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Derechef, du droit à la philosophie - Jacques Derrida

Entretien avec Robert Maggiori paru sous le titre « Le programme philosophique de Derrida » dans Libération, 15 novembre 1990 - repris dans Points de suspension. Entretiens (Galilée, 1992), pp.337-348.

jeudi 15 novembre 1990, par Acireph, Serge Cospérec

Jacques Derrida, vous êtes un philosophe qu’on imagine tout occupé à faire des livres et à produire une philosophie. Il peut sembler étonnant que, depuis toujours, vous vous soyez intéressé, de manière parfois militante, aux problèmes de l’enseignement de la philosophie dans les lycées, aux institutions, aux programmes des classes terminales, aux heures de cours de philosophie dans les sections techniques, etc.

Jacques Derrida : Pourquoi serait-ce « étonnant » ? Avant même de parler de structures visibles ou massives (l’école, l’université, l’autorité, les titres de légitimité), il y a l’expérience même du discours et de la langue : l’intérêt pour la philosophie s’y trouve déjà engagé dans des institutions. Partout et depuis toujours, elles articulent l’enseignement et la recherche, elles tentent de dicter la rhétorique, les procédures de démonstration, notre manière de parler, d’écrire, de s’adresser à l’autre. Ceux qui croient se tenir à l’écart des institutions sont parfois ceux qui en intériorisent le plus docilement les normes et les programmes. Questionnant, critique ou déconstructif, le rapport à soi de la philosophie, c’est l’épreuve de l’institution, de ses paradoxes aussi, car j’essaie de montrer néanmoins ce qu’il y a d’unique et d’intenable, au fond, dans l’institution philosophique : c’est ou cela doit être une contre-institution qui peut aller jusqu’à rompre, de façon dissymétrique, tous les contrats, et suspecter le concept même d’institution. Et puis, si intenable qu’elle soit, c’est en elle que, pour une bonne part, si je puis dire, de ma vie, j’habite : dans ses « corporations », dans son corps et dans sa langue. Ne pas le dénier, c’est à mes yeux un devoir, d’abord un devoir philosophique. Puis, qu’on y participe ou qu’on l’observe, l’institution philosophique française est un phénomène dont la singularité me paraît de plus en plus étrange et passionnante. Enfin, parmi tous les thèmes que vous avez nommés, permettez-moi de sélectionner celui des « sections techniques ». Depuis quelques années (le Groupe de recherche et d’études philosophiques, le Greph, n’y est pas pour rien Cf. Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 146 et suiv.), un enseignement philosophique y est dispensé : c’est aujourd’hui le lieu de la plus grande concentration (historique, sociale, politique) pour toutes les épreuves que traverse la philosophie. C’est pourquoi nous devons tous y être très sensibles.

 

Vous avez présidé avec Jacques Bouveresse la commission « Philosophie et Épistémologie », et vous avez remis un rapport au ministre en juin 1989 Publié ibid., p. 619 et suiv.

D’autre part, vous publiez Du droit à la philosophie, qui rassemble tous les textes que, depuis 1974, vous avez consacrés à l’enseignement de la philosophie, à l’école, aux institutions. Avez-vous, en le composant, songé qu’il pourrait vous servir de... casemate, de bouclier, contre les attaques de tous ceux qui ont « mal vu » qu’on vous charge de rédiger un rapport dont va dépendre pour une bonne part l’avenir de l’enseignement philosophique en France ?

Jacques Derrida : Non, vraiment, ni « bouclier » ni « casemate ». À moins qu’il ne faille désormais s’exclamer contre les livres longs (mais personne n’est obligé de lire) et qu’il ne faille s’en défendre en les accusant d’être eux-mêmes défensifs. Le Rapport auquel vous faites allusion n’occupe que les 25 dernières pages de l’annexe : c’est le dernier et le plus récent épisode d’un trajet de plus de quinze ans. J’espère que la continuité n’est pas inconséquente, même si une certaine cohérence se distribue de façon différenciée selon les lieux et les moments du discours ou des initiatives institutionnelles. La carte filmée de cet itinéraire (suivie de quelques archives en « annexes ») pourrait aussi être lue comme un document de travail et de discussion : non pas seulement sur ce que j’ai pu écrire alors, bien entendu, mais sur certains mouvements collectifs auxquels j’ai participé, que j’en aie pris ou non l’initiative (Greph, États généraux, Collège International de Philosophie, Commission de philosophie et d’épistémologie).

Quant aux « attaques » auxquelles vous faites allusion, elles sont bien le fait de ceux qui ont en effet, comme vous dites si bien, « mal vu » - et surtout mal ou peu lu. Personne ne m’a « chargé » de rien, et surtout pas, je vous cite, de « rédiger un rapport dont va dépendre pour une bonne part l’avenir de l’enseignement philosophique en France ». Bourdieu et Gros nous ont courtoisement invités, Bouveresse et moi, à former un groupe de réflexion et de proposition : en toute liberté, sans que cela nous engage auprès de quelque pouvoir que ce soit, la réciproque étant aussi rigoureusement vraie. Le gouvernement n’est pas tenu de suivre nos conseils (hélas, dirais-je, et diront peut-être un jour aussi nos adversaires). Après des mois de travail et de consultation (très large : tous les syndicats, toutes les corporations, l’Inspection générale, et tant d’autres...), ces réflexions et ces propositions ont été offertes, comme elles y étaient destinées, a la lecture et à la discussion de tous - et non seulement du gouvernement. Attaquer un tel texte, car il y a eu en effet des « attaques », c’est un peu comme si on lançait des invectives, organisait une campagne, invitait à descendre dans la rue contre une réflexion. Invectiver, dénoncer et faire signer une pétition là où il s’agit de discuter des propositions ou de faire des contre-propositions, ce n’est pas seulement se tromper de cible, être incapable de lire et de reconnaître le statut d’un texte, c’est donner un exemple désastreux, qu’il s’agisse de philosophie ou de politique.Surtout si, comme c’est le cas, on crie pour sauver le statu quo, si on n’a rien à dire de nouveau, de positif et de constructif alors que, dans une situation où tout le monde admet que l’enseignement philosophique est aujourd’hui difficile et douloureux pour beaucoup, on doit bien reconnaître (comme le fit publiquement le représentant le plus nerveux de cette « attaque ») que tous les « principes » de notre Rapport sont, je cite, « excellents ».

Le Rapport est donc destiné, et nous le voulions ainsi, à être discuté et même critiqué. Il est là pour ouvrir et élargir un débat. Je m’élève seulement contre les falsifications dans la présentation du texte, les obstacles à la lecture, les dénonciations injurieuses ou les procès d’intention. Si les « attaques » sous la forme d’une campagne de signatures (organisée avant même la publication du Rapport et dans des conditions dont des témoins de plus en plus nombreux nous incitent à nous inquiéter) ont été plus bruyantes que les critiques réfléchies, en revanche, les marques d’intérêt ou d’approbation, tout compte fait, ont été plus nombreuses, plus sérieuses, plus responsables, et à mes yeux plus intéressantes. Elles compteront plus à terme, j’en suis sûr. Comme vous le signalez, la véritable discussion est en train de commencer partout en France. C’était notre premier souci. Si, comme je le vois, une très large majorité de philosophes est d’accord sur les principes que nous formulons, et s’il fallait compliquer, améliorer ou reconsidérer les conséquences pratiques que nous proposons d’en tirer, la réflexion ainsi ouverte n’aura pas seulement été inaugurale (en particulier pour les sections techniques, l’extension de la philosophie en première et à l’Université, comme sur tant d’autres points), mais bénéfique. Alors non, ce livre ne pouvait pas être un « bouclier » ou une « casemate » dont je me serais prémuni depuis quinze ans contre quelques collègues qui, ces derniers mois, ont « mal vu » : ce serait un peu disproportionné, avouez-le...

 

Fidèle à ce que vous disiez déjà il y a presque quinze ans, au moment de la fondation du Greph, vous proposez que la philosophie s’enseigne en trois temps, un temps d’approfondissement, à l’Université, un temps fort de formation, en classe terminale, et, nouveauté, un temps d’initiation en classe de première. Quels seraient les avantages d’un tel enseignement « en amont » ? Et vous paraît-il « réaliste » de le proposer quand on songe que les programmes sont déjà très chargés, qu’aucune discipline n’est prête à « faire de la place », qu’il faudrait des milliers de professeurs supplémentaires ?

Jacques Derrida : Oui, il faudra plus de mille professeurs supplémentaires, et qualifiés, et qui enseignent la philosophie dans sa spécificité la plus rigoureuse (« unité » et « spécificité » sont les leitmotive du Rapport). Nous le réclamons et continuerons de le faire. Sans cela, sans la diminution du nombre d’élèves par classe, du nombre de classes par professeur, sans le maintien (en terminale) ou l’augmentation ailleurs du nombre des heures de philosophie (autant de revendications fermes et claires dans notre Rapport), aucune amélioration n’est possible et ne peut même être conçue. Permettez-moi de citer un passage parmi d’autres de ce Rapport, que certains ont tenté de soustraire à la lecture : « ...les conditions concrètes et intolérables qui sont faites actuellement à tant de professeurs de philosophie (nombre excessif de classes à horaire réduit, nombre excessif d’élèves par classe, etc.) devraient être profondément transformées. Les propositions que nous faisons n’auraient aucun sens, aucun intérêt, aucune chance, elles rencontreraient une opposition légitime de la part de tous les professeurs si elles n’étaient pas mises en œuvre dans un contexte nouveau. Parmi tous les éléments de cette nouveauté, une priorité absolue revient donc à ces deux conditions : allègement des classes [...] ou du nombre maximal des classes à la charge d’un enseignantIbid., p. 628.

 ». Cela vaut pour l’introduction de la philosophie en première. C’est un compromis réaliste à mes yeux, car je crois qu’il faudrait commencer encore plus tôt. Cette idée proposée il y a quinze ans par le Greph et acceptée aujourd’hui par beaucoup paraît s’imposer pour trois types de raisons.

1. Parmi les disciplines qu’on s’accorde à dire « fondamentales », pourquoi la philosophie serait-elle soumise à une sorte de « loi d’exception » ? Pourquoi serait-elle la seule à se trouver confinée, sans progression possible, dans le temps de quelques mois ?Pourquoi une seule classe ? Nous avons analysé depuis quinze ans les racines de ce préjugé et les conséquences néfastes de ce vieil artefact qui, de surcroît, a privé de philosophie des générations de jeunes gens, tous ceux et toutes celles qui pour des raisons souvent sociales n’accèdent pas à la terminale.

2. L’expérience montre que c’est seulement au bout de quelques mois, donc à l’approche du bac, que les élèves commencent à comprendre, dans le meilleur des cas, ce qu’est l’exigence philosophique et ce qu’on attend d’eux. Pourquoi ne pas les y préparer plus tôt ?

3. Un grand nombre d’élèves le demandent et y sont prêts. Cette extension nécessaire ne consiste pas à « faire de la place » ou à prendre de la place : nous proposons - c’est sans doute ce qui fait peur à certains — de transformer l’espace et d’inventer des modalités d’enseignement qui permettent de ne pas poser le problème en ces termes. Tout en veillant à la spécificité de l’enseignement philosophique (notre Rapport y insiste à chaque pas), nous croyons que le rapport aux autres disciplines doit être changé. Mais n’oublions pas que cette question de la spécificité du philosophique (« Qu’est-ce que la philosophie ? ») est un essaim de paradoxes redoutables. La philosophie n’est que « conflit d’interprétations » à ce sujet. Les philosophes professionnels doivent le savoir mieux que d’autres. Ce n’est pas en quelques mots que nous la traiterons ici. C’est le thème principal de ce « gros ouvrage » !

 

Est-ce que vous reprendriez à votre compte aujourd’hui, et en quel sens, le mot de Diderot : « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire ? »

Jacques Derrida : Oui, à la condition qu’on me permette, dans un journal, de développer toutes les analyses et toutes les réserves que ce motif du « populaire » me paraît appeler, et auxquelles j’ai consacré des centaines de pages dans ce dernier livre. Comme il n’est pas question ici (c’est tout le problème) de rouvrir ce débat (majeur à mes yeux) des media, de la démocratie à venir et de la philosophie, je me contente de rappeler ceci : le Rapport auquel vous limitez vos questions tente de répondre aux problèmes de la démocratisation de l’enseignement, et de se mesurer à cet énorme enjeu. Une certaine démocratisation est en cours, elle est largement insuffisante, mais si on ne tient pas compte des conditions et des données de ce processus (non pour s’y ajuster, comme on nous en accuse parfois bêtement, mais pour en tirer le meilleur parti), on l’empêchera ou on la conduira à l’échec. Et je le répète, tenir compte des faits (sociaux, linguistiques, etc.), cela ne consiste pas à se contenter de les enregistrer. Dire à quelqu’un « Ah, vous tenez compte des différences sociales et des origines des élèves, ou de leurs “capacités rhétoriques”, donc vous voulez les y maintenir et y adapter la philosophie », c’est aussi primitif que de reprocher à quelqu’un de chercher à se faire comprendre ou à comprendre quelqu’un dont, au départ, il ne partage pas pleinement la langue. Aucune pédagogie n’a d’ailleurs jamais été possible sans la prise en charge de ces différences : autrement, l’enseignement serait dans l’attitude rigide et ridicule de qui persisterait à parler sa langue dans un pays étranger sous prétexte qu’il ne veut pas céder aux « conditions de fait », et refuse de s’« adapter » à la langue de l’autre, pour ne pas trahir sa propre langue et sa noble rhétorique ! Ce n’est qu’une analogie, mais je pourrais la pousser très loin.

 

La présence de la philosophie dans les sections techniques représente, selon vous, une « chance historique ». Pourtant, prenant acte de la difficulté que représente dans ces sections la maîtrise d’un exercice écrit comme la dissertation, vous proposez, pour le bac, une épreuve orale. N’est-ce pas faire de nécessité vertu, et n’y a-t-il pas là danger de consacrer une inégalité ?

Jacques Derrida : Notre proposition est plus compliquée, elle laisse un choix ouvert : ou bien le « contrôle continu » (qui n’exclut ni l’écrit ni la dissertation, comme certains ont tenté de le faire croire, et ne laisse aucune place à la « lèche » - je cite une objection -, pour peu que le professeur ait un sens rigoureux de ses responsabilités) ou bien une épreuve orale obligatoire au cours de laquelle, dit notre Rapport, « le candidat présenterait et défendrait » un « dossier » constitué pendant l’année sur des questions philosophiques et dans des conditions que nous décrivons. Ce dossier, comme tout dossier, implique un travail de recherche et d’écriture (je réponds à l’accusation grotesque selon laquelle nous serions, je serais contre l’« écriture »). Certes, la diversification des types d’exercices, sans être dirigée contre la dissertation qui garde ses vertus, relativise et dé-fétichise un certain modèle de rhétorique et de démonstration dont l’histoire (en particulier l’histoire socio-politique) est singulière, et appelle des analyses prudentes. Nous pensons qu’il faut, sans le détruire, accompagner le modèle de la dissertation traditionnelle d’autres types d’exercices écrits et oraux. Cette proposition raisonnable ne devrait pas provoquer de panique, à moins qu’on ne voie aucun salut pour l’argumentation philosophique (et pour soi) hors de la sacro-sainte dissertation. D’autre part vous savez que déjà, en fait, bien des professeurs recourent à l’« interrogation écrite » sans que personne ait jamais songé à le leur reprocher.

 

Vous souhaitez qu’à côté de la classique (et infaisable ?) dissertation soit proposée aux candidats au bac une série d’épreuves, peut-être plus « objectivement » évaluable, attestant l’acquisition de connaissances bien précises. On a parfois caricaturé ce projet en disant qu’il aboutissait à des « questionnaires à choix multiples » (Nietzsche est-il l’auteur de :1) la Divine Comédie, 2) Le Contrat social, 3) la Généalogie de la morale). Un manuel est déjà sur le marché, qui, en guise d’« exercices », propose de trouver le mot manquant dans une citation, ou de « rendre les mots ci-dessous » (« pulsion », « attraction universelle ») à « ceux qui les ont créés » (L’abbé Grégoire ? Marx ? Newton ?), Comment ce que vous envisagez évitera-t-il ces « dérives » ?

Jacques Derrida : Ce n’est même pas une caricature, cette ineptie n’a aucun rapport avec ce que nous proposons et qui est plutôt fait pour éviter cela. Car cela, c’est ce qui est déjà depuis longtemps sur un certain marché, parfois alimenté, chacun le sait, par tel ou tel de ceux qui hurlent contre un Rapport peu propice, justement, à une certaine industrie du baccalauréat. Je ne peux pas rappeler toutes les propositions concrètes que nous faisons quant aux contrats entre les professeurs et leurs élèves, quant à la différenciation des programmes (nationaux et académiques), quant à la liberté d’initiative accrue de chaque professeur et de chaque lycée, etc. : elles contribuent toutes à éviter cette mécanisation ridicule. Mais à un certain point, cela ne se prescrit plus, c’est la responsabilité de chacun qui se trouve engagée. Certains transformeront toujours la philosophie en mots croisés, d’autres ne le feront jamais. Avec ce que nous proposons, je crois que le désir et la probabilité des mots croisés seront plus rares. Cela dit, ne l’oublions jamais (c’est un problème actuellement très grave, certains le dénient), il vaut toujours mieux savoir qui est l’auteur du Contrat social ou qui a parlé d’« attraction universelle » ! Cela vaut mieux en général, cela vaut mieux pour la philosophie. Il faut tout faire pour que cela se sache sans chercher à ridiculiser cette exigence de savoir et sans tourner en dérision ceux qui la soutiennent. Il y a pour dispenser et vérifier ce savoir d’autres moyens que les « pense-bêtes ».

Qui a jamais appris le latin en apprenant les déclinaisons latines ? Mais il faut les connaître, en particulier si l’on veut apprendre à lire le latin et maintenir l’esprit critique dans la lecture des textes écrits en latin - comme le sont, par exemple, de grands textes philosophiques. Je ne sais pas ce que peut être un esprit critique allégé de savoir, et qui s’exercerait sans savoir. Mais je m’explique de façon un peu plus compliquée sur cette question dans la préface du livre.

 

Dans tout ce débat qui se déroule actuellement à propos de la philosophie, avez-vous jamais soupçonné, derrière des positions théoriques, et même de pouvoir, des conservatismes, des corporatismes, des desseins qui pourraient être, comme il a été dit dans un journal, ceux de « n’importe quel lobby betteravier » ?

Jacques Derrida : Non. Sans doute certains conservatismes et corporatismes se sont-ils conjugués dans la réaction passionnelle à notre Rapport (réaction organisée, organique, compulsive, que je distingue encore une fois de la critique argumentée, pour laquelle j’ai le plus grand respect). Mais parler ici d’un « lobby betteravier », c’est une exagération injurieuse, qui non seulement néglige des différences essentielles entre plusieurs protectionnismes, mais rappelle le climat inquiétant dans lequel certains membres de la corporation ont voulu installer la lecture et la réception de ce Rapport.

 

Si l’on vous proposait, comme... Dion à Platon, de mettre la main à la pâte et de vous occuper de la mise en place institutionnelle d’une réforme de l’enseignement philosophique, accepteriez-vous, quitte à sacrifier votre travail théorique ?

Jacques Derrida : Vous vous moquez de moi, ou bien vous multipliez généreusement les anachronies. S’il s’agissait de cesser d’enseigner ou d’écrire pour assumer des responsabilités strictement institutionnelles, si intéressantes soient-elles, ma réponse serait ce qu’elle a toujours été : non, tout simplement non. Non pas pour éviter un « sacrifice », mais parce que je n’ai ni le goût ni le talent de ces engagements. Je ne les ai jamais acceptés, dans la modeste mesure où je l’ai fait, pour le temps le plus bref, que dans la crispation du « devoir » (éthicopolitique, si vous voulez, ou philosophique). Il me reste à espérer que, par l’enseignement et les publications, je prends aussi une petite part à des transformations en cours dans l’enseignement philosophique.

 

Certains syndicats ont accusé le Conseil national des programmes, mis en place en vue de la réforme des lycées, d’envisager la réduction d’horaires pour certaines disciplines, dont, précisément, la philosophie. Dans votre rapport, vous insistez au contraire sur le fait qu’en aucun cas les heures actuelles de philosophie ne pouvaient être réduites, dans aucune section. Est-ce à dire qu’au ministère on fait peu de cas de vos propositions, dans lesquelles les professeurs de philosophie voyaient déjà, eux, des directives, voire des « faits acquis » ? Êtes-vous consulté par le CNP, et vous sent(ir)ez-vous responsable de ce qui sortira de la future réforme ?

Jacques Derrida : Non, le CNP ne me consulte pas. Rien ne l’oblige à le faire. Le rôle de notre Commission s’est achevé le jour où nous avons publié notre Rapport. Le CNP travaille en toute liberté, comme nous l’avons fait nous-mêmes. Pas plus que quiconque il n’est tenu de se régler sur notre Rapport. Il est vrai que le CNP peut, s’il le souhaite, au cours du travail considérable qui reste à faire, nous consulter informellement et, sans suivre la lettre de nos propositions, assurer la tradition d’un certain esprit qui fut le nôtre. J’espère que ce sera le cas. Mais la seule collègue qui représente la philosophie au CNP nous est inconnue, elle a été nommée sans aucune consultation de notre Commission, et si certains membres du « groupe technique » (philosophique) y ont été appelés sur notre suggestion et parce que nous avons confiance en eux, ils constituent une petite minorité dans un ensemble très diversifié. Et rien ne permet d’en soupçonner aucun de vouloir du mal à la philosophie ! Mais leur pouvoir reste consultatif. Des décisions peuvent être prises qui contredisent leurs recommandations.

Nous n’avons pas seulement souligné, à plusieurs reprises, que l’horaire « ne devrait être en aucun cas inférieur à l’horaire actuel ». Nous avons demandé de l’étendre, et en vérité d’introduire de la philosophie là où il n’y en avait pas auparavant : en amont et en aval de la terminale. Je n’ai cessé de rappeler, à chaque occasion, que si diminution d’horaire il y avait (et c’est en effet, on ne peut l’ignorer, la perspective générale de la réforme qui s’annonce et qui tendrait à réduire le volume des cours magistraux), elle ne devrait en aucun cas affecter la philosophie, précisément à cause des limites qui l’enferment dans une classe, puis, nous l’espérons, bien que ce soit encore insuffisant, dans deux classes. Toute réduction d’horaire irait évidemment contre nos propositions les plus claires et les plus fermes. Nous aurions donc protesté d’avance et cela ne nous empêcherait pas de protester encore vigoureusement. Je n’exclus pas que nous ayons à le faire, et cela suffirait à rendre ridicule et indécente, si c’était encore nécessaire, l’hypothèse selon laquelle notre projet serait, comme une collègue égarée n’a pas craint de le crier publiquement, une « commande » du gouvernement.

Le problème de l’horaire n’est pas le seul. Il y a aussi celui de la formation des maîtres. Nous avons fait beaucoup de recommandations précises à ce sujet (je ne peux les rappeler ici), en particulier en vue d’associer étroitement la philosophie à la formation des maîtres de toutes les disciplines et de tous les niveaux, comme elle l’est à la formation des instituteurs.Si les nouveaux Instituts universitaires de formation des maîtres ne faisaient pas à la philosophie la place qui lui revient, comme il y a malheureusement quelques raisons de le craindre, cela irait évidemment contre l’esprit et contre la lettre de notre Rapport.Nous nous sentirions libres une fois de plus de mettre en garde et de protester énergiquement. Tous les maîtres du premier comme du second degré, avons-nous dit, quelles que soient les disciplines qu’ils se préparent à enseigner, « devraient bénéficier, dans leurs années de formation, d’un enseignement de philosophie ». Cette extension « horizontale », en quelque sorte, correspond d’ailleurs à une demande venant d’autres disciplines, et des plus scientifiques d’entre elles. C’est d’ailleurs dans cet esprit que nous avons fondé le Collège international de philosophie : depuis sept ans, de nombreux professeurs du secondaire (philosophes ou non) y conduisent des travaux d’enseignement et de recherche.

 

En quoi cette réflexion sur l’enseignement de la philosophie peut-elle ne pas concerner uniquement les élèves et les professeurs de philosophie ?

Jacques Derrida : La question est trop ample. Permettez-moi d’y faire une réponse minimale et maximale à la fois. Qu’il s’agisse du Rapport de la commission ou du livre que je viens de publier, l’hypothèse, c’est que les questions de l’enseignement de la philosophie sont inséparables de celles de l’enseignement et de la recherche dans toutes les disciplines et à tous les niveaux. Et elles sont indissociables de la grande question de la démocratie à venir (en Europe et ailleurs).