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25 ans d’expérience de l’enseignement de la philosophie dans les séries technologiques

Par Loïc de KÉRIMEL

vendredi 31 août 2001, par Acireph

 

1. D’où je parle.

Deux mots pour déférer à la consigne situationniste : dire chaque fois d’où l’on parle me paraît un principe philosophique élémentaire. J’enseigne depuis 25 ans et, depuis dix ans, mon service est pour 2/3 l’enseignement de la culture générale (partie philosophie) en 1° et 2° année de prépa EC option scientifique et pour 1/3 l’enseignement de la philosophie en Terminales technologiques (STI-GM et STT-ACC). Ayant eu, 25 ans durant, des séries technologiques tertiaires, je suis arrivé au lycée Touchard du Mans l’année même (1984) où, sauf erreur, l’on introduisait un enseignement obligatoire de philosophie dans les séries technologiques industrielles (F 1, F 2, F 3, à l’époque). Par défi personnel et aussi, à l’époque, par conviction que la promesse mitterrandienne (1981) de l’extension de l’enseignement de la philosophie à toutes les Terminales des lycées était philosophiquement fondée parce que conforme à la vocation de l’enseignement de la philosophie en France, je me suis en quelque sorte spécialisé dans l’enseignement dans ces classes. À l’invitation du responsable du groupe de référence de philosophie à l’IUFM de Nantes, j’ai animé, durant cinq ans - dans les années 90, deux journées annuelles d’initiation à l’enseignement de la philosophie dans les séries technologiques pour les stagiaires en philosophie de l’Académie (IUFM 2° année). Enfin, avec mes trois autres collègues du Lycée Touchard, j’ai participé à l’expérience, initiée par le recteur Bloch en 99-2000 dans l’Académie, d’introduction d’un enseignement de philosophie en Terminales de Lycée professionnel (personnellement, 2 heures hebdomadaires dans une Terminale ’exploitation des transports’).

 

Je complète cette brève ’ carte de visite ’ par deux précisions :

 ayant côtoyé de nombreux stagiaires et collègues débutants mais aussi beaucoup de collègues chevronnés, ayant moi-même tout récemment eu affaire à des classes extrêmement difficiles dans un Lycée qui n’est pourtant pas en zone sensible, il m’arrive aujourd’hui de me demander si, dans l’état actuel, le maintien d’un enseignement de la philosophie dans les séries technologiques est souhaitable et même, tout simplement, possible. Un bref article du Débat (Jean-Louis Thiriet, n° 103 janvier-février 1999, p. 189-192, ’Les conditions de l’enseignement de la philosophie’ ; cf. aussi, du même, n° 92, novembre-décembre 1996, p. 24-34, ’L’école malade de l’égalité’) et une émission d’A. Finkielkraut avec l’auteur de l’article et A. Renaut me reviennent en mémoire moins d’abord pour leur contenu (je trouve les propos de Jean-Louis Thiriet très excessifs et je ne partage pas du tout ses conclusions) que pour l’espèce de résistance qui s’est manifestée alors, par exemple chez A. Renaut et que j’ ai découverte en moi, à entendre tout simplement cette question : est-il vraiment inconvenant et non philosophique de poser la question des conditions de possibilité d’un enseignement de la philosophie ? Comme en outre je ne vois pas de différences de nature entre les élèves de bac professionnel et les élèves de bac technologique, pas de différence de nature entre les élèves de bac technologique et les élèves de bac général, il va de soi que le diagnostic sur la situation de l’enseignement de la philosophie dans les séries technologiques doit avoir des implications en amont (la situation dans les séries générales) et en aval (le projet d’introduction en lycée professionnel). Je demeure convaincu à cet égard de la grande justesse du diagnostic qui figurait en tête du rapport Derrida-Bouveresse de 89.

 les épisodes tout récents du feuilleton « réforme des programmes » [1] m’ont plongé dans un état de grande amertume : la très grande intolérance qui se manifeste justement depuis la publication de ce rapport Derrida-Bouveresse [2], l’incapacité choquante de la part de philosophes, à installer un véritable dialogue auraient-elles à voir, autant que l’existence d’un enseignement obligatoire de philosophie en Terminale, avec l’exception française en matière de philosophie et donc avec une certaine conception française de la philosophie ?

2. Un bref état des lieux.

Pour ne parler que des séries technologiques dont j’ai une pratique ininterrompue depuis 25 ans, je relève, parmi les multiples impressions que me laisse cet enseignement, quelques traits que j’estime particulièrement symptomatiques :

- premier trait : un goût prononcé, surtout chez les garçons lorsque les problèmes de discipline ne la rende pas impossible, pour ce que j’appellerai la conversation, c’est-à-dire la discussion libre sans véritable enjeu autre que celui de la controverse ; d’une part parce que la conversation est une manière agréable de passer le temps et d’autre part parce que, semble-t-il, peu d’occasions leur sont données dans les autres cours de se livrer à cette conversation. Je me demande d’ailleurs si ce que nous rencontrons dans les copies de bac n’est pas très souvent de cet ordre-là, avec ce que cela a de frustrant pour nous, mais d’insistant, voire même de touchant : une écriture qui est de l’ordre de la conversation. Au lieu de conversation j’aurais pu dire bavardage mais en souhaitant qu’on ne l’entende pas seulement au sens où le bavardage est réputé incompatible avec la conduite d’une classe : les élèves de ces séries-là (et, je le répète surtout les garçons, parce que moins policés, plus spontanés) aiment bien bavarder et considèrent souvent le cours de philosophie comme le lieu où il est enfin fait droit à la parole spontanée, libre et dont ils estiment qu’elle doit être respectée comme telle. On peut s’en indigner, objecter que la philosophie n’est pas de cet ordre (l’opinion !) l’expérience m’enseigne que la répression du bavardage, au sens indiqué et quelles que soient ses motivations, se paie souvent très cher : une parole qui veut ne s’autorise que d’elle-même (l’auto-fondation de la philosophie) et non pas de ce lieu commun du bavardage et de la conversation (j’emploie à dessein l’expression de ’ lieu commun ’) risque tout simplement de n’être pas entendue et de se condamner elle même à l’in-signifiance (à tous les sens de ce mot). Il y a là probablement un effet de la démocratie au sens de Tocqueville : personnellement, je trouve dans le premier chapitre du deuxième tome de la Démocratie en Amérique (’de la méthode philosophique des Américains’) une très bonne définition de la mentalité de la conversation et du bavardage. ’ (Chacun) n’en appelle qu’à l’effort individuel de sa raison... Quant à l’action que peut avoir l’intelligence d’un homme sur celle d’un autre, elle est nécessairement fort restreinte dans un pays où les citoyens, devenus à peu près pareils, se voient tous de fort près, et, n’apercevant dans aucun d’entre eux les signes d’une grandeur et d’une supériorité incontestables, sont sans cesse ramenée vers leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus proche de la vérité. Ce n’est pas seulement la confiance en tel homme qui est détruite, mais le goût d’en croire un homme quelconque sur parole ’. Il y aurait à méconnaître le donné de cette mentalité quelque chose de tout à fait paradoxal pour la philosophie puisque, si l’on suit Tocqueville, c’est la philosophie (Luther, Descartes et Voltaire, dit-il) qui l’a produite. De plus en plus il me paraît contre-productif de soutenir sans nuance qu’il n’y a de philosophie que dans la rupture avec l’opinion quand l’opinion se conçoit elle-même comme d’emblée philosophique : c’est la philosophie qui devient alors une piètre croyance naïve et obscurantiste. Et l’on ne fait qu’ajouter le malentendu à l’insignifiance.

- deuxième trait : plutôt chez les filles, une très forte demande scolaire. ’Scolaire’ n’est heureusement plus une injure mais toujours une stigmatisation de ceux qui parce qu’ils font tout simplement, c’est-à-dire un peu bêtement ce qu’on leur demande, sont réputés finalement n’y rien entendre, à la philosophie en particulier. Dans la demande scolaire il y a des motifs et des mobiles : les mobiles ce sont les notes, l’examen et plus largement la prégnance des codes sociaux (à 18 ans avoir la majorité, le bac, le permis de conduire, etc.) ; les motifs ce sont le désir de réussir, de progresser, d’entretenir, celui d’améliorer une image de soi souvent mise à mal dans ces séries, etc. Or en philosophie dans ces séries, à moins de rompre délibérément ou par la force des choses avec toute référence institutionnelle par exemple en s’obstinant à frustrer la demande scolaire ou en prenant acte qu’elle n’existe tout simplement pas ou plus, la poussée des mobiles et motifs de la demande scolaire ne trouve institutionnellement à s’exercer que sur un seul objet : la dissertation (c’est d’ailleurs parce que beaucoup réalisent que l’enjeu, sinon l’objet lui-même, est microscopique, que leur demande scolaire s’en détourne, laissant place le plus souvent à l’indifférence, quelquefois au mépris voire même à la révolte). J’ai travaillé des années sur cette question, prenant le pari de réussir à initier de A à Z à la dissertation philosophique mes élèves de Terminales technologiques. Je dis ’ de A à Z ’, d’une part (’ de A... ’) parce qu’aucun élève n’est un initié (un héritier) ; d’autre part (’ ...à Z ’) parce qu’on n’a pas convenablement initié quand on s’est contenté de faire rédiger des introductions et même des plans. Initier de A à Z cela veut dire : de la première opération à la dernière, et donc, en particulier, de la première phrase d’introduction à la dernière phrase de conclusion, de la première à la dernière phrase de la première partie, etc. Je sais le mépris dans lequel est tenu ce qu’on a appelé le pédagogisme et les nombreux textes dans lesquels ce mépris s’expose ont entretenu chez moi une vive colère, convaincu que le mépris de la recherche, de l’invention, de l’expérimentation d’outils et de méthodes permettant à des élèves non seulement de comprendre ce que nous mettons sous le mot dissertation mais aussi de pratiquer élémentairement la chose ne pouvait être que l’expression d’un grand mépris des autres en général et des élèves en particulier, dont, une nouvelle fois, je ne sache pas que ce soient des vertus particulièrement philosophiques. Or chaque année un certain nombre d’élèves (je répète, en particulier des filles) parviennent à faire assez exactement comme je leur ai dit de faire (et de A à Z) : à ceux-là je mets naturellement de bonnes et de très bonnes notes et à l’examen les meilleurs obtiennent aussi de bonnes et de très bonnes notes. Mais les besogneux, les sans-grades, qui les reconnaît ? À l’examen ils n’obtiennent pratiquement jamais 10 parce qu’ ’il n’y a rien ou pas grand-chose de philosophique dans leur copie’ : mais si dans leur copie il y a des traces d’un effort pour faire comme on leur a dit de faire (et ils n’ont eu que six mois pour apprendre ce que jamais personne ne leur a auparavant appris), ou bien c’est à nous d’affiner notre regard, notre discours, notre définition de la dissertation comme exercice canonique, nos méthodes d’évaluation de cet exercice, pour parvenir à reconnaître ces traces, ou bien il nous faut admettre que c’est peine perdue, renoncer à la dissertation et mettre en place d’autres exercices dont les conditions d’apprentissage soient meilleures, plus efficaces, permettant une évaluation plus fine, c’est-à-dire plus respectueuse du travail fait pendant l’année, en particulier de la progression dans l’apprentissage de cette discipline nouvelle qu’est pour nos élèves de Terminale la philosophie. Il y a bien sûr une autre éventualité : renoncer tout simplement à la philosophie dans ces classes, en tout cas à la philosophie en tant que conduisant inévitablement à l’échec une grande majorité d’élèves de ces classes.

- troisième trait : pédagogiquement parlant, l’incohérence de la situation de la philosophie en Terminale. Nous recevons des élèves qui sortent de Première. Après la Seconde (année charnière, découverte du Lycée comme lieu de vie et de liberté année sans examen et à grandes vacances), la Première est l’année de l’épreuve anticipée de français : c’est le français qui incarne l’accès, initiatique et éprouvant en effet, à la galaxie bac et il l’incarne à travers des exercices dont ce qui leur sera proposé en Terminale en philosophie n’est aux yeux des élèves qu’un pâle, peu compréhensible et assez insignifiant décalque. Comme en outre l’année de Terminale n’est qu’une année de transition vers une poursuite d’études en STS ou IUT poursuite considérée comme allant de soi par la grande majorité des élèves, des familles et des professeurs, et que les élèves y ont à nouveau du français et des exercices (résumé, synthèse de documents) qui n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’ils ont appris en philosophie en Terminale, on n’aurait pas pu faire mieux si l’on avait voulu brouiller et rendre impossible l’identification, la localisation, la pertinence de la philosophie dans le parcours scolaire d’un élève des séries technologiques. Une nouvelle fois, certains verront là un indice supplémentaire du complot contre la philosophie, l’école, la république, etc. Mais c’est la philosophie qui se rend insignifiante et se suicide, dans l’amertume ou la douceur, c’est selon, en continuant à ignorer le contexte dans lequel elle a à intervenir sous prétexte d’attachement à la figure du couronnement (l’année de Terminale), de la maîtrise (le professeur de philosophie comme ayant par définition à faire oeuvre, à faire école et à n’admettre comme élèves dignes de lui que ceux qui consentent à se faire ses disciples), de la supériorité (cette liberté souveraine que toute réforme des programmes est suspecte de menacer), etc. Beaucoup d’imprécateurs me paraissent concevoir le professeur de philosophie comme le législateur de Rousseau (Contrat Sicial, II, 7) : ’ ...Intelligence supérieure, qui (voit) toutes les passions des hommes et qui n’en (éprouve) aucune, qui n’(a) aucun rapport avec notre nature et qui la (connaît) à fond, dont le bonheur (est) indépendant de nous et qui pourtant (veut) bien s’occuper ’du nôtre ...’. Plus loin Rousseau rappelle opportunément (c’est bien la croix de la philosophie) que ’ les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n’en sauraient être entendus’. Or cet attachement à la position du législateur me paraît en partie responsable d’une dialectique funeste : l’emphase et la supériorité de son discours produit l’incompréhension des auditeurs et la marginalisation de celui qui l’émet. Comme Rousseau le remarque, le recours du législateur c’est alors la religion, autrement dit ’ (s’élever) au-dessus de la portée des hommes vulgaires, (mettre) les décisions dans la bouche des immortels pour entraîner par l’autorité divine ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine ’. Curieuse ironie de l’histoire.

3. Comment sortir de l’impasse.

Là encore, toujours sur le mode rhapsodique, je fais état d’expériences, de rencontres, de réflexions qui me paraissent porteuses d’espoir pour ceux qui refusent l’amer suicide auquel me semble inévitablement mener le blocage actuel.

- premièrement : une façon d’échapper à la dialectique funeste supériorité / marginalité que je viens d’évoquer (exceptionnalité, extra-territorialité de la philosophie) me paraît être de penser l’enseignement de la philosophie dans les séries technologiques (mais aussi dans les autres séries et filières des lycées) en des termes communs (à l’époque de Rousseau on aurait dit : ’ vulgaires ’). A cet égard, ce qu’il m’est demandé de faire en prépa EC dans le cadre d’un enseignement dit de ’ culture générale ’ (terme qui depuis 95 a remplacé le titre ’ culture et sciences humaines ’) où j’ai à intervenir sur un programme commun au professeur de philosophie et au professeur de lettres me donne à réfléchir. Professeur de lettre et professeur de philosophie doivent avoir un minimum de langage commun, de références communes, d’exercices communs, etc. Je reviendrai sur le problème épineux de la dissertation, mais comme je trouve extrêmement nuisible l’extraterritorialité de la philosophie cantonnée en Terminale et artificielle, parce qu’inopérante en l’état, la proposition d’étendre son enseignement en amont tant que l’on ne se sera pas prononcé plus clairement et en termes ’ communs ’ sur la définition et la localisation de cette discipline dans le cadre de l’enseignement obligatoire en lycée, je me demande si la définition d’un programme de culture générale commun à plusieurs disciplines (celles que dans ces séries on regroupe sous le nom d’ ’ enseignement général ’ distingué de l’ ’ enseignement professionnel ’) ne représenterait pas une avancée intéressante. Je sais dans que mépris est tenue par certains de nos collègues l’idée même de culture générale, mais je ne vois pas pourquoi, à moins d’une vision des choses étrangement aristocratique plutôt que de nous lamenter sur l’absence de culture générale comme rendant difficile sinon impossible un enseignement élémentaire de philosophie, nous ne contribuerions pas avec d’autres à faire acquérir à nos élèves le minimum vital à cet égard. Certains des thèmes retenus par la commission Renaut [3] au titre des ’ question à ancrage contemporain ’ me paraissaient relever de cette préoccupation et je ne comprends toujours pas les anathèmes dont ces questions ont été l’objet. Quoi qu’il en soit, un professeur de philosophie ne me parait pouvoir apporter valablement sa contribution propre à l’examen d’un thème de culture générale (historique, juridique esthétique, scientifique, technique, religieux, etc.) que s’il prend la précaution minimale de vérifier comment, dans quels termes, avec quels outils, etc., le thème est abordé dans les disciplines dont il est plus spécifiquement l’objet.

- deuxièmement : la dissertation. Dans les concours d’entrée aux écoles de commerce et de gestion, les élèves de classe préparatoire EC toutes options confondues, ont une épreuve obligatoire de dissertation dont le sujet porte sur le programme de culture générale, lequel, je le répète, est traité parallèlement par le professeur de lettres et par le professeur de philosophie. Je corrige depuis plusieurs années le concours ESC : le jury dissertation est composé d’un nombre égal de professeur de lettres et de professeurs de philosophie ; pas de double correction, chaque copie est corrigée soi par un professeur de lettres soit par un professeur de philosophie ; le jury a une réunion d’entente préalable à la remise des copies, réunion durant laquelle 4 copies sont corrigées en commun. Aux distorsions dont nous, professeurs de philosophie sommes habituellement témoins dans les commissions d’entente et d’harmonisation du baccalauréat et que nous savons plus ou moins bien traiter, s’ajoutent naturellement les distorsions dues à la différence des disciplines : la principale provient du statut de la référence aux oeuvres dans la dissertation (à quoi s’ajoute évidemment le fait que bien des oeuvres littéraires sont ignorées des professeurs de philosophie et bien des oeuvres philosophiques par les professeurs de lettres). Bref, je ne sais pas (ou plutôt je crains de savoir) ce que donnerait un audit de la correction de la dissertation au concours ESC. C’est pourquoi l’argument selon lequel les difficultés qu’éprouvent nos élèves de Terminale en philosophie proviennent essentiellement du fait qu’ils n’y sont pas préparés par les professeurs de français dans les classes antérieures me semble parfaitement hypocrite : quand préparation il y a, un problème demeure qui ne vient pas des élèves mais principalement de ce que les professeurs de lettres et ceux de philosophie désignent d’un même mot un exercice dont les réquisits sont différents (voir d’ailleurs la distinction, je suppose parfaitement canonique, en khâgne, entre dissertation littéraire et dissertation philosophique). Une solution minimale serait de travailler en commun sur la rhétorique de la dissertation : il faudrait alors que cessent les manifestations de ce mépris hautain dont la rhétorique est fréquemment l’objet de la part de certains d’entre nous. Quoi qu’il en soit nos élèves des séries technologiques entendent parler de dissertation ailleurs qu’en philosophie ou en français : en économie-droit pour les tertiaires, en histoire-géographie pour tous. Notre responsabilité institutionnelle, avant d’entreprendre quoi que ce soit, serait au minimum de faire un état commun des lieux (et un état des lieux communs de chaque discipline) à ce sujet : là encore, se barricader dans la citadelle philosophique en prétendant qu’elle est attaquée, est parfaitement contre-productif. En attendant, je me demande si nous ne pourrions pas, plus modestement, baser davantage l’apprentissage et l’évaluation des acquis sur des oeuvres communes, en entendant le substantif et l’adjectif à tous les sens : ’ œuvres ’ au sens canonique et patrimonial, pas forcément philosophiques mais aussi littéraires, pas forcément lettrées mais aussi, par exemple, cinématographiques ou théâtrales (j’ai par exemple travaillé 5 semaines, c’est-à-dire 10 heures avec des STI sur le film La Promesse, des frères Dardenne, que j’ai utilisé comme support de la réflexion pour trois des notions du programme : conscience, raison et vérité ; je pense au Galilée de Brecht, etc., à Œdipe Roi et Antigone de Sophocle ; cf. le programme des prépa scientifiques) ; oeuvres au sens de réalisation personnelle ou collective identifiable et durable : un dossier, un essai, écrit ou oral, etc. (et pour nombre de nos élèves, la toute simple lecture est déjà à elle seule une oeuvre). ’ Communes ’ au sens de l’ancien ’ vulgaire ’ : ce qu’un public, une culture considère comme des références (je pense aux Déclarations de 1789, de 1948, à certains grands mythes, etc.) ; au sens de ce qui est commun à plusieurs disciplines (Galilée, Pascal, Voltaire, Primo Lévi, etc.) ; au sens de ce qui n’est pas la réalisation d’un seul mais d’un groupe : la conception et la réalisation d’un robot par des STL d’une exposition par des STT, etc. Il me semble en tout cas indispensable, pour éviter l’absolue insignifiance de la plupart des copies produites au baccalauréat, de tenir compte d’une manière ou d’une autre d’un travail concrètement fait durant l’année.

- troisièmement : le mode actuel d’intervention de la philosophie en Terminale dans les séries technologiques (mais aussi, j’en suis convaincu, dans les séries générales) me semblant inévitablement et à plus ou moins long terme voué à l’échec (cf. la dialectique souveraineté/ marginalité que je dénonçais plus haut ; cf. la consomption incurable des Terminales L en tant que série dont la philosophie est la spécialité), cet échec me paraissant dû principalement à l’abstraction de la philosophie (à la fois son isolement et sa prétention à produire elle-même les objets ou les thèmes de sa réflexion, prétention à l’auto-fondation ruineuse au niveau d’un enseignement élémentaire de philosophie), la solution est de modifier ce mode d’intervention en substituant l’horizontalité à la verticalité, la secondarité à la primarité, la subsidiarité à la centralité. La subsidiarité au sens institutionnel : ne jamais traiter à l’échelon central ou national ce qui peut l’être à l’échelon local ou régional. Or il y une réflexivité propre aux disciplines régionales (en histoire, en droit, dans les sciences et les techniques, etc.) mais aussi à l’opinion, à la littérature, à la religion, etc., qu’au lieu de négliger ou de mépriser la philosophie gagnerait au contraire à précisément repérer, exploiter et développer ; ce qui n’ est possible que dans la collaboration et pas dans la concurrence. La secondarité au sens que donne à ce terme Rémi Brague, dans Europe, la voie romaine (Critérion, puis maintenant Folio) : l’Europe se constitue via Rome par la reprise, la traduction, la transmission, le commentaire (second) d’un dépôt (premier) qui provient d’ailleurs et dont elle conserve scrupuleusement l’original (l’Ancien Testament en regard du Nouveau, les poètes et philosophes grecs en regard de leurs héritiers et traducteurs latins). Or sa date et son lieu de naissance font que la conception française de la philosophie (l’exception française) est davantage primaire (la rupture avec l’opinion, la religion, la littérature, l’Ancien Régime, le primat de Platon sur Aristote, de Descartes sur Montaigne ou Pascal etc. ; cf. aussi, symptomatiquement, l’éloge récurrent de l’instituteur et de la république, première et troisième, évidemment, surtout pas seconde ni quatrième !). Or un enseignement secondaire de la philosophie me semble ne pouvoir se concevoir et se développer que dans la conjonction et non dans la rupture avec un quelque chose d’autre et de premier (les lettres, les sciences, les techniques, le droit, l’histoire, bien sûr, mais aussi l’opinion, l’actualité, l’expérience de chacun, etc.). L’horizontalité, enfin, parce qu’au lieu de la verticalité et de la juxtaposition des différentes disciplines dans l’ignorance, l’indifférence et quelquefois le mépris mutuels seule une articulation et une harmonisation horizontales des programmes des différentes disciplines et activités de chaque série ou filière peuvent donner du sens à la réflexion philosophique. Au stade de l’initiation et de l’élémentaire, le mode d’intervention du professeur de philosophie devrait être aussi souvent que possible celui de la co-intervention.

4. Pour finir.

La crise que connaît l’enseignement de la philosophie dans les séries technologiques me semble emblématique parce que décisive. Nous pouvons décider de ne rien faire et laisser la philosophie mourir d’insignifiance (ce qui ne va cependant pas sans douleur de la part de beaucoup de ceux, surtout les plus jeunes, qui ont à l’enseigner dans la situation actuelle). Nous pouvons aussi en profiter pour faire le diagnostic de ce qui est en jeu. Je dirais volontiers avec Jean-Joseph Goux (Oedipe philosophe, Aubier, 1990) que ce n’est rien de moins que l’origine et le statut oedipiens de la philosophie qui sont en cause du fait de sa prétention ’ individualiste et auto-didacte ’, auto-fondée, à la résolution des énigmes (cf. p. 118-122) : tout apprendre par soi-même et par les seules ressources de sa propre raison. Or il est manifestement et performativement contradictoire de prétendre initier de jeunes esprits à quoi que ce soit sur la base d’un tel principe. Prenons donc acte de ce que si nous voulons continuer à pratiquer une discipline que nous aimons, il nous faut impérativement sortir du superbe mais bientôt pitoyable isolement dans lequel elle se tient en Terminale.

Loïc de Kerimel, 31 août 2001.


[1Voir sur ce site la rubrique sur l’histoire critique de la guerre des programmes

[2Cf . Note précédente (voir l’acte 2 pour les documents).

[3Ces fameuses questions à ancrage contemporain constituaient une innovation intéressante ; malheureusement on sait ce qu’il advint : ceux-là même qui avaient pétitionné contre les propositions Derrida-Bouveresse ressuscitèrent 10 ans plus tard leur « collectif de professeurs » pour obtenir la suppression des dites questions avant d’obtenir la mort du projet Renaut. Voir sur le site la rubrique l’histoire critique de la guerre des programmes.