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Le complexe de la citadelle assiégée

Jean-Jacques ROSAT - article paru dans L’Université Syndicaliste, supplément au n° 238 du 25 mai 1990, publication du SNES

vendredi 25 mai 1990, par Acireph, Serge Cospérec

A quelles conditions 60 ou 80 des élèves d’une génération peuvent-ils acquérir les rudiments d’une formation philosophique qui les aidera à construire leur pensée et leur discours, et à fortifier leur liberté d’homme et de citoyen ? Posée par les faits, par la démocratisation accélérée de l’accès à la terminale, la question vient réveiller la plus vieille et la plus sensible contradiction de l’enseignement philosophique ; si la philosophie s’adresse par principe à tous les hommes, elle a toujours été en réalité réservée à une élite. L’arrivée dans nos classes d’élèves dont les origines sociales, l’univers culturel, le parcours scolaire et les motivations sont extrêmement différents, vient mettre en question les modèles de la transmission philosophique et l’image que les enseignants de philosophie se font d’eux-mêmes.

Est-ce par ce qu’il s’efforce de prendre acte lucidement de ce bouleversement et d’indiquer de quelle manière on pourrait y faire face que le rapport de la commission Bouveresse Derrida a suscité des réactions aussi passionnelles et la mobilisation contre lui d’une partie de la corporation philosophique ? Nous ne sommes pourtant pas partis d’un discours a priori sur la philosophie mais du terrain, des difficultés concrètes que décrivent les professeurs dès qu’ils parlent de leur métier :

Le sentiment général d’échec dans les sections techniques, le fossé entre les travaux écrits des élèves et les exigences intellectuelles minimales, l’angoisse des élèves devant l’indétermination des sujets et du programme, leur souhait de disposer d’une année supplémentaire d’imitation, etc.

Je ne reviendrai pas sur nos propositions attentivement résumées et analysées dans les colonnes de l’US (n°234). Aucune ne va de soi Toutes doivent passer au crible de la discussion la plus large qui me paraît d’autant plus urgente que les questions inédites posées par la démocratisation n’ont jusqu’à présent fait l’objet au sein de la communauté philosophique d’aucune réflexion collective d’envergure.

Un tel débat n’a de chance de toucher aux vrais problèmes et de déboucher sur des propositions constructives et novatrices qu’à la condition que l’on rompe avec le discours illusoire qui fait de l’amélioration des conditions de travail des enseignants, et de l’augmentation de l’horaire des élèves, une véritable panacée.

Qu’on ne me lise pas de travers ! J’enseigne depuis 11 ans dans des lycées techniques : j’ai toujours eu entre 5 et 8 classes ; je connais les TG à 40 et les TF le vendredi soit de 16 à 18 ! Je sais tout ce que l’allègement des effectifs et même le simple dédoublement d’une heure dans les sections techniques représenteraient pour mes élèves et pour moi. Mais qu’on ne me raconte pas que cela donnera à mes F les moyens de rédiger quelque chose qui ressemble à une dissertation philosophique, ni à mes D la compétence requise pour commenter de façon pertinente 15 lignes de Descartes tirées hors de tout contexte et dont même le français leur échappe !

Plus grave : ceux qui prétendent « qu’en deçà d’un horaire minimal un enseignement ne peut produire d’effets significatifs » n’en tirent pas toutes les conséquences : comme il est hors de question d’ajouter des heures aux élèves de F qui en font déjà 36, ni d’amputer d’autres matières, cela revient à nier qu’on puisse sérieusement faire de la philosophie dans ces sections. Bel exemple de la contradiction où s’enferment beaucoup de collègues par conviction démocratique, ils ne peuvent que souhaiter l’accès du plus grand nombre à la philosophie, mais comme ils se refusent à imaginer d’autres modèles d’enseignement et qu’ils constatent leurs échecs face à ce nouveau public, ils ne sont pas sûrs au fond d’eux-mêmes de le souhaiter véritablement.

Mais nous objecte-t-on, insister sur la diversité des élèves, c ’est risquer de n’offrir aux moins favorisés, à qui nous devons plus encore qu’aux autres, qu’un enseignement au rabais, c’est renforcer les inégalités. La place me manque ici pour discuter cet « argument » comme il le mériterait, je dirais simplement qu’à mes yeux, il cache, sous l’exigence apparemment démocratique et égalitaire, l’élitisme le plus conservateur et le plus méprisant. Car les faits sont là. C’est au nom de cet argument qu’on n’a pas voulu organiser depuis 20 ans que les sections G existent, la moindre réflexion collective, au nom de cet argument qu’on impose aux élèves des types de sujets sur lesquels ils n’ont rien à dire, des types de travaux où l’on sait d’avance qu’ils échoueront, et un cadre d’enseignement qui ignore superbement ce qui les intéresse et ce qu’ils sont. Laissons là ces faux arguments, ces crispations identitaires et ces illusoires solutions en termes d’horaires qui peuvent flatter le corporatisme mais tournent le dos au vrai problème. Ne nous trompons pas d’époque, personne ne veut aujourd’hui la mort de notre enseignement. Le complexe de la citadelle philosophique assiégée par les technocrates et les sciences humaines hante encore trop d’imaginations. Un public nouveau est entré dans nos classes et ne va cesser d’y affluer. Faisons la preuve de la vitalité de notre enseignement en réfléchissant ensemble sérieusement aux conditions dans lesquelles nous pourrons lui donner les moyens de faire vraiment de la philosophie.

Jean Jacques ROSAT
Lycée technique Roosevelt - Reims
Co-signataire du rapport Bouveresse-Derrida