qu’il faudrait protéger contre les attaques d’une société matérialiste et superficielle ? Santorin bouscule ces deux conservatismes, et ce n’est donc pas sans raisons que les professeurs de philosophie ont violemment protesté contre lui, et ont opposé des arguments aussi généraux, alors qu’il ne s’agissait en apparence que d’un outil dont le rôle est très spécifique. Qu’il faille prudemment faire le tri parmi ces raisons de protester, et que toutes ne soient pas légitimes, c’est ce qui paraîtra évident au lecteur une fois le livre refermé.