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Atelier : « Travailler » pour le professeur, « travailler » pour l’élève

Compte-rendu de l’atelier proposé par Jean-Jacques GUINCHARD lors des journées d’étude d’octobre 2001.

dimanche 28 octobre 2001, par Acireph

Par Jean-Jacques GUINCHARD

 

Présentant le livre d’Yves Schwartz, Expérience et connaissance du travail (1988), Georges Canguilhem écrit : « Travailler, c’est produire par des moyens nécessaires, instruments et/ou conduites, un effet estimé satisfaisant pour un certain besoin ».

Le philosophe a bien sûr en vue dans cette phrase le travail productif, celui du « monde du travail » ; mais n’est-elle pas applicable au travail scolaire ? On pourrait le vérifier en spécifiant les moyens, instruments et conduites en vigueur au lycée, en se demandant quand et comment l’effet qu’est l’objet scolaire (principalement mais pas seulement le devoir écrit) est jugé satisfaisant, et, ce qui ne serait pas le moins essentiel , quel besoin il est censé remplir.

Comment penser les éléments communs mais aussi les spécificités des deux types de travail : celui des adultes dans le champ professionnel et celui des scolaires occupés par la production d’eux-mêmes ? Cette question est théorique, anthropologique et sociologique, mais aussi pratique, c’est-à-dire pédagogique. Nous butons en effet sur elle en classe, dans la difficulté de faire travailler les élèves des séries technologiques, ainsi que de mesurer la qualité, voire même la réalité du travail qu’ils effectuent.

Supposant que je n’étais pas le seul à m’interroger, j’ai proposé que cela fasse l’objet d’un atelier de notre colloque. Cet atelier a donné lieu à un échange stimulant entre les neuf participants [1]. Y ont certainement contribué trois éléments : - toutes les séries technologiques étaient représentées ; - des lycées très différents aussi ; - enfin des niveaux d’expérience professionnelle très divers étaient confrontés, puisqu’ils allaient d’une à trente années d’ancienneté [2]

Reprendre le fil du débat serait difficile et fastidieux ; je vais donc synthétiser ici des interventions qui ont oscillé entre les expériences personnelles très concrètes (ce qui fonctionne bien et ce qui échoue, les recettes éprouvées et les « ratages » significatifs) et les observations ou théorisations générales (« ce qu’ils aiment, ce qu’ils n’aiment pas ; ce qu’ils savent faire, ce qu’ils ne savent pas faire »). Je reproduirai parfois entre guillemets des propos tenus littéralement par tel(le) d’entre nous et qui m’ont paru emblématiques.

Chose frappante, surtout pour l’animateur de la discussion, nos réflexions se sont spontanément orientées dans deux directions, explorées de front au gré des remarques, et qu’il sera plus clair de développer ici successivement :

 puisque notre conception du travail philosophique et intellectuel en général (à nous « profs de philo ») et la leur (à eux « lycéens technos ») ne coïncident pas et même s’opposent (I),

 quelles sont les formes à trouver, inventer, pour « habiller » et plus profondément modifier l’enseignement de la philosophie, de manière à ce qu’il apparaisse et soit accepté par nos élèves comme un véritable travail (II) ?

 

DES IMAGES ET DES NORMES DU TRAVAIL DIVERGENTES

« Monsieur, vous savez bien parler, mais est-ce que vous savez souder ? » Ainsi des élèves de STI interpellent-ils leur professeur… Nous faudrait-il donc des compétences industrielles, ou commerciales, etc. ? [3] Le sens de la question est bien sûr plus profond : elle signifie que parler n’est pas travailler, que faire un cours, exposer des idées n’est pas un travail. On peut penser qu’il en irait un peu autrement pour des STT Action commerciale, en principe futurs vendeurs, donc praticiens de la parole. Mais eux aussi sans doute jugeraient que la parole enseignante n’est pas un vrai travail puisqu’elle ne rapporte rien directement. On voit donc poindre ici une deuxième dimension du travail (fort classique) : tout travail mérite salaire. Point sur lequel la philosophie paraît encore hors-travail, peu fiable et peu sérieuse. Que gagne-t-on à faire de la philosophie ? Cette question, les élèves des séries générales peuvent à la rigueur admettre qu’on ne la pose pas (ou pas ouvertement), mais les « technos » ne veulent pas l’éluder, s’agissant d’une matière qui vient à l’évidence en plus, sinon en trop ! Puis se manifeste la conviction qu’il y a travail s’il y a des règles explicites. Là encore, la philosophie est en défaut. Elle est beaucoup trop floue si on la compare aux procédures et aux normes des activités professionnelles. Enfin, une dernière caractéristique (au moins) discrimine négativement notre enseignement : le travail se pratique en un lieu et en un temps uniques et spécifiques, alors que nous demandons en outre un autre travail, laissé à l’initiative personnelle et à réaliser dans la sphère privée, sous la forme des devoirs à la maison (effectués ou liquidés puisqu’ils sont contraints) et des leçons à apprendre (cette fois la plupart du temps ignorées).

Ce dernier point appelle deux remarques. D’abord, c’est le travail scolaire dans son ensemble et non pas la seule philosophie qui est fragilisé ou même disqualifié par le modèle du travail professionnel adulte sous sa forme dominante, modèle vers lequel tendent ou sont orientés les élèves des séries technologiques. [4] Deuxièmement, et en conséquence, incriminer la paresse ou la faiblesse intellectuelle, comme sont tentés de le faire de nombreux enseignants, est une fausse piste, justement parce que le désaccord passe entre deux modèles de l’activité (celle de l’intellectuel qu’est le professeur, celle des futurs salariés d’organisations en général marchandes). Nous verrons d’ailleurs que ces élèves sont tout à fait susceptibles de s’investir énergiquement dans certaines tâches philosophiques dès lors qu’elles leur paraissent faisables et légitimes.

Quelles sont donc les formes qu’il faudra ou faudrait donner au travail que nous faisons faire aux élèves pour que sa nature, voire sa dignité « laborieuse » ne fasse pas de doute ? Et s’agit-il justement de simples formes, emballant les tâches pour les faire passer, ou de modifications en profondeur de l’enseignement de la philosophie ? Serions-nous condamnés à une alternative peu enthousiasmante, entre les artifices de présentation plus ou moins superficiels, et une dénaturation de ce que nous voulons continuer à pouvoir considérer comme véritablement philosophique ?

 

DES COMPROMIS PÉDAGOGIQUES À UNE RÉFLEXION SUR LES DIFFÉRENTES FORMES DU TRAVAIL PHILOSOPHIQUE

Si la coopération des élèves n’est en règle générale obtenue qu’en classe, lorsque nous sommes face à eux, il faut privilégier les séances. Unité de temps, unité d’espace, unité d’ « action » si l’on peut dire : chaque séance doit être un tout autonome de cinquante minutes. Le découpage du contenu est donc essentiel. Faut-il renoncer à toute capitalisation ? Nous avons tous rencontré cette expérience décourageante de devoir nous semble-t-il recommencer à chaque heure, à zéro ou presque . Une parade est possible cependant, à condition de la mettre en place dès le début de l’année : inscrire le temps d’apprendre la leçon précédente dans celui de la classe, en demandant à tous de relire leur cours en début d’heure, éventuellement en demandant à un élève de faire un résumé oral pour toute la classe. Bien sûr, cela présuppose une fiabilité raisonnable des notes prises : cette condition n’est pas automatiquement remplie, nous le savons tous ! Il est vrai, à la réflexion, que nous n’avons pas traité cette épineuse question de la prise de notes par les élèves ; sans doute aurait-elle pu (ou pourrait-elle encore) faire l’objet d’un atelier spécifique.

Quoi qu’il en soit, l’évocation de ces procédures destinées à pallier la discontinuité de notre efficacité pédagogique, voire le décourageant effet de fonctionnement en boucle, nous a conduits à un constat unanime : « tout cela marche s’il y a ritualisation ». A l’instar des habitudes de l’école élémentaire, il faut des formules de début de séances (faire écrire la date, l’objet…, éveillant ainsi l’attention, comme, toutes proportions gardées, nous produirions chez des enfants l’effet de commutation sur un monde fictif en prononçant au début d’un conte l’expression obligée « il était une fois »). Si nous sommes tentés de prendre de haut ces contraintes - repères et de les juger infantilisantes, demandons-nous si elles n’existent pas discrètement dans nos cours destinés aux séries générales et aussi dans notre propre travail. La différence est ici simplement qu’il faut les rendre plus visibles.

 

Car « on ne doit pas déguiser le travail en non-travail, tout au contraire ! ». Tirer ce qu’on propose vers l’agréable, le ludique n’est non seulement pas très honnête mais surtout pas très efficace, puisque beaucoup d’élèves suspectent déjà le sérieux de la philosophie. Pourtant, une objection se présente aussitôt : « Cela ne risque-t-il pas de nous emmener vers un tout procédural qui risque de discréditer la discipline ? ». Ou bien encore : « Il ne faut pas aller trop loin dans l’identification du travail philosophique à d’autres travaux, parce qu’on perd alors le charme spécifique de la matière ». Bon, mais aux yeux de qui ? Distinguons le point de vue de l’enseignant et celui de l’élève. Désir légitime de l’un que la philosophie garde son identité (l’interrogation critique, la recherche méthodique mais pas stérilisée par un cadre trop strict), mais en face désir de l’autre dans une certaine mesure de souffler ou de respirer entre deux cours de disciplines professionnelles (un certain désir aussi d’être séduit), contrebalancé par un désir aussi légitime de solidité et de fiabilité : « A quoi ça sert de se poser des questions auxquelles personne ne peut répondre ? » . Ce dernier désir peut être satisfait sans que la philosophie soit trahie si en somme la question débouche sur deux ou trois réponses différentes mais suffisamment étayées pour qu’un choix soit possible entre elles.

Donc, il faut accepter le formalisme normalement lié au travail. Ce qui est vrai pour l’enseignement « frontal », lorsque nous faisons cours, l’est encore plus pour les productions des élèves eux-mêmes. Ainsi, par exemple, « une élève de SMS qui va faire un exposé en classe a l’impression de travailler s’il y a démarche : organisation, interaction sociale, préparation et planification explicites, impliquant d’aller au CDI, de demander du matériel, de mettre en place et d’utiliser un rétroprojecteur, etc. » Car « il faut des signes extérieurs de travail. »

S’agissant des activités de production que nous demandons aux élèves, nous nous reconnaissons tous placés devant une pénible contradiction : leur année de philosophie, au bac, sera jugée à l’écrit, alors que la rédaction est justement leur point faible. La tentation serait alors de réduire au minimum la part de l’écrit. Surtout à un moment où la discussion a socialement et pédagogiquement le vent en poupe. Pourtant nous sommes tombés d’accord sur le principe que « le tout-oral est probablement une grosse erreur ».

Bien sûr, une certaine dose d’oral est concevable, en se fixant des modalités d’organisation précises, à la fois matérielles, pratiques et logiques. Mais il ne faut pas perdre de vue certains dangers ou faiblesses de cet oral. Nous les avons recensés.

Rappelons d’abord que pour les élèves parler n’est pas un travail. Il faut donc un prolongement écrit, une sorte de matérialisation des propos tenus si l’on veut que les échanges oraux soient pris au sérieux. « Ils remettent beaucoup en cause dans la philosophie : la réussite ne serait pas affaire de travail, mais de don, d’intelligence présente dès le départ ou pas » ; et l’oral n’est-il pas encore plus inégalitaire que l’écrit ?

En effet, « l’effervescence à l’oral peut être un masque. Cinq élèves « carburent » et les autres restent démobilisés ». « Il y a des enjeux de pouvoir. Prendre la parole, c’est la refuser à l’autre ». Des blocages, des inhibitions liées à l’âge, au regard du groupe sur soi interviennent et paralysent ou parasitent le travail. C’est parfois une classe entière qui reste frappée de mutisme ! Que faire ? « Expliquer que la parole s’inscrit dans une relation sociale, voire une fracture sociale. Et cela peut ensuite être repris par l’élève dans sa propre perception de sa situation sociale [dans le groupe de la classe surtout, plus sans doute qu’en termes d’origine sociale personnelle] : on est jugé sur sa parole, sur sa capacité à définir, etc. », développe un collègue qui pratique beaucoup le travail oral. Ici il faudrait sans doute distinguer entre jugement des autres, reconnaissance d’un rôle ou pas, et évaluation par l’enseignant. Justement, l’oral collectif n’est-il pas un peu dangereux en ce qu’il se prête à une certaine confusion des deux jugements ? Comme le note une participante plus proche de ses débuts professionnels, « ce genre d’obstacle devrait connaître un début de traitement à l’IUFM ! ». Comment ne pas être d’accord ?

De toute façon il faut cadrer cet oral. Des règles, et même des « tabous » (dit l’un d’entre nous d’une façon intéressante) logiques et organisationnels s’imposent. « La liberté de parole n’est pas la liberté de dire n’importe quoi ». Par exemple, dans le cas d’un débat sur la « nature féminine », le tabou logique (l’interdiction intellectuelle) sera de confondre nature et société : comprenons qu’on n’autorisera pas le flou contradictoire, que celui ou celle qui enfreindra la norme sera invité(e) à rectifier son argument. Parallèlement, on retrouvera matériellement et socialement le principe de ritualisation, de diverses manières. « C’est un groupe qui se réunit, avec un président, un secrétaire, des gens qui prennent des notes. » « Pour que l’exercice soit valorisé, on pourra s’inspirer de techniques d’exposition présentes dans d’autres matières, la communication d’entreprise, la vente. » « Il importe qu’ils puissent se prendre au sérieux – par exemple en adoptant la consigne de penser qu’on est un supérieur hiérarchique qui doit présenter quelque chose à des collaborateurs. » Réunir quinze élèves selon le principe d’une table ronde sur l’idée de laïcité, pourtant très abstraite, et qui durera vingt ou trente minutes, c’est en résumé possible dès lors que sont respectées des règles d’organisation et des règles de pertinence. 

D’autre part n’oublions pas que certains élèves ne se révèlent (leurs capacités, leurs « positions ») qu’à l’écrit. L’écrit, individuel, discret, permet une interaction quasi-privée. Pourquoi faudrait-il imposer à des personnalités plus réservées la contrainte de s’exposer en public ? En outre, même s’il est difficile, sinon pénible pour beaucoup d’élèves, il est agréable pour certains autres, qui ne sont pas forcément pour autant détenteurs d’un capital socio-culturel élevé, autrement dit très habiles. On peut, dans le traitement des écrits individuels, gérer des différences de niveau de motivation personnelle, donc de travail. Cela bien sûr ne règle pas le toujours épineux problème de la note, mais « on peut demander que l’élève indique combien de temps il a travaillé, quelle a été la durée des phases successives de ce travail, ce qui lui donne l’occasion de regarder sa façon de faire. » Alors devient possible une prise de conscience que des étapes différentes sont nécessaires (ce qui n’est pas du tout évident pour le lycéen techno moyen…), d’autre part que la note, malheureusement, ne peut pas être exactement proportionnelle au temps passé (passé à quoi ?). On peut alors extrapoler : dans le travail professionnel, est-ce le temps passé la véritable clef de la rémunération ?

Puisque « toute peine mérite salaire », on peut dans le même esprit valoriser une matière pauvrement lotie à l’examen en termes de coefficient en montrant que « la philosophie peut vous aider en BTS ». En effet, tous les BTS comportent une épreuve d’expression écrite, constituée d’une synthèse de documents littéraires, médiatiques ou de sciences humaines, à laquelle l’argumentation philosophique est une bonne préparation. On peut par exemple jouer sur le présent et le futur en faisant étudier un sujet de BTS sur la politesse, - contrainte hypocrite ou huile dans les rouages sociaux -, qu’on va « tirer » vers la philosophie en axant le travail sur la notion de règle. « A ce moment-là, l’élève a le sentiment d’investir à long terme, de gagner du temps ». D’une façon plus générale, indépendamment du souci de légitimer ce qui est à faire, « il faut toujours axer l’exercice sur un suivi ultérieur » :dire comment ce que nous avons fait là nous resservira plus tard, rétrospectivement, demander « Vous rappelez-vous comment nous avions traité tel problème ? ».

Toujours au registre de la boîte à idées, « ils adorent remplir des tableaux ». Ce constat a été au cours de notre atelier un grand moment de connivence professionnelle... Et bien justement, faisons-leur faire des tableaux qui soient ensuite l’objet d’une transposition rédigée. Voici deux variantes du même principe :

 travail de découverte, sans préparation préalable nécessaire : par deux, les élèves élaborent une définition de la démocratie en construisant un tableau indiquant le genre prochain, les différences spécifiques, les oppositions entre le régime, le style, l’atmosphère démocratiques et les autres. Les tableaux réalisés en binôme servent ensuite de base à une mise en commun des résultats.

 Devoir individuel d’exploitation de connaissances, réalisable en temps limité sur place ou sans contrainte de durée chez soi, selon les dimensions fixées : on a préalablement cerné les domaines de la science, de la technique et de l’art en cours. Éventuellement on a pris un ou deux exemples d’activités constituant des cas limites, qui obligent à bien spécifier et appliquer les critères retenus. Puis on donne une liste alphabétique de cinq ou dix activités à classer dans une, deux ou trois colonnes d’un tableau Science, Technique, Art, voire dans aucune ! Le tableau rempli doit figurer en tête du devoir, mais ne suffit pas : les choix de classement doivent ensuite être argumentés. L’expérience sur plusieurs années conduit à juger le procédé positif : d’abord, les élèves passent sur ce travail, volontairement, plus de temps que sur une dissertation ou une étude de texte (souvent de trois à cinq heures) ; ensuite, leurs remarques sont souvent fines et discutables dans le bon sens du terme, on constate alors que parfois « il n’y a pas une seule bonne réponse », et chacune, on peut le leur montrer facilement, est au moins l’équivalent d’un paragraphe de dissertation ; enfin, les bonnes et même très bonnes notes sont possibles puisque chaque question peut être évaluée séparément. [5]

 

Dernières remarques, concernant davantage les contenus du travail philosophique que ses processus : « ce serait une très bonne chose de pouvoir faire une liste de concepts ou de distinctions conceptuelles spécifiant le programme : les élèves des séries technologiques apprécieraient. » Nul doute que notre contrat ou notre cahier des charges avec eux serait beaucoup plus clair et plus rassurant. On pourrait même aller plus loin. D’après l’un d’entre nous , « il faut établir une liste de termes définis pendant le cours et qu’ils doivent impérativement utiliser dans leurs dissertations, en les soulignant ».

Comment mieux conclure, en tout cas à titre personnel, qu’en rappelant les questions qui ont pu momentanément apparaître dans notre discussion mais sont restées en pointillés ? Retenons-en trois.

Il y a la question de la lecture : on ne peut pas faire de la philosophie sans lire. Mais les élèves des séries technologiques ne sont pas très lecteurs spontanément… Pour eux justement (dans leur majorité) lire est un travail ou n’est qu’un travail. La lecture est captive (vous devez lire ce texte de Platon pour telle date) ou pratique (modes d’emploi, tableaux financiers…). Comment introduire une lecture plus libre ? Peut-être en passant d’une lecture de textes brefs, lecture fatalement décortiquante, à une lecture qui prendrait davantage son élan. Ainsi, j’ai pratiqué avec un certain succès la distribution de cinq pages des Derniers Rois de Thulé de Jean Malaurie, description très concrète du mode de vie traditionnel des Inuits, où se trouvent en situation des références philosophiques passagères, non centrales pour l’auteur, au Cogito et au contrat social. Cinq lignes de philosophie passent mieux dans cinq pages d’ethnologie que livrées à part : il est ensuite possible de remonter à la source chez Descartes et Rousseau.

 

Il y a celle de l’écriture quotidienne, disons non directement finalisée par le devoir à rendre. Prendre des notes à partir d’un discours entendu (la situation scolaire de base ; mais nous ferions bien de nous interroger sur ses véritables finalités), mais aussi sur et pour ses propres idées. Comment initier à une écriture de production pour que nos élèves se rendent compte de la dynamique et pourquoi pas du plaisir qui nous sont familiers dans l’écriture comme travail de mise au point ? 

 

Il y a enfin celle de la spécificité des univers professionnels auxquels se rattachent les différentes séries technologiques. En effet, dès le début de notre discussion, il a été dit et admis qu’ « il n’y a pas de différence notable entre les différentes sections technologiques ». Est-ce si sûr ? Nous avons adopté ce postulat simplificateur parce que toute discussion implique un espace d’accord initial sans lequel elle ne peut avoir lieu, et également parce que, de notre point de vue, c’est notre modèle plus ou moins implicite du travail, celui de la « communauté » des professeurs de philosophie, qui est globalement perturbé par les élèves. A la rigueur il nous semblerait possible de reconnaître ensuite des différences de degré. Nous établirions alors entre nous une échelle de difficulté pédagogique qui irait des SMS aux STI en passant par les STT. Pourtant, on pourrait fructueusement, du moins j’en fais l’hypothèse, renverser la perspective, et donc partir du genre de travail caractéristique des spécialités. D’autres ateliers du colloque, axés sur la dimension interdisciplinaire, se sont penchés sur les contenus professionnels respectifs. Par exemple, celui qui a exposé ceux des sciences médico-sociales a permis aux professeurs de philosophie présents de reconnaître avec grand intérêt des thèmes à résonance indiscutablement philosophique et ouvrant donc des perspectives très fécondes : la distinction entre prévention et soins (une politique et la médecine), la dimension éthique des soins palliatifs… Allons encore un peu plus loin que cette déjà très souhaitable ouverture aux contenus professionnels (créatrice d’un minimum de culture commune entre les élèves et nous). Nous pourrions nous pencher sur les différences entre les pensées professionnelles . Ainsi par exemple, entre les STT et les STI, jouent des différences de valeurs et corrélativement de modes de raisonnement. On ne procède pas mentalement et socialement (dans l’interaction avec les autres, supérieurs, collègues, clients) dans la négociation ou le contrôle comptable de la même façon que dans la maintenance ou le diagnostic des pannes. Donc ne pourrions-nous pas, en identifiant ces modes de raisonnement, « brancher » en partie dessus notre enseignement de l’argumentation conceptuelle ? 

Ce dernier point montre que pour être efficace, le travail qui nous reste à entreprendre doit être collectif. En effet, nous sommes en général cantonnés dans l’enseignement à telle série et tenus à l’écart des autres par les contingences des structures d’établissement et des nominations. Le « fonctionnement STT » par exemple, finit par constituer une routine qui ne nous étonne plus. Il faudra donc prolonger les confrontations qui ont été amorcées au Colloque.

 

 


[1Je remercie vivement François Athané d’avoir bien voulu prendre des notes au cours de la séance, puis de me les avoir confiées. Je suis seul responsable par ailleurs de ce compte-rendu et de ses éventuels oublis.

[2Nos colloques de l’Acireph sont précisément de ces occasions rares, sinon uniques de confrontations « collégiales » intergénérationnelles, à la fois sur une échelle significative et dans une ambiance de travail égalitaire, qui préfigurent ce que serait une véritable formation continue entre pairs.

[3Indépendamment d’un intérêt sincère et manifeste de notre part pour les spécialités professionnelles, qui s’avère au moins une condition pour qu’un lien de communication ait lieu : mais nous n’avons pas développé ce point, qui s’est révélé en revanche au centre des ateliers consacrés aux diverses séries technologiques.

[4Il faut dire que le conflit s’aggrave lorsqu’au travail scolaire au lycée s’ajoute l’emploi salarié régulier en parallèle, une réalité fréquente dans les séries technologiques, comme le montre Robert Ballion dans Les Lycéens et leurs petits boulots (1994).

[5Voici la liste (vicieuse…) des activités à traiter : astrologie, astronomie, basket, couture, dissertation, écriture, médecine, pédagogie, politique, sommeil. On peut la réduire et la simplifier !