Accueil > Nos recherches > Regards historiques > La guerre des programmes > Une séance ubuesque à la Société française de philosophie

Une séance ubuesque à la Société française de philosophie

Jacques Derrida avait été invité à la séance du 24-11-1990 de la Société Français de Philosophie pour y exposer ses propositions qui devaient ensuite être discutées. En fait d’invitation, c’était un traquenard.

samedi 24 novembre 1990, par Acireph, Serge Cospérec

On se fera une idée de la teneur des débats (mais une faible idée de leur violence), en lisant la transcription qu’en a fait la SFP.

Texte complet de la séance du 24 novembre 1990 de la Société française de philosophie.

L’ahurissement devant la violence et la stérilité des échanges est assez bien rendu par le regard « étranger » de Marie-Anne Deveaux  qui, persane à la manière de Montesquieu, écrit au Bulletin de la Société française de philosophie »

[S. Charbonnier, Que peut la philosophie ? Seuil, 2013 p. 54] la lettre que nous reproduisons ci-dessous. 

_______________________________________________

« Qu’une assemblée de professeurs de philosophie

déverse tant de fiel, c’est indigne. »
______________________________________________

LETTRE DE MME MARIE-ANNE DEVAUX

 
Au sortir de la conférence organisée par votre Société, je suis encore démangée par l’envie que j’avais, comme beaucoup d’autres, d’intervenir dans un débat qui n’a pas eu lieu. C’est pourquoi je vous livre quelques lignes qui sont peut-être seulement du chauvinisme piqué au vif ; pour me situer bien que l’enseignement en France et l’enseignement de la philosophie en particulier me soient assez familiers—, c’est « hors corporation » que j’ai vu et entendu l’assemblée réunie amphithéâtre Michelet, le 24 novembre dernier. Je suis responsable à Paris d’un groupe d’étudiants américains et j’étais venue essentiellement poussée par le constat de ce fait unique au monde que la philosophie est enseignée en France dès le Secondaire.

Ce constat, le professeur américain qui préside à notre groupe en a fait le point de départ de la réflexion qu’il a amorcée chez ces étudiants fraîchement arrivés, la base de l’appréhension de notre système scolaire et de quelques traits majeurs de notre mentalité. Cette belle distinction détermina, charpenta et accompagna toute la période initiatique de nos étudiants, car elle donne à réfléchir et pourrait bien être un atout. Que cet enseignement si important soit à l’ordre du jour et que ses dispensateurs prennent la peine de s’auto-analyser, voilà qui avait de quoi me réjouir et paraissait conforme à leur mission.

 

 

« LA HONTE ET LA PEINE DEVANT L’AFFLIGEANT TUMULTE »

Or, que reste-t-il de ces trois heures ? Hormis la honte et la peine devant l’affligeant tumulte, à tout le moins que la question est brûlante. N’étant pas en mesure de prendre parti, je ne veux que déplorer la bassesse des échanges faisant écho de conflits de personnes, le portrait que donnait d’elle-même une communauté qui porte la charge de former des esprits et de leur donner des outils de réflexion. Il ne semblait pas même possible d’exprimer des constatations de bon sens qui venaient à l’esprit, tant la rage de contrer, de caricaturer, de dénigrer, dominait. Que la philosophie se scrute, tant mieux, mais peut-elle déchaîner l’intolérance ?

En demandant des réponses précises et directes à ses questions simples… Jacques Derrida se privait de « supporters » ; pas une seule objection sérieuse parmi une foule qui avait perdu toute vigilance à se surveiller — (à la question, par exemple de l’introduction de l’étude de la philosophie en Première).

Que les professeurs ressentent des menaces, que les innovations soient toujours des risques, que l’imagination manque à beaucoup, rien là de surprenant, mais qu’une assemblée de professeurs de philosophie donne d’elle-même un si piteux spectacle de fermeture sur un ensemble de prérogatives supposées inamovibles ? Quelle futilité … ! Qu’une assemblée de professeurs de philosophie déverse tant de fiel, c’est indigne.

 

 

« LE DÉSIR DE GARDER INTACT UN ENSEIGNEMENT MENACÉ DE SCLÉROSE »

Voir des intervenants arriver avec leurs discours écrits déjà, avant d’avoir entendu les deux conférences de leurs collègues … Étions-nous conviés à une tribune offerte aux détracteurs d’un projet proposé par une Commission en vue de parfaire l’enseignement de la philosophie en France ? Est-ce là la concertation ? Une assemblée de professeurs de philosophie pour qui la dissertation, seule, doive exister, cela paraît assez risible quand ce docte modèle, si louable et utile au demeurant, crie néanmoins son artifice quand nous l’inculquons à nos jeunes Américains.

Comme l’a très justement résumé l’un des intervenants dont je déforme peut-être un peu les propos, la première conférence étudiait les conditions de l’enseignement de la philosophie et la seconde exprimait le désir de garder intact un enseignement menacé de sclérose. S’il y avait là matière à discussion et mise en présence de tensions, de différences, d’oppositions, ce n’est pas ce qui était à redouter, mais plutôt, l’indifférence à autrui et l’intransigeance dont nous étions témoins.

Cette petite France qui pourrait à juste titre s’enorgueillir de cet enseignement qu’elle seule pratique dans le Secondaire ne voudrait que le cantonner dans un frileux réseau bloqué. Cette petite France va se dessécher et manquer le tourbillon de l’Europe.

 

 

« QUE DES PHILOSOPHES …SOIENT SI PEU TOURNÉS VERS LES ÉLÈVES, SI PEU SOUCIEUX D’INTERROGATION ENVERS EUX-MÊMES… »

Que des philosophes ne reconnaissent pas que les germes d’exclusion sont là aussi à l’œuvre, dans la démocratie, soient si peu tournés vers les élèves, si peu soucieux d’interrogation envers eux-mêmes, rivés pour la plupart à une planche trouée quand le navire doit se tourner vers des caps inconnus, une communauté qui se doit d’initier la jeunesse et qui refuse qu’on s’intéresse à cette jeunesse avant la fameuse classe terminale…c’est contradictoire.

J’avais jusqu’alors vis-à-vis de mes étudiants américains la piètre consolation que si l’état des murs de nos écoles est vétuste, la qualité du corps professoral le faisait oublier, mais j’ai vu là — toutes générations confondues — un groupe de professeurs aussi délabré, gris, sourd et verrouillé que les murs — (Les aînés pourtant moins que les jeunes !). »

 


 

 

Rappelons que cette séance se voulait une « Réflexion sur l’état actuel et les perspectives de l’enseignement de la philosophie en France »  ; on sait ce qu’il advint. Dans son intervention, Roland Brunet (du GREPH) en résume ironiquement le propos : 

 

« Nous avons écouté deux exposés. Si j’avais à donner un titre à chacun, je dirais que le premier répondait à la question suivante : Quelles conditions ou structures nouvelles — institutionnelles, programmatiques, pédagogiques — sont à instaurer pour qu’un enseignement philosophique, aujourd’hui et dans la ligne de sa tradition (Jacques Derrida y a particulièrement insisté) ait réellement lieu, c’est-à-dire puisse effectivement former au travail de la pensée tous les élèves auxquels il s’adresse ? Je dis bien tous les élèves. Ils sont un demi-million. Ils seront beaucoup plus demain. Et 85 % d’entre eux ne sont pas en Terminale A. On peut être ou non d’accord avec les propositions qui ont été faites dans le Rapport de la Commission de Philosophie et Épistémologie co-présidée par J. Derrida et J. Bouveresse, mais on ne peut nier que le Rapport ait bien pour objet l’enseignement philosophique de cette fin de siècle.

De l’autre côté, nous avons écouté un exposé qui répondait à peu près à la question suivante : Quelles conditions sont à préserver ou à réinstaurer, aujourd’hui, pour que le professeur de philosophie — car il n’a guère été question que de lui et jamais de ses élèves — puisse continuer de jouir de son unicité de maîtrise et de son identité magistrale dans la solitude jubilatoire de son enseignement ? Car finalement, Monsieur Bourgeois, vous ne défendez guère que cela. Mais sous cette unicité du professeur de philosophie dont vous craignez qu’elle ne soit brisée si la philosophie fait son entrée en Première, ne voyez-vous pas qu’il y a aussi, caché, le fantasme du directeur de conscience … [brouhaha] ou du moins du maître à penser ? [brouhaha]. Et pourquoi donc la philosophie devrait-elle être la seule discipline à n’être enseignée que par un seul professeur et en une seule année ? Est-ce qu’à l’université elle n’est enseignée que par un seul professeur … ? [brouhaha, protestations]. »