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Une laïcité bien mal connue

Conférence de Serge COSPÉREC, professeur à l’ESPE de Créteil, lors des journées d’étude d’octobre 2015

lundi 2 novembre 2015, par Acireph

Dans l’éducation nationale, avant les attentats de janvier 2015, la laïcité ne donnait lieu qu’à des prescriptions (comme la Charte) peu suivies d’effets. Les violations flagrantes de la laïcité laissaient indifférentes les autorités hiérarchiques (inspections, rectorats). Sur le terrain, le mot d’ordre était : « pas de vague ». Le discours des formateurs attachés à la laïcité (dont je suis) était inaudible, nous étions considérés comme des gêneurs. C’est dire notre stupéfaction, lorsque, « après Charlie », la laïcité, invoquée de façon incantatoire, est devenue le premier mot de la « Grande Mobilisation de l’école pour les valeurs de la République » et des débats publics. Nous aurions pu nous en réjouir, sauf que la plupart de ces discours étaient inconsistants. L’histoire de la construction laïque, le droit de la laïcité et sa signification politique sont généralement ignorés. Je parlerais volontiers de déculturation laïque pour caractériser cet état de fait [1]. Ce nouveau contexte m’oblige à travailler à « front renversé », soucieux que ces nouveaux « amis » de la laïcité ne la défigurent pas au point de la rendre inaudible et détestable. C’est le contexte de ma communication.

I. MÉCONNAISSANCE DE LA LAÏCITÉ

1. Le souci de l’exactitude : qui a lu la loi de 1905 ?

Le souci philosophique de l’exactitude comporte deux exigences : savoir de quoi l’on parle et, ensuite, savoir si ce que l’on dit est vrai. Tâchons-donc d’y satisfaire en rappelant quelques faits.

La laïcité introuvable. Le mot laïcité ne figure pas dans la loi de 1905 et le terme n’est employé que deux fois dans les très longs et vifs débats parlementaires (48 séances de mars à juillet 1905, représentant plusieurs milliers de pages au Journal Officiel) [2]. A en croire, Ferdinand Buisson, le terme est encore un néologisme à la veille de 1914 [3]. L’essentiel de la construction laïque, des lois scolaires de Ferry à la loi de 1905, s’est achevée sans qu’il soit besoin d’y recourir. C’est dans la Constitution de 1946 qu’apparaît l’adjectif [4] ; il est repris dans celle de 1958 ; mais les textes font silence sur le substantif - laïcité. A ce jour, il n’existe donc pas de définition juridique de la laïcité. La loi scolaire de 2004 est bien déclarée en « application du principe constitutionnel de laïcité » mais sans que le terme ne soit davantage défini.

La séparation introuvable (ou presque). La loi de 1905 est connue comme loi de « séparation des Églises et de l’État  ». C’est encore un lieu commun. Or le terme « séparation » ne figure pas une seule fois dans les 44 articles de la loi, il a seulement été rajouté, et après coup, dans son titre. D’où la question : sur quoi porte exactement la loi ? S’agit-il vraiment d’une « séparation » et en quel sens ?

Une neutralité et une religion également introuvables. La loi de 1905 parle du « Culte », de son libre exercice, de ses lieux et de ses ministres, de ses édifices, de son budget et de ses financements, mais pas de « religion ». Quant à la « neutralité » (confessionnelle) théorisée par Ferry et Buisson, pas un mot.

Que peut-on en conclure ?

Premier enseignement : si le législateur s’est gardé de définir la laïcité, c’est qu’il n’entend pas en faire un dogme qui fermerait le débat public. La laïcité réelle n’est pas une essence éternelle que l’on pourrait contempler au Ciel philosophique des Idées Pures (et dont tel ou tel philosophe détiendrait la vérité) mais une lente et complexe construction historique, juridique et politique, où se mêlent combats, parfois violents, et compromis. Cela implique deux choses :

 contre le « laïcisme [5] », reconnaître que le débat sur sa définition est nécessairement libre et ouvert ;

 refuser les expressions qui, sous couvert d’attitude libérale, empêchent le débat par la disqualification de l’adversaire ; en relève typiquement l’opposition entre « laïcité ouverte  » et laïcité « fermée » (ficelle rhétorique qui dispense d’examiner les idées et les faits).

Deuxième enseignement : de méthode. Si on partage le souci de l’exactitude, on suivra Émile Poulat - un des meilleurs historiens de la laïcité, patient scrutateur de la loi de 1905 - lorsqu’il écrit : « de part et d’autres, on parlerait moins de laïcité et l’on en parlerait mieux si ce qu’on en dit reposait sur la connaissance des dossiers, la précision du vocabulaire, l’exactitude des énoncés en référence au régime de droit effectif qui est le nôtre. Nous sommes trahis par les facilités de langage que nous nous accordons, les représentations déformées qu’elles induisent et les conclusions erronées que nous en déduisons » [6].

2. Que signifie la séparation de 1905 ? Trois erreurs communes.

Premier lieu commun : la « séparation  » signifierait qu’il n’y a et ne peut y avoir de relation entre l’État et les religions. La séparation entraînerait la rupture de tous les anciens liens, l’État n’ayant plus à connaître ou à reconnaître « la religion ». Une telle interprétation ne résiste pas à l’examen des faits. La loi de 1905 a même pour unique objet d’organiser les «  nouveaux rapports des Églises et de l’État [7] », il suffit de la lire. S’il y a « séparation », c’est donc plutôt au sens de Montesquieu : non pas l’absence de relations (entre les pouvoirs) mais l’organisation de leurs rapports. En précisant aussitôt que la Religion n’est pas (plus) un Pouvoir après 1905. C’est le point suivant.

Deuxième lieu commun : la loi de 1905 signifierait la séparation du Pouvoir Temporel et du Pouvoir Spirituel [8]. C’est un contresens juridique et conceptuel. Selon l’article 2 de la loi, la « République ne reconnaît (…) aucun culte ». L’expression  « ne pas reconnaître » a un sens juridique précis : l’absolue souveraineté d’un ordre étatique qui ne se laisse opposer aucun ordre antérieur, aucune autorité supérieure ou transcendante. Il n’y a qu’un seul Pouvoir : le Pouvoir civil, celui de l’État. La loi de 1905 signe la fin politique du Pouvoir Ecclésiastique (d’où la fureur des catholiques). Les « Églises » ne participent plus de la Puissance publique ni ne la légitiment. L’idée même d’un Pouvoir Spirituel associé à la Puissance Publique disparaît.

Troisième lieu commun : la loi de 1905 interdirait toute manifestation du religieux dans l’espace public. Ineptie consternante. La loi de 1905 privatise le service public des cultes instauré par le Concordat, elle le libéralise. Le Concordat conférait à l’État l’organisation des Cultes, leur financement, leur surveillance et limitait leur exercice public aux quatre cultes reconnus (catholique, israélite, luthérien et réformé). La loi de 1905 supprime la tutelle de l’État  : les Cultes sont traités à égalité (fin du régime discriminatoire des Cultes reconnus) et libres de leur organisation [9]. L’article 1 de la loi 1905 dispose que la République « garantit le libre exercice public des cultes », ce qui signifie que l’État veillera à ce que nul ne soit empêché d’exercer publiquement son Culte et dans des édifices cultuels situés par définition dans l’espace public. Comment garantir, en effet, le libre exercice des cultes si on interdit la construction d’églises, de temples, de synagogues ou de mosquées ? C’est donc bien à tort qu’on invoque la laïcité pour s’opposer à l’existence - dans l’espace public - des manifestations visibles du religieux (édifices, cérémonies, etc.).

3. En quel sens peut-on parler d’une séparation ?

Il y a bien une « séparation » en 1905 mais elle porte d’abord sur les biens. La loi ayant mis fin au service public des cultes, il fallait bien régler les questions matérielles, notamment la question des biens fonciers, immobiliers et financiers du clergé, nationalisés en 1789 et que Napoléon avait refusé de rendre. Que faire des 40 000 églises et des 3000 presbytères, des évêchés, des grands et petits séminaires ? Comment concevoir la séparation sans porter atteinte au libre exercice du culte garanti par l’article 1 de la loi ? La question est âprement discutée durant les débats parlementaires. L’Église Catholique demande la restitution intégrale. Certains républicains défendent cette option, comme Augagneur, député anticlérical, qui aurait ainsi justifié la position : « quand on se sépare, on se sépare [10]  », non sans arrière-pensée [11]. Pour d’autres, il est inconcevable de dépouiller l’État et les communes d’un pareil patrimoine pour en faire cadeau à l’Église catholique. L’issue est connue. Tous édifices de Cultes qui étaient propriété de l’État avant 1905 le resteront - charge à lui, en conséquence, de les entretenir - mais ils seront gracieusement à disposition des croyants, sans limitation de temps. Conséquence notable : ces édifices appartenant au domaine public, chacun peut y accéder librement (sauf pendant la célébration du culte), leur valeur est alors patrimoniale (ou culturelle) et non pas cultuelle [12]. Ce n’est pas le cas pour les édifices cultuels privés.

4. Privé / public : une opposition confuse. 

Il n’est pas rare d’entendre que la religion doit être « reléguée » ou « cantonnée » dans « la sphère privée ». C’est d’ailleurs l’argument sur lequel se fonde la chasse aux signes religieux dans « l’espace public », qui dans les faits concerne presque exclusivement le « voile islamique ». On demande l’interdiction des signes religieux à l’Université, dans les transports publics, dans les jardins publics, voire dans les halls d’accueil des Mairies [13]. À cette pulsion éradicatrice de toute visibilité du religieux répond la multiplication - tout aussi problématique - des espaces sociaux sur base communautaire : d’un côté, on veut expulser le religieux de l’espace public, de l’autre on souhaite le fragmenter pour cultiver l’entre-soi exclusif de l’autre. {{}}

A. L’espace public est un espace de liberté.

Commençons par rappeler quelques faits qui autrefois étaient des évidences laïques. La loi de 1905 réglemente la gestion des lieux de culte qui, par définition, sont des lieux publics (bien que ne dépendant pas de la Puissance Publique) et ses articles encadrent la pratique publique des cultes. Elle précise même de façon détaillée les conditions de la pratique et des manifestations de la foi religieuse dans l’espace public. Elle fixe, par exemple, les conditions de l’édification des édifices et de l’affichage des signes religieux. Elle détermine les conditions des prières publiques, de la sonnerie les cloches [14], mais aussi des processions religieuses sur la voie publique (comme la procession annuelle de l’Évêque de Paris à Montmartre suivi de tous les fidèles), ou encore des manifestations publiques exceptionnelles dont des exemples contemporains seraient les « Journées Mondiales de la jeunesse », les « Rencontres annuelles des musulmans de France » et les divers pèlerinages.

B. La République (re-) connaît la religion comme fait social.

On voit donc que la République connaît ou « reconnaît » le religieux, pas sur le plan politique mais social. Sur le plan politique, la liberté religieuse fait partie des libertés publiques. L’article 1 de la loi l’énonce clairement : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes ». L’ordre et le choix des termes sont importants. La liberté de conscience vient en premier, car c’est la liberté fondamentale (ou principielle) qui implique notamment le respect des options spirituelles : croire, ne pas croire, ne pas savoir (agnosticisme) [15]. C’est pourquoi la République l’ ‘‘assure’’ (ce qui implique des interventions positives, notamment éducatives) alors qu’elle ne fait que ‘‘garantir’’ la liberté de culte (ce qui implique une action seulement négative : empêcher d’éventuelles entraves aux cultes).

Notons au passage que la liberté de culte reconnue dans la loi de 1905 va au-delà de la liberté d’opinion de la Déclaration de 1789 (art. 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuse »). Il s’agissait alors de régler la question protestante. Mais 1789 n’est pas laïque au sens de 1905 : les Droits de l’homme et du Citoyen sont proclamés « sous les auspices de l’Être suprême » (sic !) et les cultes ne sont justement pas libres. La liberté de religion est conçue comme une liberté individuelle mais pas encore comme une liberté collective. La loi de 1905 affirme au contraire cette liberté des cultes, elle privatise les Cultes (ils ne sont plus un service public assuré, organisé et contrôlé par l’État) tout en les publicisant : ils rentrent sous le régime général des libertés publiques, individuelles et collectives (au même titre que les libertés syndicales par exemple).

La loi de 1905 est si peu une séparation que l’on n’en finirait pas d’énumérer tout ce que la République reconnaît, salarie, finance ou exonère, directement et indirectement, en matière de culte [16]. Quelques exemples : la République reconnaît le droit de jouissance au curé des églises (devenues biens publics en 1789) et leur affectation gratuite, exclusive et insubstituable [17] ; elle reconnait l’épiscopat comme corps constitué et représentatif de l’Église catholique ; elle reconnaît l’utilité publique de nombreuses associations et fondations religieuses non cultuelles (ce qui rend possible des exemptions fiscales, donc un financement indirect), elle reconnaît la liberté d’enseignement, le secret professionnel du prêtre, etc. Elle finance les ministres des cultes reconnus et les professeurs de religions en Alsace-Moselle [18] ; elle finance les maîtres des établissements scolaires privés sous contrat ; l’indemnité versée aux gardiens des églises ; l’entretien et la restauration des édifices religieux propriétés de l’État, etc. 

Exemples des conséquences de la reconnaissance de la religion comme fait social.

La République reconnaît l’autorité de l’Évêque sur son diocèse et les prêtres. Un prêtre privé de son sacerdoce par son Évêque ne pourra porter plainte pour licenciement abusif (s’il le fait il sera débouté par le droit républicain laïque). De même, une femme ne pourra porter plainte contre l’Église pour discrimination sexiste parce qu’on lui a refusé l’entrée du séminaire réservé aux hommes.

La République finance le service public des aumôneries dans les hôpitaux, prisons, internats scolaires et aux Armées. Certain laïcistes (ou disons des laïques inconséquents, ignorants ou intolérants) s’en scandalisent sans se rendre compte que cette disposition légale résulte directement de l’article 1 de la loi de 1905 : « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public ». Dire que l’État garantit le libre exercice des cultes signifie juridiquement qu’il a l’obligation d’empêcher toute entrave à cet exercice. Sans les aumôneries, les personnes contraintes de rester longtemps dans des lieux fermés sous responsabilité de la Puissance Publique (Internat Scolaire, Hôpitaux, Prisons) n’auraient pas la possibilité de pratiquer leur culte. C’est donc très logiquement que l’État organise lui-même et finance le culte dans ces lieux. Il y a ainsi des aumôniers catholiques, juifs et musulmans sur le porte-avion Charles-de-Gaulle, ce qui, notons-le, ne pose aucun problème : ni à l’Armée ni à la République.

Incongruité ? Pas exactement. Rappelons que la laïcité a deux grandes sources. 

La source philosophique (les Lumières) définit la laïcité comme émancipation par la raison - c’est très clairement l’inspiration de Buisson lorsqu’il écrit : « quiconque accepte un credo […] renonce à être un libre-penseur pour devenir un croyant, c’est-à-dire un homme qui nous prévient qu’à un moment donné il cessera d’user de sa raison pour se fier à une vérité toute faite qu’il ne lui est pas permis de contrôler  » [19].

La source politique (Michel de l’Hôpital, Montaigne, Etienne de Pasquier) en réaction aux guerres de religion. C’est la laïcité comme pacification par le Droit. Le lien fort qui unit en France philosophie et République explique que la laïcité soit principalement conçue (notamment à l’école) comme « un esprit d’émancipation par la philosophie » à l’égard de la religion et occulté comme principe juridique de pacification religieuse. Et il est impossible à une certaine laïcité philosophique de penser la religion autrement que comme aliénation. D’où la difficulté à admettre que la laïcité soit aussi, historiquement, juridiquement et politiquement, cet ensemble de dispositions organisant la coexistence libre et pacifique des uns et des autres, aussi attentive au respect de leurs droits réciproques.

C. Sens de la distinction Privé / Public.

Le régime de laïcité créé par la loi de 1905 autorise tout citoyen français à pratiquer le culte de son choix. La France a pu ratifier sans difficulté la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 dont l’article 9 (§1) définit ainsi la liberté de religion  : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement [20], les pratiques et l’accomplissement des rites  ». C’est une bonne exégèse de ce que voulaient les républicains de 1905.

Que peut signifier alors l’idée que la religion relève de la « sphère privée » ? La distinction philosophique entre « sphère privée » et « sphère publique » est inconnue en Droit. En revanche, le Droit distingue :

 ce qui relève de la Puissance publique (de sa compétence) et qui est objet du Droit public (droit constitutionnel, droit administratif, droit, fiscal, droit pénal), ce droit qui réglemente le fonctionnement des pouvoirs publics et des administrations ainsi que leurs rapports avec les particuliers ;

 et ce qui n’en relève pas, c’est-à-dire ressort exclusivement au Droit privé (droit civil, droit social, droit des affaires, droit rural) qui régit les rapports entre particuliers.

En philosophie, le partage Droit Public / Droit privé correspond grosso modo à la distinction entre État et Société civile. Dire que la religion relève du « privé » n’a jamais signifié l’interdiction de pratiquer le culte ou de manifester ses convictions religieuses dans « l’espace public » (comme si le culte devait se pratiquer dans sa cuisine ou dans sa cave !). Les lieux de culte sont édifiés dans l’espace public : églises, synagogues, temples et mosquées. Pourtant, l’édification de nouvelles mosquées déclenche régulièrement des scènes d’hystéries collectives. Oubliant que la liberté de religion implique le droit à pratiquer le culte dans un établissement prévu à cet effet [21], de se réunir pour prier collectivement, on pousse des cris d’orfraie, on agite les pires clichés racistes ou anti-musulmans [22]. Force est de constater que la laïcité est une valeur loin d’être partagée. Car, de deux choses l’une : soit la liberté de conscience est assurée et le libre exercice des cultes garanti, on se demande alors au nom de quoi on pourrait s’opposer à l’édification d’une mosquée ; soit on la refuse parce qu’on est opposé au libre exercice des cultes tel qu’il est défini dans la loi de 1905, c’est-à-dire opposé en réalité à la liberté de culte des français de confession musulmane car on imagine mal ces néo-laïques demander que l’on rase les églises ou les temples.

L’intolérance - devenue quasi épidermique - aux manifestations du religieux constitue ce que Catherine Kintzler appelle la dérive laïciste : le « laïcisme  » « consiste à vouloir appliquer à l’ensemble de la société civile le régime de laïcité sans le deuxième principe qui est celui de la liberté d’expression. Ce « laïcisme », bien entendu, peut exister dans un État qui peut prétendre « nettoyer » la société civile de toutes les expressions religieuses mais, la plupart du temps, nous avons affaire à un laïcisme d’opinion. C’est celui de groupes de personnes qui considèrent que la liberté d’expression dans la société civile devrait être contrôlée plus strictement et qui pensent, en particulier, à ses manifestations religieuses » [23].

5. Laïcité : Droit et Philosophie.

« Il y a la laïcité dans les textes et la laïcité dans les têtes. Quand une personne parle de la laïcité, elle parle de la conception qu’elle peut en avoir à titre personnel. Mais cela ne signifie pas qu’elle ait lu les textes votés par le Parlement. Les gens parlent beaucoup sans savoir. » [24]

A. Les conceptions philosophiques de laïcité sont libres mais ne font pas droit.

La « laïcité dans les textes » ou selon le Droit n’est ni une opinion, ni une philosophie ou un principe, mais celle qui s’impose à tous par l’application de la loi et de la jurisprudence. C’est la laïcité publique (ou institutionnelle si on veut) et la seule qui, en tant que citoyens, peut et doit nous gouverner. La « laïcité dans les têtes » est l’idée ou l’opinion que chacun se fait librement de la laïcité  ; cette « laïcité philosophique  » est une laïcité privée. L’étude des diverses opinions des Français au sujet de la laïcité est assurément intéressante du point de vue de la psychologie sociale ; elle nous en apprend beaucoup sur les Français et la France aujourd’hui, mais très peu sur la laïcité de l’État. Le souci de l’exactitude commande de distinguer le niveau doxologique (qui comprend aussi les opinions savantes) et le niveau descriptif  : la manière dont la société est juridiquement structurée et la réalité des pratiques relatives à la laïcité [25].

À la différence du droit, factuel, déterminé, précis, la laïcité philosophique est variable et controversée. Il y a plusieurs philosophies de la laïcité qui, chacune, affirme être la seule vraie, la seule juste, cohérente et conséquente. Le Kulturkampf laïque oppose des penseurs comme Baubérot, Ricoeur, Renaut d’un côté, Kintzler, Pena-Ruiz, Debray [26] de l’autre, les idées de ces derniers formant la vulgate consensuelle à gauche et dans le corps enseignant. Bien évidemment les histoires de familles sont compliquées : quand Régis Debray plaide pour l’enseignement du ‘‘fait religieux’’ (sic !) à l’école, Baubérot le soutient, mais Kintzler y voit une manœuvre et crie «  Non au cheval de Troie  ! [27] ». Pena-Ruiz n’hésite pas à parler de « transcendance laïque », ce que refuse Kintzler qui théorise la « laïcité » comme « transcendantal » irréductible à une philosophie ou un courant de pensée [28] (ce qui ressemble fortement à une contradiction performative) ; la stratégie discursive de Kintzler permet de soustraire la conception philosophique de la laïcité qu’elle défend (et ce qui en découle pour l’école) à toute critique fondée sur la confrontation des idées entre elles et au réel de l’histoire et du droit (d’où le sentiment étrange que Kintzler parle d’une laïcité littéralement utopique, c’est-à-dire qui ne s’est jamais rencontrée nulle part).

Les francs-tireurs ennuient tout le monde : Etienne Balibar se démarque d’une «  laïcité à la française », interroge la neutralité de la règle laïque qui trie sélectivement les confessions religieuses, tout en plaidant pour un « sécularisme sécularisé [29] », débarrassé des cléricalismes comme des religions civiles implicites (on peut penser ici à R. Debray…).

Les philosophies de la laïcité sont passionnantes : la laïcité doit être pensée et le droit lui-même emporte une philosophie (qui le nierait ?). Mais une règle de Droit n’est pas une philosophie, et une philosophie ne fait pas droit. Aussi intéressantes soient-elles, les philosophies de Kintzler, Penã-Ruiz ou Baubérot, ne sont, au regard de la loi, rien de plus que des opinions privées, c’est-à-dire des manières de conceptualiser l’idéal laïque. Comme doctrine, il s’agit de système d’idées et nul n’est obligé de considérer ces constructions intellectuelles comme révélant l’essence ou la vérité de la laïcité. Ces philosophies sont discutables et doivent pouvoir être discutées, au moins si, en laïque, on considère que la liberté de conscience et d’opinion n’est pas un vain mot.

Il convient donc de distinguer les plans. La laïcité comme philosophie est tout à fait respectable et nécessaire : elle nourrit la réflexion et contribue au débat. Mais il n’y a pas lieu d’ériger tel ou tel discours en norme, en dogme, ou en vérité de la laïcité.

B. La laïcité de droit n’exige aucun consensus sur la laïcité comme valeur ou philosophie.

La distinction entre laïcité publique (le droit) et la laïcité privée (la philosophie) est ce qui assure, juridiquement, la liberté de conscience. Chacun comprend qu’il ne peut, en régime de liberté, y avoir un consensus national sur la laïcité philosophique. Exiger une allégeance intellectuelle est anti-laïque. La force de la laïcité - comme règle de droit - réside dans la création d’un espace public de liberté, ouvert à tous, y compris à ceux qui s’en saisiront pour contester la laïcité et le faire savoir. La République n’a même jamais exigé que ses citoyens approuvent en conscience les lois laïques, et encore moins qu’ils adhèrent à telle ou telle philosophie de la laïcité pourvu qu’ils respectent la loi - même si elle le souhaite et fait tous ses efforts pour éduquer en ce sens.

Comprenons bien ce que cela signifie. Il serait saugrenu que, par exemple, l’État républicain laïque demande à l’archevêque de Paris ou au recteur de la Grande Mosquée, d’approuver et d’adhérer en conscience au « mariage pour tous ». Il serait tout aussi contraire à la liberté des opinions d’exiger d’un croyant son accord philosophique avec l’avortement légal. L’État républicain - parce qu’il est laïque - reconnaît à ses citoyens le droit de penser que la loi de Dieu est au-dessus des lois de la République, que les femmes et les hommes ne sont pas égaux mais ‘‘complémentaires’’, que tous les mécréants iront en enfer et que, d’une manière générale, la République laïque est l’œuvre du diable. Et cette liberté de penser est indissociable de la liberté d’exprimer, de communiquer et d’enseigner ses opinions. On peut donc en tribune publique, au séminaire ou dans une école confessionnelle, expliquer pourquoi Dieu réprouve le divorce et châtiera impitoyablement les homosexuels. Comme le dit Poulat, « de soi, directement, le principe de laïcité ne relativise rien et n’oblige personne à rien relativiser de ce qu’il tient pour l’absolu, mais il pluralise le champ des convictions admises à l’existence légitime et au débat public ». La seule limite est le strict respect de la loi : pas d’appel à la haine, pas d’actions contre les cliniques pratiquant l’avortement, pas d’agression homophobes, etc.

La construction laïque n’a jamais supposé un quelconque consensus sur des « valeurs communes » parce qu’un tel consensus n’a jamais existé. N’importe quel bachelier sait que la France se divise sur à peu près tout depuis 1789, que l’histoire du pays est celle d’une succession de conflits de toute nature. Ce qui n’a pas empêché les pères fondateurs de la IIIème République de mettre en œuvre la laïcité. Leurs motivations étaient pourtant très variées : qu’on songe à ce qui distingue - entre eux - laïques catholiques, laïques juifs, laïques calvinistes ou luthériens, laïques athées ou libres-penseurs et laïques agnostiques. Il n’y avait pas davantage de consensus politique sur les « valeurs républicaines » : Ferry défend le colonialisme, Clémenceau et Jaurès le condamnent ; Allard et Clémenceau critiquent vertement la loi de 1905 (trop conciliante à leur goût) tandis que Briand et Jaurès la défendent comme un juste et raisonnable équilibre. Les républicains sont aussi en désaccord sur la réforme sociale, le socialisme, le capitalisme, etc. Sur quoi porte alors le consensus ? Il y en a bien un, mais négatif, de type rawlsien : quand la définition du Bien divise définitivement les individus, ceux-ci, pour éviter la guerre, peuvent encore s’accorder sur les règles de justice qui leur permettront de vivre ensemble. L’accord se fait sur la « séparation » : le maire à la mairie, l’instituteur à l’école, et le curé à l’Église mais sans exclure l’un ou l’autre de l’espace public, qui reste commun. Le curé peut être élu et intervenir au Conseil municipal. L’abbé Pierre entre en soutane au parlement en 1946, sans qu’aucun député ne bronche ! Rappelons enfin que nous devons la constitutionnalisation de la laïcité (en 1946) à l’action commune de deux députés : le démocrate-chrétien Maurice Schumann et le communiste Etienne Fajon. Là encore, pas de consensus sur les « valeurs de la république » : celles du catholique gaulliste ne sont pas celles du communiste stalinien [30]. Leurs motivations respectives sont aujourd’hui oubliées, reste la règle de droit sur laquelle ils sont tombés d’accord. Ou pour le dire autrement : s’il y a eu consensus, il était négatif et portait sur le principe politique et constitutionnel de la laïcité, pas sur sa philosophie.

L’absence de consensus exigé sur « les valeurs » est justement ce qui rend possible l’acceptation politique de la laïcité par les divers dignitaires religieux. L’Église n’est jamais revenue sur la condamnation de la laïcité (comment pourrait-elle admettre philosophiquement une liberté de croyance qui ne peut-être que liberté d’errer hors de la « vraie » religion ?). Mais elle a pris acte de son « caractère positif » et considère que la règle du jeu est acceptable. L’acceptation de la laïcité n’exige pas, on le voit, de réforme théologique, juste une certaine souplesse. Il devrait en aller de même pour l’Islam, à ceci près, que de fait, on lui en demande souvent plus. Par exemple, on voudrait qu’émerge un Islam acquis aux valeurs républicaines et laïques : autant vouloir un cercle carré. On affirme que la réforme théologique de l’Islam est la condition de son intégration. C’est confondre de nouveau philosophie et droit. En 1905, les républicains autrement plus conséquents se sont bien gardés de subordonner l’acceptation et le respect de la loi à la réforme théologique de l’Église. Ce genre d’idée a-t-il seulement un sens ? Comment, si on est laïque, peut-on intervenir dans les questions de dogmes (de réforme théologique), voire d’en proposer les versions compatibles avec la République [31] ? Un « catholicisme républicain » serait-il encore « catholique » ? Peut-on sérieusement exiger que les catholiques, les juifs orthodoxes ou les musulmans deviennent gay-friendly [32]  puisque le mariage pour tous est désormais loi de la République ? On dit exiger de tous, croyants et non croyants, qu’ils respectent la loi, quant aux croyances…

6. La laïcité autoritaire, identitaire : l’idéologie contre le droit.

Depuis les attentats de janvier 2015, bien des discours sur la laïcité, y compris officiels, en changent la teneur. On passe subrepticement d’une laïcité juridique à une laïcité idéologique [33]. La laïcité devient une doctrine (le plus souvent assez pauvre et passablement confuse) dont il est interdit de discuter les articles. Le moindre questionnement expose à la réprobation haineuse [34].

La laïcité idéologique promeut une laïcité culturelle et identitaire. Les citoyens sont sommés de s’identifier à système de valeurs disqualifiant le religieux (ou souvent visant seulement l’islam) et entendant bien l’expulser de l’espace public.

Retour sur Charlie-Hebdo et la minute de silence contestée. 

Juste après l’attentat contre Charlie Hebdo, nous étions pour la plupart dans un état de sidération, d’incompréhension, de peine et de juste colère. Dans ce contexte il est normal que l’attitude des jeunes refusant la minute de silence ou déclarant « Je ne suis pas Charlie » ait choqué l’opinion. Pour beaucoup, c’était la provocation de trop et la preuve du « problème », voire de la menace, que représentent les « jeunes de banlieues » et « l’islam ». Mais que des éducateurs ou des enseignants aient été eux-mêmes surpris, désemparés, est plus étonnant, car de telles conduites étaient éminemment prévisibles [35].

Évitons les malentendus. Personne ne soutient que l’école doit devenir le lieu de la libre expression des idées racistes, antisémites, sexistes ou homophobes, ni des appels à la haine au nom d’une conception dévoyée de cette même liberté. Il s’agit ici des élèves et de ce qui s’est passé dans les classe. En tant que pédagogue nous savons (ou devrions savoir) qu’il ne sert à rien d’être autoritaire avec des adolescents ou des jeunes le plus souvent contestataires, rétifs à l’ordre adulte. Je me souviens qu’adolescent les leçons de morale des adultes m’exaspéraient et je ne sais pas comment j’aurais réagi si on m’avait imposé, de façon autoritaire, une minute de silence à la mémoire du général Audran assassiné par les terroristes d’Action Directe (et si on m’avait demandé en plus de déclarer « Je suis le Général Audran »). C’est en ce sens que je dis qu’il était prévisible que des adolescents - d’emblée suspectés et montrés du doigt - refusent cette injonction, voire s’y opposent par des provocations stupides et des actes de défis.

Mais allons plus loin : était-il scandaleux que certains adolescents osent demander à des adultes : «  pourquoi Charlie Hebdo est autorisé et Dieudonné interdit ?  » Cela ne méritait-il pas, justement, une vraie explication ? Était-il scandaleux qu’ils disent : « nous ne comprenons pas pourquoi on a le droit de se moquer des musulmans », « de les injurier », etc. Étaient-ils anti-laïques parce qu’ils posaient ces questions ? C’était là encore l’indication d’un travail à mener (ou insuffisamment mené) comprenant l’examen des faits, la compréhension des lois, etc. Mais quelle a été la réponse dans bien des cas des adultes ? « On ne sait pas faire avec ça » et « il n’y a rien à expliquer », « c’est insupportable ». Peu après cette déroute pédagogique, l’école était sommée de « réagir » au travers d’un grand barnum médiatique : la « Grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République »…

La réponse des adultes : moraline, religion laïque et police.

Instruire et éduquer des jeunes implique d’accepter la confrontation, le débat, quitte à entendre - dans un premier temps - des inepties, parfois des horreurs (c’est quand même banal). Au lieu de cela, l’école a répondu à grands roulements de tambour par la « Grande Mobilisation pour les Valeurs Républicaines », l’étouffoir à débat d’une société en crise, par des leçons de morale et l’instauration de la laïcité comme nouvelle religion civile.

Quelques exemples. La deuxième des mesures présentées dès le 22 janvier [36] est intitulée « Rétablir l’autorité des maîtres et les rites républicains ». Et comment ? : - par l’apprentissage des « règles de civilité et de politesse… à l’École » (quelle nouveauté !) et la signature obligatoire de « la Charte de la laïcité  » expliquée aux élèves et aux parents ; « par la compréhension et la célébration des rites républicains et des symboles de la République » auxquelles s’adjoindra la célébration d’une « Journée de la laïcité » (le 9 décembre) et la «  participation active des élèves aux journées ou semaines spécifiques (semaine de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, semaine de l’engagement), commémorations patriotiques ». C’est beau comme du Rabaut Saint-Etienne.

Je n’ai évidemment rien contre tout cela. Mais cela signifie que l’école n’aurait donc rien d’autre à offrir aux élèves qu’un prêchi-prêcha moralisateur et une réponse autoritaire ; car, désormais, au moindre « incident », il faudrait faire un rapport : « Tout comportement mettant en cause les valeurs de la République ou l’autorité du maître fera l’objet d’un signalement systématique au directeur d’école ou au chef d’établissement (...) Aucun incident ne sera laissé sans suite. » Refuser de faire une minute de silence est précisément un comportement mettant en cause « les valeurs de la République ». Qui faut-il appeler ? Le pédagogue, non ! la Police. On plaint les proviseurs, les enseignants et les élèves. Une telle injonction est ridicule parce qu’elle est tout bonnement inapplicable (« M’sieur, je vous kiffe pas », « Eh, c’est débile ce que vous dites »… mise en cause de l’autorité ? Signalement, administration, police ?).

Oubliant ce qu’est l’école, un enfant, un adolescent, on a signalé et accepté sans sourciller que des enfants de 8 ans et de 10 ans, pour des comportements de ce genre, soient directement remis à la police ou à la gendarmerie [37]. Personne ne conteste la nécessité de signaler un enfant se déclarant d’accord avec les assassins de Charlie ! Mais la question est : à qui le signaler ? A qui le confier ? Jusqu’ici, le mineur estimé « en risque » ou « en danger » était pris en charge d’abord et en premier lieu par les services sociaux, par les médecins (y compris psychologues) ou le juge des enfants. Désormais l’école appelle directement la police ou la gendarmerie.

« Je suis Charlie  » : est-il laïque d’exiger de chacun une profession de foi ?

Depuis janvier 2015, chacun est donc sommé, d’être dans la communion fusionnelle autour «  des valeurs de la République » (sans mesurer les effets contreproductifs de ce type d’injonction permanente à l’adresse des jeunes).

Est-il encore permis de réfléchir à ce qu’on demande exactement lorsqu’on exige de quelqu’un (mineur ou adulte) qu’il déclare « je suis Charlie »  ? Cette expression n’a pas l’univocité qu’on lui prête. Il y a un sens sur lequel l’accord peut se faire sans trop de difficulté - à condition de prendre le temps de discuter, d’affronter les malentendus et d’expliquer - à savoir quelque chose comme : « nous signifions par là notre refus absolu que l’on puisse tuer qui que ce soit pour l’unique raison qu’il tient des propos déplaisants, voire blessants » ; ou encore, « je signifie ainsi que je comprends et m’associe à la peine de tous ceux qui perdent des proches dans des conditions aussi épouvantables : attentats et guerres ». Bref, Il était possible d’universaliser « Charlie », de rendre son sens partageable. Là, où la démarche a été expliquée, il n’y a pas eu d’incidents. Mais ce qui a prévalu, avec le battage médiatique et l’émotion, était tout autre chose. On demandait à des jeunes (et on sait qui était visé !) qu’ils déclarent un « Je suis Charlie » signifiant « je partage en conscience le système de valeurs qui autorisent le blasphème », ou encore : « je suis solidaire des idées de l’équipe de Charlie pour qui la religion n’est que fanatisme et obscurantisme », « je suis solidaire en conscience avec les caricatures » (leur contenu) et tout cela au nom de la laïcité et de la liberté d’expression, ainsi que d’un tout nouveau et ubuesque droit : « le droit au blasphème [38] ».

Comment, dans un régime laïque respectueux de la liberté de conscience et d’opinion, peut-on demander aux citoyens de s’identifier à un système particulier de valeurs et de normes, celui que portait Charlie Hebdo ? On peut comprendre que le Pape, tout en condamnant les attentats, refuse de dire « Je suis Charlie  » ; mais on serait en droit de lui demander compte du sens exact de sa déclaration extrêmement suspecte : « si un grand ami parle mal de ma mère, il peut s’attendre à un coup de poing, et c’est normal [sic !] » ). N’est-ce pas beaucoup plus grave ?

Conclusion : encore un effort pour être laïque.

La laïcité publique court aujourd’hui le risque d’une double défiguration.

La défiguration antireligieuse. Pour beaucoup de laïques déculturés, le problème est désormais le religieux lui-même (et particulièrement l’islam). Comme l’observe Olivier Roy, la religion ne faisant plus partie de l’horizon, le religieux et ses résurgences apparaissent comme incongrus, leur étrangeté dérange, inquiète jusqu’à se transformer en « phobie du religieux  » [39]. En 1905, l’enjeu était politique : conflit de pouvoir entre l’Église et la République. Aujourd’hui, c’est la manifestation sociale du religieux, sa visibilité dans l’espace public, qui indispose. Le phénomène ne se réduit pas à l’islam, la vue d’un Loubavitch indispose autant que celle d’une femme voilée [40]. Lorsque qu’une déléguée du Front de gauche exige du rabbin de Toulouse qu’il retire sa kippa pour voter, ce n’est pas par antisémitisme mais par un sectarisme doublé d’une ignorance consternante de la laïcité. 

La défiguration idéologique. La néo-laïcité de 2015 prend aussi la forme d’une religion civile. Vincent Peillon, dans un ouvrage significativement intitulé, Une religion pour la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson (Seuil, 2010) en théorisait déjà la doctrine : « La laïcité est un principe de tolérance, certes, mais plus encore de philosophie positive (...), c’est une religion (…) la religion de toutes les religions, de toutes les confessions, la religion universelle’ (personnellement je ne me reconnais aucunement dans ce genre de credo, très contestable philosophiquement). En avril 2015, Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire national de la Laïcité, concluait une intervention publique [41] en expliquant qu’il fallait former une « religion laïque commune  » pour tous les citoyens. Henri Penã-Ruiz parle de « transcendance laïque ». L’essayiste Daniel Béresniak explique que l’École laïque est un « lieu sacré » où « chacun reçoit la révélation des questions ». Finkielkraut déclare que « l’école est un temple » et que « la laïcité (..) est la dernière religion ». Abdenour Bidar, ex-chargé de mission sur la laïcité pour l’Éducation Nationale, plaide pour une mystérieuse « laïcité existentielle » : « l’être laïque » étant celui « qui est capable de se diriger de façon autonome ou souveraine par l’exercice de la lumière naturelle/surnaturelle de l’intellect supérieur  » [42] [ ?!?]. La « Grande Mobilisation pour les Valeurs de la République » dans l’École et la Société signe étrangement la victoire de Rabaut Saint-Etienne sur Condorcet [43].

Serge Cospérec

BIBLIOGRAPHIE

Histoire de la laïcité

Émile Poulat, Notre laïcité publique, Berg International Éditeurs, 2003.

Émile Poulat, Scruter la loi de 1905, Fayard, 2010.

Alain Boyer, 1905, la séparation Eglises-Etat : de la guerre au dialogue, éd. Cana, 2004

Philosophie de la Laïcité

Quatre petits ouvrages pour aller à l’essentiel.

Guy HAARSCHER, La laïcité, coll. ’Que sais-je ?’, 2011, PUF

Henri PENA-RUIZ, La laïcité pour l’égalité, Paris : Fayard/Mille et une nuits, 2001.

Henri PENA-RUIZ, La Laïcité, GF, collection Corpus, 2003.

Henri PENA-RUIZ, Histoire de la laïcité. Genèse d’un idéal, Gallimard, collection Découvertes, 2005.

Caricature, liberté d’expression, religion et politique.

Dominique Avon (dir.), La Caricature au risque des autorités politiques et religieuses, Rennes, PUR, 2010

La laïcité à l’école.

Jacqueline COSTA-LASCOUX, Jean-Louis AUDUC, La laïcité à l’école. Un principe, une éthique, une pédagogie, Canopé - CRDP de Créteil, 2006.

Islam et laïcité.

Olivier ROY, La laïcité face à l’Islam, Hachette Littérature, 2006.

Franck FRÉGOSI, Penser l’islam dans la laïcité, Fayard, collect. Les Dieux dans la Cité, 2008.

Sur les mutations de la croyance religieuse.

Olivier ROY, La Sainte ignorance, Paris, Le Seuil, 2008.

QUELQUES TEXTES

John Locke, Essai sur la Tolérance.

Le culte religieux est cet hommage que je rends au Dieu que j’adore de la manière que je juge lui être agréable ; il s’agit donc d’une action ou d’un commerce qui n’a lieu qu’entre Dieu et moi-même ; de sa propre nature, elle est sans rapport avec celui qui me gouverne ni avec mes voisins ; donc, par nécessité, elle n’est à l’origine d’aucune action qui soit susceptible de troubler la communauté. Le fait de s’agenouiller ou de demeurer assis au moment du sacrement ne tend pas plus à troubler le gouvernement ou à nuire à mes voisins que le fait d’être assis ou debout devant ma propre table. Le port d’une chape ou d’un surplis ne peut pas plus mettre en danger ou menacer la paix de l’État que le port d’un manteau ou d’un habit sur la place du marché ; le baptême des adultes ne détermine pas plus de tempête dans l’État ou sur la rivière que le simple fait que je prenne un bain. Je puis observer le repos du vendredi avec les Mahométans, le sabbat avec les Juifs, le dimanche avec les Chrétiens ; je puis prier avec ou sans formulaire, adorer Dieu avec les diverses cérémonies pompeuses des papistes ou à la manière plus simple des calvinistes, je ne vois rien dans tout cela qui, en soi-même, puisse faire de moi un moins bon sujet de mon prince et un voisin moins accommodant pour mes concitoyens. Sauf si je prétends par orgueil, par une outrageuse présomption en faveur de ma propre opinion, ou par une conviction intime de ma propre infaillibilité, forcer et contraindre les autres à être de mon avis, ou que je veuille les censurer et les diffamer s’ils ne s’y rangent pas.

LOI DE 1905.

article 1er : la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public.

article 2 : la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. 

CONVENTION EUROPÉENNE DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L’HOMME ET DES LIBERTÉS FONDAMENTALES (1950),

article 9 - §1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites .

§2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

LE REFUS CONDORCÉTIEN D’UNE RELIGION LAÏQUE. (Condorcet vs Rabaut)

RABAUT SAINT-ÉTIENNE, Projet d’éducation nationale, 1792

Existe t-il un moyen infaillible de communiquer incessamment, tout à l’heure, à tous les Français à la fois, des impressions uniformes et communes, dont l’effet soit de les rendre tous ensemble dignes de la Révolution ? [...] Ce secret a bien été connu des prêtres qui, par leurs catéchismes, par leurs processions par leurs cérémonies, leurs sermons, leurs hymnes, leurs missions, leurs pèlerinages, leurs statues, leurs tableaux, et par tout ce que la nature et l’art mettaient à leur disposition, conduisaient infailliblement les hommes vers le but que les prêtres se proposaient. (…)

L’éducation nationale doit former le cœur ; (…) l’éducation nationale (…) est la mère de tous les citoyens, qui leur donne à tous le même lait et […] leur donne cet air de ressemblance et de famille qui distingue un peuple ainsi élevé de tous les autres peuples de la terre.

Toute la doctrine consiste donc à s’emparer de l’homme dès le berceau, et même avant sa naissance ; car l’enfant qui n’est pas né appartient déjà à sa patrie. Elle s’empare de tout l’homme sans le quitter jamais, en sorte que l’éducation nationale n’est pas une institution pour l’enfant, mais pour la vie tout entière. 

CONDORCET, Rapport et projet de décret sur l’instruction publique, note E, 1792

Former d’abord la raison, instruire à n’écouter qu’elle, à se défendre de l’enthousiasme qui pourrait l’égaler ou l’obscurcir, et se laisser entraîner ensuite à celui qu’elle approuve ; telle est la marche que prescrit l’intérêt de l’humanité, et le principe sur lequel l’instruction publique doit être combinée.

Il faut, sans doute, parler à l’imagination des enfants car il est bon d’exercer cette faculté comme toutes les autres, mais il serait coupable de vouloir s’en emparer, même en faveur de ce qu’au fond de notre conscience nous croyons être la vérité 

CONDORCET, Rapport et projet de décret sur l’instruction publique, 1792

Ni la constitution française, ni même la déclaration des droits ne seront présentés à aucune classe des citoyens comme des tables descendues du ciel qu’il faut adorer et croire. Leur enthousiasme ne sera point fondé sur les préjugés, sur les habitudes de l’enfance ; et on pourra leur dire : cette déclaration des droits (…) [et] cette constitution (…) ne sont que le développement de ces principes simples, dictés par la nature et par la raison, dont vous avez appris, dans vos premières années, à reconnaître l’éternelle vérité.

CONDORCET, Cinq Mémoires sur l’instruction publique, 1791

On a dit que l’enseignement de la constitution de chaque pays devait y faire partie de l’instruction nationale. Cela est vrai, sans doute, si on en parle comme d’un fait ; si on se contente de l’expliquer et de la développer ; si, en l’enseignant, on se borne à dire : Telle est la constitution établie dans l’État et à laquelle tous les citoyens doivent se soumettre. Mais si on entend qu’il faut l’enseigner comme une doctrine conforme aux principes de la raison universelle, ou exciter en sa faveur un aveugle enthousiasme qui rende les citoyens incapables de la juger ; si on leur dit : Voilà ce que vous devez adorer et croire, alors c’est une espèce de religion politique que l’on veut créer  ; c’est une chaîne que l’on prépare aux esprits, et on viole la liberté dans ses droits les plus sacrés, sous prétexte d’apprendre à la chérir.

Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capable de l’apprécier et de la corriger. Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacune devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison. (…) Permettre d’éblouir les hommes au lieu de les éclairer, de les séduire pour la vérité, de la leur donner comme un préjugé, c’est autoriser, c’est consacrer toutes les folies de l’enthousiasme, toutes les ruses du prosélytisme. »

L’éducation publique doit se borner à l’instruction (...) parce qu’une éducation publique deviendrait contraire à l’indépendance des opinions (...). Or, la liberté de ces opinions ne serait plus qu’illusoire, si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire .

LA LAÏCITÉ COMME NOUVELLE RELIGION

Daniel BÉRESNIAK

Pourquoi l’Ecole laïque est-elle un lieu sacré ?

Ce mot « sacré » ; l’École a raison de le prendre à son compte et voici pourquoi : l’établissement d’une limite qui sépare l’espace en deux parties, l’une « sacrée » et l’autre « profane » est le moyen inventé par les hommes pour sauvegarder l’équilibre de la société en imposant des règles bénéfiques et des interdits nécessaires. (…) L’espace vécu comme sacré est, aujourd’hui, celui où l’homme fait un détour pour se remettre en cause, réfléchir sur son état et en même temps produire du sens à la vie. Ce qui est « sacré » est, d’abord, ce qui a été « sacralisé ». Or il faut sacraliser l’École laïque gratuite et obligatoire parce que, en ce lieu, chacun reçoit la révélation des questions. A celui qui va à l’École afin d’y découvrir les questions, il est demandé de se préparer afin de créer une rupture entre ce qui est l’École et ce qui ne l’est pas. Cette préparation consiste à se dépouiller de tout signe extérieur d’appartenance car ces signes servent de reconnaissance entre personnes ayant choisi les mêmes réponses. Cette préparation est fondatrice du sens de la démarche scolaire : aller à l’école, c’est reconnaître qu’on ne sait pas. C’est aller à la rencontre des questions. Cela permet de conférer à l’école laïque gratuite et obligatoire pour tous, la dignité du « sacré ». Il convient d’y aller vêtu selon les exigences de la décence, mais dépouillé de tout l’« avoir » reçu, parce que, là, il est question d’être et de devenir.

Daniel BÉRESNIAK, La Laïcité, Jacques Grancher éditeur, 1990 (collect. Ouverture)

Alain FINKIELKRAUT, la laïcité, « dernière religion ».

Nous avons coutume – et il s’agit d’une coutume très ancienne – de penser en termes dualistes : le temporel, le spirituel, le sacré, le profane. Et dans ce dualisme, nous mettons la laïcité du côté du profane et du temporel. (…) Péguy introduit immédiatement un troisième terme : celui de culture. Ou pour dire les choses autrement : la laïcité n’est pas toute entière du côté du temporel, c’est le fait de disputer à la religion le monopole du spirituel. (…)

La religion veut exercer une sorte de mainmise sur le sacré et la laïcité est le refus de cette mainmise. Péguy se réfère implicitement à la hiérarchie pascalienne des trois ordres : la distance des corps aux esprits, qui est infinie et qui figure la distance plus infinie encore des esprits à la charité. Pascal lui-même a une propension à penser en termes dualistes : la religion, la charité d’un côté, la chair de l’autre, puis lui-même, qui doit concéder l’existence d’un domaine, l’indépendance de l’ordre de l’esprit. Et la laïcité, et notamment l’école laïque, incarne cette indépendance. Autrement dit, l’école laïque n’est pas un espace profane. On peut profaner l’école laïque, car il s’agit d’un espace séparé, fondé précisément sur ce refus du dualisme. (…) L’irruption du foulard islamique semble signifier que la religion, ou cette religion-ci, a le monopole de la transcendance et que ce monopole indiscutable doit être réaffirmé.

J’irai jusqu’à dire que l’école aussi est un temple. (…) Et on enlève son foulard dans ce temple, précisément pour se rendre disponible aux grandes œuvres de la culture, aux œuvres qui font l’humanité. (…)Si l’instituteur, le professeur est le représentant des poètes, des artistes, de la culture, rien ne doit s’entremettre entre sa représentation et la réception par l’élève. Or le foulard est quelque chose qui s’entremet, il s’agit même d’un rideau que l’on tend devant la culture. Voilà ce que l’école, en tant que temple, se doit de refuser. (…) Cette idée de la laïcité fait apparaître Péguy, et ceux qui tiennent ce même raisonnement, comme des esprits eux-mêmes religieux. La laïcité au sens de Péguy ou d’Alain, c’est la dernière religion. (…) La démocratie qui avance en profanant notre dernier culte, celui de la culture. Voilà qui rend la tâche de ceux qui veulent aujourd’hui défendre la laïcité au sens de Péguy extrêmement ardue. »

Alain Finkielkraut, Commission des affaires culturelles, familiales et sociales, (compte rendu n° 41 bis).

Abdenour BIDAR et la « laïcité existentielle »

[Dans cet article, notre collègue développe l’idée d’une laïcité qualifiée « d’existentialiste ». Le propos est obscur. Personnellement je ne sais pas ce que sont des « lumières naturelles parmi lesquelles il y a peut-être (…) la dimension surnaturelle immanente et à cultiver d’un intellect supérieur, etc. ». La clé est quelque part dans la mystique (et peut-être la mystique soufie qu’Abdenour Bidar a découvert lors de ses années passées dans la Confrérie Quadirya Boutchichiya dont il décrit le fonctionnement dans Self-Islam, récit autobiographique qui montre comment se fabrique un islam délocalisé]

Une laïcité existentielle 

« La laïcité comme principe juridique de séparation des Églises et de l’État ne saurait être que l’une des expressions de ce que j’appellerai une laïcité existentielle, et même une laïcité existentialiste : si la démocratie laïque (pléonasme) nous dit que rien de transcendant – un Dieu, un livre sacré–n’est requis pour fonder le monde humain, alors cela veut dire que l’existence précède l’essence, c’est-à-dire que la société, la culture, toute la vie mondaine et spirituelle de l’être humain, ne sont légitimement déterminées par rien qui les commanderait ou gouvernerait d’en haut et du dehors, mais qu’elles doivent être orientées et édifiées à chaque période de l’histoire par nos lumières naturelles, parmi lesquelles il y a peut-être, c’est tout au moins mon intuition, la dimension paradoxale, surnaturelle immanente et à cultiver d’un intellect supérieur. (…) L’être laïque représente pour moi – idéalement – l’état de l’homme parvenu au degré de l’autonomie spirituelle, c’est-à-dire devenu capable, par un processus d’individuation poussée assez loin, de donner à son existence une puissance d’être et d’agir transcendant celle dont est dotée notre individualité commune et transcendant même l’horizon a priori indépassable de la mort. Le « laïc » doit être, à terme, un affranchi spirituel, « séparé » de la loi religieuse non pas pour vivre sans transcendance mais pour se diriger par sa disposition acquise à voir surgir de lui-même les moyens de sacraliser la vie. Je l’imagine aussi comme un membre d’un peuple de citoyen de l’avenir, capable de se diriger de façon autonome ou souveraine par l’exercice de la lumière naturelle/surnaturelle de l’intellect supérieur »

Abdenour Bidar, « Une laïcité existentielle », Le Débat, numéro 185, mai–août 2015

Catherine KINTZLER

[Par une étrange inversion, les catégories durkheimienne du profane et religieux fonctionnent ici pour ainsi dire à rebours : l’école devient l’espace sacré, on y entre avec précaution et par des rites tandis que le religieux relève de la vie profane ; l’être de l’élève est double, mais le sacré est bien du côté de l’école : l’élève n’y entre que par une « crise », en d’autres termes, une conversion intérieure]

Il faut passer par la nécessité de la crise, une sorte de mise à distance. Une mise à distance de ce que l’on croit penser, de ce que l’on croit être ; c’est nécessaire pour tout le monde, aussi bien pour l’enfant du médecin ou du cadre que pour celui de l’ouvrier ou du paysan, celui du chômeur. Un moment où on fait un pas au-delà de la simple tolérance, en dehors de son appartenance, un moment où le doute est non seulement permis, mais requis. Et cela passe aussi par un acte visible, une sorte de rite qui rappelle concrètement cette nécessité : en passant le seuil de l’école, on devient un peu un autre, un enfant devient un élève, il vit une double vie. Cela ne signifie pas qu’on doit rompre avec son appartenance, avec sa communauté, mais qu’il y a un moment où on n’a affaire qu’à sa propre pensée. De plus n’oublions pas que l’école publique primaire et secondaire accueille des mineurs de tous horizons, y compris des élèves dont les parents sont incroyants : pourquoi devraient-ils subir un affichage que leurs parents n’approuvent pas nécessairement ? Permettre cet affichage à l’école en prétextant qu’on l’étend libéralement à toutes les religions, c’est normaliser le fait religieux. (…) On ne souligne pas assez combien cette loi [de 2004] a une valeur éducative. Car elle « met en scène » de façon concrète et quasi-rituelle la distinction des espaces : l’élève sait qu’il doit quitter un affichage religieux ostensible en entrant dans l’établissement scolaire public, mais il sait aussi qu’il peut le remettre en en sortant. Cela lui fait vivre l’inverse de ce que lui ferait vivre un intégrisme qui demande l’uniformité totale. (…)

Kintzler, « Laïcité et École », SE-UNSA, article publié le dimanche 8 février 2015.

Il ne faut pas s’étonner si cette philosophie mystique de la laïcité se retrouve ensuite dans les documents officiels du ministère avec la même coloration religieuse. Un échantillon.

Pour une pédagogie de la laïcité à l’école, Haut Conseil à l’Intégration / Ministère de l’Éducation Nationale, Mission Pédagogie de la laïcité (Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2012)

L’enceinte scolaire laïque :

« « Cette enceinte peut être définie comme l’espace protégé et matriciel (les deux qualificatifs sont d’égale importance) où la personnalité intellectuelle de l’élève est mise comme en gestation, en formation (…) [Un] lieu où l’individu apprend également à modérer l’expression de son appartenance religieuse afin que personne d’autre n’en subisse l’affirmation ou le spectacle comme une violence morale. (…)

La laïcité à l’école est aujourd’hui un espace de silence dans un monde d’incessant vacarme idéologique. Un espace de silence au bénéfice de l’enfant, et donc de l’écoute de soi avec soi, comme une opportunité de se découvrir et de se trouver sans que n’interfèrent encore et toujours, entre soi et soi, les modèles de telle communauté d’appartenance ou la cacophonie idéologique de la société en général. »


[1Dans la Sainte Ignorance (Seuil, 2008), Olivier Roy observe que le revivalisme religieux (des jeunes chrétiens ou musulmans) se caractérise par une déculturation, un découplage de la religion et de la culture, avec pour conséquence le repli sur le « pur religieux » réduit à des marqueurs symboliques (codes alimentaires et vestimentaires, pratiques rituelles à forte visibilité). Les néo-laïques (ou les (re-)convertis de fraîche date) leur ressemblent : leur laïcité, loin d’exprimer la culture laïque traditionnelle (son épaisseur historique, juridique et philosophique) se réduit à de pauvres slogans et quelques représentations caricaturales sur la place de la religion dans la société.

[2Par contraste, en 1959, lors de la discussion de la loi Debré, en deux séances parlementaires (à l’Assemblée et au Sénat), le terme est prononcé 205 fois.

[3Article laïcité, Dictionnaire de pédagogie, 1911 : « Ce mot est nouveau, et, quoique correctement formé, il n’est pas encore d’un usage général. »

[4« La France est une République (…) laïque »

[5J’entends par « laïcisme » l’attitude dogmatique (et d’une certaine manière religieuse), de ceux qui se font les doctrinaires d’une laïcité autoritaire, violemment anti-religieuse ; le terme est utilisé à l’origine par les catholiques qui perçoivent la loi de 1905 comme une loi d’éradication et de spoliation.

[6Émile Poulat (historien spécialiste de la laïcité), Notre laïcité publique, Berg International Éditeurs, 2003, p. 118. Ouvrage incontournable.

[7Titre proposé le 6 décembre 1905 comme plus adéquat au contenu par un amendement du sénateur Dominique. Tous les amendements présentés lors des débats ont été rejetés afin d’éviter tout report de la loi.

[8Ou, en termes anciens, de la Puissance civile et de la Puissance ecclésiastique.

[9D’où le paradoxe de toute entreprise étatique visant à organiser le culte musulman ou à exiger qu’il s’organise selon des principes - une hiérarchie reconnue - contredisant sa dogmatique (à l’exception du Chiisme, très minoritaire en France).

[10Propos attribué au député Augagneur (cf. Le guide pratique de la laïcité, éd. Fondation Jean-Jaurès, 2011, p.41) qui dépose un amendement en ce sens. Pour le détail, cf. Émile Poulat, Scruter la loi de 1905, Fayard, 2010, p. 174-175.

[11Les charges (entretien, réfection, etc.), incombant aux seuls aux propriétaires, auraient été insupportables dans la plupart des paroisses au regard du nombre des édifices et de leur ampleur.

[12Cette distinction entre le culturel (le patrimoine) et le cultuel (la foi) à propos des édifices religieux en France est une source de difficulté pour le pédagogue qui doit faire comprendre à ses élèves que lorsqu’il leur propose d’aller visiter une église (plus rarement un temple, une synagogue ou une mosquée)… il ne les emmène pas « à l’église », sa démarche n’est pas religieuse.

[13Rappelons que l’interdiction dans l’espace public de la « Burqua » est juridiquement sans rapport avec la laïcité. Elle est exclusivement motivée par des raisons « d’ordre public » et de sécurité. Là encore, les confusions sont constantes.

[14Il n’est donc pas contraire à la loi de 1905 d’intervenir sur ce genre de questions lorsqu’elles se posent à propos du culte musulman.

[15La laïcité n’est donc pas le « respect des religions » (autre idée très communément admise et répétée) mais le respect de la liberté de conscience qui comprend la liberté de croire. La laïcité n’est pas non plus le « respect des croyances » car il serait contraire à la liberté de penser d’obliger quiconque à respecter des contenus de croyances (et ce serait les soustraire à tout examen critique). On respectera en revanche la personne du croyant et sa liberté de pensée, même si on juge ses croyances ineptes, dangereuses, ce qu’on aura aussi le droit de penser, de dire et d’écrire.

[16On se reportera à la liste minutieuse et impressionnante dressée par Émile Poulat dans Notre laïcité publique (Berg Intern. Ed., 2003, pp. 131-135) ; et Émile Poulat, Scruter la loi de 1905, Fayard, 2010, pp. 167-172

[17D’où l’incongruité juridique de la proposition du Recteur de la Grande Mosquée de Paris de transformer des églises en mosquées dont la charge resterait aux communes. S’agissant d’un bien national, le seul moyen serait la vente de l’immeuble - après constat de sa désaffection, il deviendrait alors privé. Sur le plan politique (symbolique), cela pose d’autres problèmes.

[18C’est bien évidemment contraire à l’article 2 de la loi de 1905, malgré ce qu’en dit le Conseil Constitutionnel dans son argumentaire « abracadabrantesque ». Je le mentionne seulement au titre de la connaissance de la réalité des rapports entre la République et les Cultes.

[19Cité in Nicolet, L’idée républicaine en France, Essai d’histoire critique, Gallimard, 1982, p. 500.

[20A noter que la liberté d’enseignement (donc la possibilité d’établissements scolaires confessionnels) reconnue depuis 1833 pour le primaire (Loi Guizot), 1850 pour le secondaire (Loi Falloux) n’a jamais été remise en question. La loi Debré de 1959 l’a même confortée. Sur cette question, cf. Bruno Poucet, L’enseignement privé en France, PUF 2012, coll. Que Sais-je ?

[21On estimait en 2012, qu’il y avait en France environ 2500 mosquées - soit un ratio (très approximatif) d’un édifice pour 1200 fidèles - et 40 000 églises (pour un ratio de 1/275). L’égalité de traitement voudrait le quadruplement des mosquées !

[22Et l’on n’est pas à une incohérence près : d’un côté, on veut interdire la construction de mosquées ; de l’autre, on dénonce l’islam des caves et les prières de rue.

[23Catherine Kintzler, « Ce que la laïcité assure d’abord, c’est la liberté de conscience », entretien, L’humanité, 26 Septembre, 2014. Catherine Kintzler développe dans ses ouvrages une conception philosophique de la laïcité qui ignore la source politique de la laïcité comme pacification par le Droit. En dépit de ses précautions, elle n’échappe pas au travers consistant à réduire la croyance religieuse à une aliénation dont il convient d’émanciper préalablement les individus. Sa théorisation de la laïcité scolaire a des accents religieux ; la déduction qu’elle prétend faire concernant la légitimité de l’interdiction du « voile à l’école » est terriblement faible.

[24Émile Poulat, dossier spécial « La laïcité instrumentalisée », Salamnews, n° 25, avril 2011,

[25À côté de la laïcité de droit, il y a les pratiques de la laïcité variables selon les contextes car la laïcité ne se vit pas de la même manière à Strasbourg et à Albi, dans un village bourguignon et dans un village breton. La laïcité s’ancre dans des contextes culturels et historiques très différents, évoluant sur de longues périodes. Cf. le livre déjà ancien d’Yves Lambert Dieu change en Bretagne (éd. du CERF, 1985) qui étudie les transformations de 1900 à 1990 de Limerzel, commune morbihannaise autrefois considérée comme ‘‘« perle » du diocèse de Vanne’’.

[26Le dernier livre de Régis Debray (qui doit beaucoup en vérité à son co-auteur Didier Leschi) - La laïcité au quotidien : Guide pratique, Folio, 2016 - incite à nuancer le propos. R. Debray aujourd’hui dénonce l’invocation incantatoire de la laïcité comme une « sorte de totem, de gri-gri » (France Inter, 30 décembre, 2015).

[27Catherine Kintzler, « Non au cheval de Troie », Le Monde des Débats, décembre 1992

[28La laïcité écrit-elle « n ’est pas non plus un courant de pensée au sens ordinaire - on ne peut pas dire - ‘‘les laïques’’ comme on dit ‘‘les catholiques’’. Il ne saurait donc y avoir d’ ‘‘intégrisme’’ laïque » (C. Kintzler, « Laïcité et Philosophie », Archives de Philosophie du Droit, 2004, n° 48, p. 46).

[29Etienne Balibar, Saeculum. Culture, religion, idéologie, Galilée, 2012

[30Schuman se réfère à la déclaration de l’épiscopat français de 1945 expliquant en quel sens, précisément non philosophique, la laïcité est acceptable. Quant à Etienne Fajon, il pense à l’école dont il veut garantir la laïcité au lendemain de Vichy. Mais le premier dénonce au nom du christianisme le totalitarisme et le second rend un vibrant hommage à Staline «  Notre guide et notre exemple » (L’Humanité, 9 mars, 1953).

[31C’est pourquoi est vaine et consternante l’action de ces professeurs qui tentent de convaincre leurs élèves que le port du voile n’est pas obligatoire en Islam par de subtiles exégèses du Coran. Sont-ils devenus des Oulémas ? Quel est alors le statut de leur discours ?

[32Cf. Olivier Roy, « la peur d’une communauté qui n’existe pas », Le Monde, 9 janvier 2015.

[33Je ne suis pas assez naïf pour croire que le Droit ne véhicule pas lui aussi ce que d’aucuns nommeraient une « idéologie ». Mais il y a quand même un grande différence entre la philosophie sous-jacente à l’ordre juridique et les discours hystériques tenus sur la laïcité depuis janvier 2015.

[34Après avoir été traité d’« islamophobe » pour avoir soutenu et réclamé qu’à l’ESPE les professeurs fonctionnaires stagiaires (et non pas les étudiants) respectent l’interdiction faite à tout agent de l’État de porter le moindre signe religieux (pas même discret), je serai aujourd’hui « islamophile » lorsque je dénonce les confusions et dérives autour de la laïcité.

[35La veille au soir, j’ai alerté certains collègues sur la nécessité d’une très grande pédagogie pour éviter les incidents.

[36 Les « Onze mesures pour une grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République » ont été élaborées en un temps record : moins de deux semaines. Cela en dit long sur la vraie nature de ces mesures : une liste incohérente de dispositions disparates rassemblant des annonces, des actions ou réformes à venir, déjà en cours ou réalisées, et une bonne dose d’incantation. Après les attentats de novembre, on a enfin compris que le « problème » n’était premièrement scolaire ; mais l’a-t-on jamais cru ?

[37Dans les Alpes-Maritimes, un petit garçon de CE2 âgé de huit ans, a été convoqué par la police pour être entendu pour « apologie d’actes de terrorisme ». La version des faits est contradictoire. Il est établi que son enseignant lui a demandé s’il était « Charlie » à plusieurs reprises devant la classe, et que l’enfant a répondu « non je ne suis pas Charlie  » ; qu’il a refusé ensuite de faire la minute de silence et a déclaré « être avec les terroristes » à cause des caricatures ; suite à l’entretien, la police a souligné que ’l’enfant a reconnu une partie de ses propos, mais sans en comprendre le sens’.

Dans les Alpes-Maritimes (encore), à la suite d’un signalement au parquet, une petite fille de 10 ans qui avait écrit « Je suis d’accord avec les terroristes d’avoir tué les journalistes, car ils se sont moqués de notre religion » a été directement conduite à la gendarmerie. Le Procureur de la République de Grasse a déclaré : « on a essayé de comprendre pourquoi elle écrit tout ça  ». Il semble désormais normal de considérer que la compréhension des propos d’une fillette de 10 ans (les parents, c’est une autre affaire) ne relève plus de l’Éducation Nationale mais du Procureur de la République. Le Procureur déclare finalement : « On ne sait pas pourquoi elle a écrit ça. Ce n’est pas explicable. Elle a été peut-être impressionnée par le contexte, qui l’a un peu perturbée. Ou elle est peut-être influençable - mais elle n’a pas subi de pression. » L’enquête a été classée sans suite, le procureur estimant qu’il s’agit finalement d’un « non-événement ». Sauf qu’agir ainsi avec des enfants, ce n’est pas un non-événement.

[38Droit souvent invoqué par les défenseurs de liberté. On trouve l’expression sous la plume de Caroline Fourest ou celle de l’avocat Régis de Castelnau qui dans le magasine Causeur n’hésite pas à déclarer « le droit au blasphème est sacré » et « inaliénable  ». Rappelons que le délit de blasphème ayant été aboli la notion de « droit au blasphème » n’a aucun sens. D’ailleurs, la notion même de « blasphème » n’a de sens que pour un croyant. Un laïque conséquent devrait se garder d’employer cette expression, concession très ruineuse à la pensée théologico-politique.

[39Olivier Roy, ’La laïcité est devenue phobique’, Entretien avec Olivier Roy, (http://international.blogs.ouest-france.fr/archive/2015/04/18/olivier-roy-laicite-identite-attentats-islamisme-13921.html )

[40Ce que n’ont pas compris les associations qui luttent contre « l’islamophobie ».

[41Discours du 11 avril 2015 aux « Assises départementales » de Seine-Saint-Denis tenus dans le cadre « Mobilisation de l’École pour les valeurs de la République ».

[42Abdenour Bidar, « Une laïcité existentielle », Le Débat, numéro 185, mai–août 2015

[43Cf. pour les dernières citations et ces deux auteurs, la sélection de textes en fin d’article.