ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Analyses et propositions pour le G.T.D de philosophie, texte du secteur philosophie du G.F.E.N

[ Ce texte du GFEN est intéressant à un double titre : d’une part par ses réflexion sur les programmes et sur ses propositions ; d’autre part, parce qu’y apparaît pour la première fois la demande de création d’Instituts de Recherche sur l’Enseignement… idée qui va fédérer rapidement un grand nombre de collègues et donnera lieu un mois plus tard à l’appel pour la création des IREPh…]

 

 

 

SECTEUR PHILOSOPHIE DU G.F.E.N

 

ANALYSES ET PROPOSITIONS POUR LE G.T.D. DE PHILOSOPHIE

 

 

I. LE TRAVAIL DU SECTEUR PHILOSOPHIE DU GFEN.

 

Dans le groupe que nous constituons, il y a une grande diversité de choix philosophiques et de pratiques, et même des divergences, en particulier sur la nature et le rôle de la dissertation, et sur le rôle de l'histoire de la philosophie dans l'enseignement philosophique. Néanmoins, notre unité se fait autour de quelques principes fondamentaux, et dans une perspective de recherche toujours ouverte. Dans notre esprit, le sens de notre intervention auprès du GTD de Philosophie n'était donc pas de présenter une proposition de programme achevée, mais de faire part de cette recherche et de notre expérience, et de contribuer ainsi à la réflexion que mène le GTD.

Par rapport à cette intention initiale, nous regrettons vivement le fait que le GTD nous reçoive seulement maintenant (23 janvier 97), alors que le projet de programme est déjà diffusé, alors que la consultation des collègues est en cours, mais que personne n'a aucune idée de ce qu'il est encore possible de modifier dans ce projet. Le sens de notre intervention en est forcément modifié, et nous nous voyons donc dans l'obligation d'exprimer notre point de vue sur ce projet de programme en même temps que nous exposerons les principes directeurs de nos recherches.

 

"Tous philosophes", c'est ainsi que nous avions intitulé le premier stage que nous avons organisé, en 1990. Ce premier principe fonde notre travail, et signifie pour nous que tous les élèves sont capables de faire de la philosophie, même s'ils sont en échec dans d'autres disciplines de "culture générale", même s'ils ont un rapport complexe et difficile avec la langue, et surtout avec la langue écrite, à condition que l'on ait le souci de trouver les médiations qui leur permettent de donner du sens à l'activité philosophique. Plus, nous pensons, pour l'avoir souvent constaté, que le fait de faire de la philosophie peut amener des élèves en difficulté à modifier leur rapport à l'école et au savoir dans un sens positif, par la prise de distance et la réflexion critique que permet la pratique de la philosophie.

A ce sujet, les expériences d'enseignement philosophique en Première attestent de la possibilité de mener une véritable réflexion philosophique, y compris avec les élèves des séries technologiques, y compris dans les banlieues dites "difficiles". Nous pensons qu'il y a là une possibilité d'extension de l'enseignement philosophique qui pourrait être intéressante ; de même, nous pensons qu'il faut réfléchir à une extension aux élèves qui préparent les Baccalauréats Professionnels.

 

Ce principe "tous philosophes" étant posé, notre recherche concerne ses conditions d'effectuation dans la réalité du travail quotidien avec nos classes, c'est-à-dire les conditions de l'apprentissage par tous les élèves de l'activité de philosopher. Il ne s'agit pas de renoncer au cours magistral, qui peut avoir une fonction, parmi d'autres méthodes, mais nous pensons que ce n'est pas en prenant modèle sur le cours magistral, ni en en intériorisant la démarche, que l'élève peut apprendre à philosopher.

C'est pourquoi nous élaborons des pratiques où les élèves sont confrontés à leurs propres contradictions - celles qu'ils ont avec eux-mêmes, celles qu'ils ont entre eux -, où ils ont à mettre en œuvre leurs capacités d'invention et de résolution de problèmes, où ils ont à chercher par eux-mêmes, et avec l'aide des textes philosophiques, individuellement et collectivement. Ainsi, c'est par leur propre pratique de la philosophie que les élèves peuvent lever certains obstacles, résoudre des difficultés et progressivement s'approprier la démarche philosophique et l'investir d'un sens personnel.

L'essentiel de notre recherche porte donc sur l'élaboration et la confrontation, entre nous mais aussi avec les collègues qui participent à nos stages, de ces pratiques et de ces expérimentations. Notre revue "Pratiques de la philosophie", dont nous vous avons fait parvenir les 4 numéros parus, témoigne de ce travail.

 

 

II. LES INCIDENCES DE CETTE REFLEXION EN TERMES DE PROGRAMME

 

Une première remarque, préalable : cette manière de travailler demande du temps, mais qui n'est pas du temps perdu : c'est pourquoi - outre que le simple souci de l'égalité l'exige - il nous semble nécessaire d'une part de porter l'horaire des classes technologiques à 4 heures, et d'autre part d'étendre à toutes les séries le système des heures dédoublées qui a été instauré depuis trois ans dans les séries technologiques.

 

1. La première incidence de ce qui précède sur les programmes est la nécessité d'un resserrement du programme - et non pas d'un simple "allègement", d'un simple retrait de quelques notions -, qui permette un travail en profondeur. Cela peut prendre plusieurs formes :

- soit un resserrement autour d'un nombre restreint de notions, éventuellement accompagnées d'éléments de détermination,

- soit une liste restreinte de notions très générales et permanentes, coexistant avec des notions plus particulières qui pourraient faire l'objet d'un programme tournant,

- soit un programme de problèmes, ou du moins de couples de notions : sur le modèle de "nature et culture" ou de théorie et expérience", on pourrait avoir "langage et pensée", conscience et inconscient", "individu et société" etc..

 

Il s'avère que le choix du GTD, dans le projet qui est actuellement en discussion, s'est porté sur le maintien d'un programme de notions. Voici les remarques que nous avons à faire sur ce programme :

a) l'absence de toute justification des suppressions et des ajouts de notions nous laisse perplexes quant à leur signification, et à la cohérence globale que le GTD a voulu donner à ce programme. Quelles raisons ont présidé, par exemple, à la suppression, en TL, de la mémoire et au maintien de l'espace, à la suppression de la volonté, la personne et à l'ajout du mal ? dans les séries technologiques, à la suppression de la conscience et au remplacement de l'art par la beauté ? Il nous semble que des professeurs de philosophie sont en droit d'attendre que les principes qui ont orienté ces transformations soient explicités et mis en débat, faute de quoi, c'est une impression d'arbitraire qui domine.

b) Si l'on cherche à aller au-delà de cette impression, il nous semble que la seule cohérence apparente de ce projet consiste à éliminer toute référence explicite aux concepts élaborés par les sciences humaines : ainsi, la suppression, en TL, de l'inconscient, la culture, les échanges, la société, nous semble grave : peut-on concevoir que la formation philosophique des jeunes adultes de la fin du XXème siècle fasse l'impasse sur ces concepts qui font l'objet de débats majeurs aujourd'hui, et dont la compréhension critique est indispensable pour "s'orienter dans la pensée" de notre siècle ? On objectera peut-être que Freud demeure comme auteur au programme, que Durkheim est introduit, qu'on pourra toujours traiter de l'inconscient avec la conscience et de la culture avec la nature. Mais si tel est le cas, le programme n'est pas allégé ! Prendra-t-on le risque de passer du temps sur une œuvre de Freud si l'inconscient n'est plus au programme, et si donc aucun sujet de bac ne peut être proposé sur cette notion ? Notons que le même "traitement" est réservé aux sciences exactes, et tout particulièrement à la réflexion épistémologique issue du travail de Bachelard et de Canguilhem, avec la suppression de la formation des concepts scientifiques de la connaissance du vivant, et de théorie et expérience. On objectera peut-être alors que dans le texte introductif du projet, il est écrit qu'"on se réfèrera de façon précise aux mathématiques, aux sciences de la nature, aux sciences humaines, aux œuvres d'art etc..". Mais quel est le sens de cette "référence" ? S'agit-il d'exemples, d'illustrations, d'objets de la réflexion philosophique ? Cela voudrait dire que seule la philosophie pense, que les disciplines auxquelles on devra "se référer" ne sont pas en elles-mêmes productrices de concepts et de pensée. Il nous semble qu'il y a là un retour à une philosophia perennis qui ne correspond pas à l'état de l'ensemble du champ des savoirs aujourd'hui : qu'on le veuille ou non, les sciences de la nature et de l'homme ont produit des savoirs, des concepts, voire des ontologies (je fais ici référence à certains travaux de François Dagognet, par exemple), qui ont des effets dans et sur la philosophie, et celle-ci ne peut pas feindre de les ignorer.

 

c) une troisième remarque porte sur la façon, inchangée, dont les programmes des séries S, ES, et technologiques sont déterminés "par défaut" à partir du programme de L, sans réflexion explicite sur la formation spécifique de chacune de ces séries. Ce n'est pas parce que les ES et les S ont le même nombre d'heures qu'ils doivent avoir le même programme ; ce sont des élèves dont le cursus et les intérêts sont différents, les disciplines qu'ils étudient sont différentes, et leur formation philosophique devrait tenir compte de ces spécificités, au moins pour une partie des notions. Et, dans ce qui est proposé, pourquoi supprimer la notion de théorie, alors que ce sont ces élèves qui sont précisément le plus en contact avec des théories, scientifiques en S, économiques en ES ? Là encore, en l'absence de toute justification, l'impression d'arbitraire domine.

 

d) au total, il nous semble que ce projet de programme ne contribue en rien à résoudre les problèmes que rencontre aujourd'hui l'enseignement philosophique. Il accroît, par son indétermination, ce qu'on a coutume d'appeler la "liberté du professeur", mais cette même indétermination risque de nuire à l'intérêt des élèves, si aucune garantie n'est donnée quant à la nécessaire conformité entre les sujets proposés au Bac et le programme de notions. Or, pour cela, il faudrait aller au-delà des formules qui figurent dans-le préambule du projet "les notions doivent toutes trouver place dans le développement d'un cours rationnellement ordonné" et "la liste des notions servira de référence pour la formulation es sujets proposés à l'examen du baccalauréat".

 

2. Ceci nous amène à la deuxième incidence, qui concerne précisément l'évaluation des copies au Baccalauréat. La moyenne des notes est préoccupante, la disparité des moyennes entre jurys l'est tout autant, et les réunions d'entente et d'harmonisation ne suffisent visiblement pas à pallier ces difficultés : en effet, elles interviennent trop tard, au moment où les choses sont déjà jouées , et ce de fait, elles ne peuvent traiter que comme un problème de docimologie ce qui est en réalité un problème d'apprentissage.

 

C'est pourquoi nous déplorons l'absence, dans le projet actuel, d'un document d'accompagnement (préambule, instructions...) qui clarifierait les conditions de l'évaluation, à la fois pour les élèves et pour les professeurs, et qui lierait ceux-ci en tant que correcteurs.

 

Cette clarification nécessaire devrait à notre sens comporter deux aspects :

 

a) une clarification de la définition des épreuves, de sorte que la règle du jeu soit explicitée et transparente pour tous.

 

Par exemple, concernant l'épreuve sur texte des séries technologiques, chaque année se font entendre les mêmes hésitations quant à l'interprétation du libellé des questions : que faut-il entendre par "la thèse", "l'idée générale" ? Est-ce la même chose ? Peut-on accepter une seule phrase en réponse ? Attend-on une paraphrase du texte ? Les mêmes hésitations existent quant à la définition de ce qui est parfois - mais parfois non - appelé 1' "essai" qui constitue la dernière question de cette épreuve : s'agit-il d'une petite dissertation, avec les mêmes exigences que celles que l'on a pour les deux premiers sujets ? Demande-t-on au contraire seulement à l'élève de répondre à la question posée ? Si celle-ci est formulée en termes de "pensez-vous que...", comment évaluera-t-on un élève qui se contentera de "dire ce qu'il en pense", de donner son opinion ?

Concernant la "dissertation sur texte" des séries générales, on connait les divergences d'interprétation de la formule "dégagez l'intérêt philosophique du texte en procédant à son étude ordonnée" (par exemple, cette formule suppose-t-elle une discussion de la thèse de l'auteur, ou non) ; et concernant la dissertation elle-même, on trouve toujours, en particulier lors des réunions d'harmonisation, des conceptions différentes, voire opposées, quant à la nature et aux règles de cette épreuve (par exemple, la discussion par le candidat de la pertinence de l'énoncé est-elle une chose qui valorise la copie ou au contraire qui la situe hors-sujet ?).

 

Il est clair que toutes ces questions ne sont pas d'abord des questions de correcteurs, mais concernent au premier chef l'apprentissage que nous faisons faire à nos élèves des différentes épreuves du Bac. C'est pourquoi il nous semble nécessaire que cette clarification accompagne la formulation des programmes eux-mêmes, ce qui n'exclut bien évidemment pas la possibilité de créer de nouvelles épreuves.

 

b) une clarification des critères d'évaluation, et donc des compétences qu'il nous faut aider nos élèves à acquérir pendant l'année.

Nous sommes conscients qu'il y a là un débat, et un risque de ne définir ces critères et ces compétences qu'en termes rhétoriques ou technicistes. Mais nous pensons que ce risque ne doit pas conduire à se retrancher derrière le seul énoncé des finalités générales de l'enseignement philosophique - finalités auxquelles on ne peut que souscrire -. Nous pensons qu'il est possible de définir philosophiquement des compétences philosophiques et des critères d'évaluation, et que c'est le seul moyen de limiter la part d'arbitraire dans la correction des copies de Bac.

 

Des tentatives dans ce sens ont déjà été faites :

- l'ancien GTD, dans son préambule, avait formulé certaines exigences de manière assez

précise,

- le programme du Bac Technique de l'enseignement agricole nous paraît contenir des suggestions intéressantes,

- nous-mêmes, lorsque nous avions été consultés par l'ancien GTD, avions proposé quelques éléments d'analyse dans ce sens;

- certains travaux du Collège international de philosophie, sur l'écriture des philosophes et sur la lecture de textes, pourraient venir nourrir cette réflexion, de même que les travaux de l'équipe qui travaille à l'INRP sur la didactique de la philosophie.

- etc..

 

3. Tout cela nous semble rendre nécessaire le développement d'une réflexion didactique en philosophie.

Cette réflexion existe, un peu partout en France, soit dans des groupes constitués autour des MAFPEN, soit de manière plus informelle entre collègues, parfois de manière interdisciplinaire ; d'autre part, il y a une richesse méconnue de pratiques inventives chez les collègues, surtout ceux qui travaillent dans des conditions difficiles. Il faut que cessent les anathèmes qui continuent de peser sur ces recherches, et qu'au contraire, elles soient reconnues, encouragées, et développées, dans l'échange, la confrontation et la diversité. Il nous semble donc qu'il faudrait aller vers la création d'Instituts de Recherche sur l'Enseignement (comme il existe des IREM).