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Avant-projet pour la constitution d’un groupe de recherche sur l’enseignement philosophique

Le Groupe de Recherches sur l’Enseignement Philosophique (GREPH) s’est constitué au cours d’une première Assemblée générale le 15 janvier 1975. Dès l’année précédente des réunions préparatoires avaient eu lieu. Au cours de la séance du 16 avril 1974, un groupe dune trentaine d’enseignants et d’étudiants avait adopté à l’unanimité l’Avant-projet ci-dessous. Ce document, à dessein très ouvert au plus large consensus, accompagna l’invitation à la première assemblée constituante, invitation adressée au plus grand nombre d’élèves, enseignants du secondaire ou du supérieur, étudiants (disciplines philosophique ou non philosophique, à Paris et en province).

mardi 16 avril 1974, par Serge Cospérec

Le Groupe de Recherches sur l’Enseignement Philosophique (GREPH) s’est constitué au cours d’une première Assemblée générale le 15 janvier 1975. Dès l’année précédente des réunionspréparatoires avaient eu lieu. Au cours de la séance du 16 avril 1974, un groupe dune trentaine d’enseignants et d’étudiants avait adopté à l’unanimité l’Avant-projet ci-dessous. Ce document, à dessein très ouvert au plus large consensus, accompagna l’invitation à la première assemblée constituante, invitation adressée au plus grand nombre d’élèves, enseignants du secondaire ou du supérieur, étudiants (disciplines philosophique ou non philosophique, à Paris et en province).

AVANT-PROJET POUR LA CONSTITUTION D’UN GROUPE DE RECHERCHES SUR L’ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE

Des travaux préliminaires l’ont fait apparaître, il est aujourd’hui possible et nécessaire d’organiser un ensemble de recherches sur ce qui rapporte la philosophie à son enseignement. Ces recherches, qui devraient avoir une portée critique et pratique, tenteraient, dans un premier temps, de répondre à certaines questions. Ces questions, nous les définissons ici, à titre d’anticipation approximative, par référence à des notions communes soumises àla discussion. Le GREPH serait, d’abord et au moins, un lieu qui rendrait possible l’organisation cohérente, durable et pertinente d’une telle discussion.

 

1. Quel est le lien de la philosophie à l’enseignement en général ?

Qu’est-ce qu’enseigner en général ? Qu’est-ce qu’enseigner pour la philosophie ? Qu’est-ce qu’enseigner la philosophie ? En quoi l’enseignement (catégorie à analyser dans le réseau du pédagogique, du didactique, du doctrinal, du disciplinaire, etc.) serai t-il essentiel à l’opération philosophique ? Comment cette indissociabilité essentielle du didactico-philosophique s’est-elle constituée et différenciée ? Est-il possible, et à quelles conditions, d’en proposer une histoire générale, critique, et transformatrice ?

 

Ces questions sont d’unegrande généralité théorique. Elles demandent évidemment à être élaborées. Tel serait précisément le premier travail du GREPH.

 

Dans l’ouverture de ces questions, il serait possible — disons-le seulementpar exempleet à titre très vaguement indicatif- d’étudier aussi bien :

 

a) des modèles d’opérations didactiques lisibles, avec leur rhétorique, leur logique, leur psychagogie, etc., à l’intérieur de discours écrits (depuis les dialogues de Platon, par exemple, les Méditations de Descartes, l’Ethique de Spinoza, l’Encyclopédie ou les Leçons de Hegel, etc., jusqu’à tous les ouvrages dits philosophiques de la modernité), que

 

b) des pratiques pédagogiques administrées selon des règles dans des lieux fixes, dans des établissements privés ou publics depuis la Sophistique, par exemple, la « quaestio » et la « disputatio » de la Scolastique, etc., jusqu’aux cours et autres activités pédagogiques instituées aujourd’hui dans les collèges, lycées, écoles, universités, etc. Quelles sont les formes et les normes de ces pratiques ? Quels en sont les effets recherchés et les effets obtenus ? Seraient ici à étudier, par exemple : le « dialogue », la maïeutique, le rapport maître/disciple, la question, l’interrogation, l’épreuve, l’examen, le concours, l’inspection, la publication, les cadres etprogrammes du discours, la dissertation, l’exposé, la leçon, la thèse, les procédures de la vérification et du contrôle, la répétition, etc.

 

Ces différents types de problématiques devraient être, le plus rigoureusement possible, articulés ensemble.

 

2. Comment la didactique-philosophique s’inscrit-elle dans les champs dits pulsionnel, historique, politique, social, économique ?

Comment s’y inscrit-elle, c’est-à-dire comment opère-t-elle et se représente-t-elle - elle-même - son inscription et comment est-elleinscritedans sa représentation même ? Quelle est la « logique générale » et quels sont les modes spécifiques de cette inscription ? de sa normativité normalisante et de sa normativité normalisée ? Par exemple, l’Académie, le Lycée, la Sorbonne, les préceptorats de toute sorte, les universités ou écoles royales, impériales ou républicaines des temps modernes prescrivent, selon des voies déterminées et différenciées, en même temps qu’une pédagogie indissociable d’une philosophie, un système moral et politique qui forme à la fois l’objet et la structure en acte de la pédagogie. Qu’en est-il de cet effet pédagogique ? Comment le dé-limiter théoriquement et pratiquement ?

 

Encore une fois, ces questions indicatives restent trop générales. Elles sont surtout formulées, à dessein, selon des représentations courantes et requièrent donc d’être précisées, différenciées, critiquées, transformées. Elles pourraient en effet laisser croire qu’il s’agit essentiellement, voire uniquement, de construire une sorte de « théorie critique de la doctrinalité ou de la disciplinarité philosophique », ou de reproduire le débat traditionnel que la philosophie a régulièrement ouvert sur sa « crise ». Cette « reproduction » sera elle-même un des objets dutravail. En fait le GREPH devrait surtout participer à l’analytique transformatrice d’une situation « présente », s’y interrogeant, s’y analysant et déplaçant lui- même depuis ce qui, dans cette « situation », le rend possible et nécessaire.

Les questions précédentes devraient donc être sans cesse travaillées par ces motivations pratiques. Aussi, sans jamais exclure la portée de ces problèmes hors de France, on insisterait d’abord massivement sur les conditions de l’enseignement philosophique « ici-maintenant », dans la France d’aujourd’hui. Et dans son urgence concrète, dans la violence plus ou moins dissimulée de ses contradictions, l’« ici-maintenant » ne serait plus simplement un objet philosophique. Ceci n’est pas une restriction du programme, maisla condition d’un travail du GREPH sur son propre champ pratique et par rapport aux questions suivantes :

 

1. Quelles sont les conditions historiques passées et présentes de ce système d’enseignement-ci ?

Qu’en est-il de son pouvoir ? Quelles forces le lui donnent ? Quelles forces le limitent ? Qu’en est-il de sa législation, de son code juridique et de son code traditionnel ? de ses normes extérieures et intérieures ? de son champ social et politique ? de son rapport à d’autres enseignements (historique, littéraire, esthétique, religieux, scientifique par exemple), à d’autres pratiques discursives institutionnalisées (la psychanalyse en général, la psychanalyse dite didactique en particulier — par exemple, etc.) ? Quelle est, de ces différents points de vue, la spécificité de l’opération didactique-philosophique ?

Des lois peuvent-elles être produites, analysées, mises à l’épreuve sur des objets tels que — ce ne sont encore que des indications empiriquement accumulées — par exemple : le rôle des Idéologues ou d’un Victor Cousin, de leur philosophie ou de leurs interventions politiques dans l’université française, la constitution de la classe de philosophie, l’évolution de la figure du professeur-de-philosophie depuis le XIX siècle, dans le lycée, en khâgne, dans les écoles normales, à l’université, au Collège de France ; la place du disciple, de l’élève, du candidat ; l’histoire et le fonctionnement :

 

a) des programmes d’examens et de concours, de la forme de leurs épreuves (les auteurs présents et les auteurs exclus, l’organisation des titres, thèmes et problèmes, etc.) ;

 

b) des jurys, de l’inspection générale, des comités consultatifs, etc. ;

 

c) des formes et normes d’appréciations ou de sanction (la notation, le classement, l’annotation, les rapports de concours, d’examen, de thèse, etc.) ;

 

d) des organismes dits de recherche (CNRS, Fondation Thiers, etc.) ;

 

e) des instruments de travail (bibliothèques, textes choisis, manuels d’histoire de la philosophie ou de philosophie générale, leurs rapports avec le champ commercial de l’édition d’une part, avec les instances responsables de l’instruction publique ou de l’éducation nationale d’autre part) ;

 

f) des lieux de travail (structure topologique de la classe, du séminaire, de la salle de conférences, etc.) ;

 

g) du recrutement des enseignants et de leur hiérarchie professionnelle (l’origine sociale et les prises de parti politique des élèves, des étudiants, des enseignants, etc.).

 

 

2. Quels sont les enjeux des luttes à l’intérieur et autour de l’enseignement philosophique, aujourd’hui, en France ?

 

L’analyse de ce champ conflictuel implique une interprétation de la philosophie en général et, par conséquent, des prises de position. Elle appelle donc à des actions.

 

Le GREPH pourrait être, au moins dans un premier temps, le lieu défini et organisé où

 

a) ces prises de position seraient déclarées et débattues à partir d’un travail réel d’information et de critique ;

 

b) ces actions seraient engagées et expliquées selon des modalités à déterminer par ceux qui participeraient à la recherche.

 

Des divergences ou des conflits apparaîtront nécessaires à l’intérieur du GREPH. La règle que celui-ci semble devoir s’imposer au départ serait donc la suivante :

 que les prises de position et éventuellementles désaccords puissent se formuler librement et que les décisions soient prises selon des modalités dont décide la majorité de ceux qui participent effectivement au travail. Ce contrat serait une condition minimale d’existence.Dans la mesure du moinsoùl’objet de ce travail ne peut être repéré que dans l’espace philosophique et universitaire, il faut admettre que la pratique du groupe relève, dans cette mesure du moins — encore de la critique philosophique. Elle exclut donc dans cette mesure les dogmatismes et les confusionnismes, l’obscurantisme et le conservatisme sous leurs deux formes complices et complémentaires : le bavardage académique et le verbalismeanti-universitaire. Dans cette mesure, certes, mais seulement dans cette mesure, le GREPH procède, pour le dé-limiter, depuis un certain dedans de l’université philosophique. Il ne peut ni ne veut le dénier y voyant au contraire une condition d’efficacité et de pertinence.

 

Comment le GREPH organiserait-il son travail ? Voici quelques propositions initiales, elles aussi soumises à la discussion et à la transformation.

 

Dès la rentrée de l’année universitaire 1974-1975 et régulièrement par la suite, des débats généraux auront lieu pour préparer, puis pour discuter et développer les travaux à venir oules travaux en cours. Des groupes spécialisés, plus ou moins nombreux au départ, seront constitués. Cela n’exclut en rien la participation individuelle de chercheurs isolés.

 

Dès maintenant le GREPH demande à tous ceux, en particulier aux élèves, enseignants et étudiants de philosophie qui voudraient participer à ces recherches (ou simplement s’en tenir informés), de se faire connaître et de définir leurs projets, leurs propositions ou contre-propositions.

Un secrétariat s’efforcera d’assurer un travail decoordination et d’information. Il serait en particulier souhaitable que le GREPH entretienne des rapports réguliers et organisés avec tous ceux, individus ou groupes qui, dans les lycées, les écoles normales ou les universités, dans les organisations professionnelles, syndicales ou politiques, se sentent concernés par ces projets.

 

Tous les travaux et toutes les interventions du GREPH seront diffusés : au moins dans un premier temps, parmi tous les participants et tous ceux qui en feront la demande, puis,au moins partiellement et selon des modalités à prévoir, par voie de publication (collective ou individuelle, signée ou non signée).

 

Pour cette raison, il est souhaitable que, quel qu’en soit l’objet (recherche élaborée, documentation globale ou fragmentaire, information bibliographique ou factuelle, questions, critiques, propositions diverses), les communications à l’intérieur du GREPH prennent, chaque fois que c’est possible, une forme écrite (de préférence dactylographiée) et facilement reproductible.Elles peuvent dès maintenant être adressées (en attendant l’élection à la rentrée, d’un secrétariat) au secrétariat provisoire du GREPH, c/o J. Derrida, 45 rue d’Ulm, 75005 Paris.

 

(Cet avant-projet a été approuvé à l’unanimité lors de la séance préparatoire du 16 avril 1974.)