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L’enseignement de la philosophie en Espagne

Regard sur l’enseignement de la philosophie en Espagne, ses normes et son histoire.

vendredi 4 janvier 2002, par Acireph

par Luis Maria Cifuentes, président de la Société espagnole de philosophie

[article paru dans Côté-philo n°2]

 

Il n’est pas facile de résumer en quelques pages la structure actuelle de l’enseignement de la philosophie en Espagne ; j’essaierai cependant de le faire en deux temps : en premier lieu j’analyserai les normes légales actuellement en vigueur, puis, je retracerai le processus qui a abouti, ces dernières années, à une telle conception des disciplines philosophiques. Au cours de l’exposé, j’évoquerai l’influence de la politique de l’éducation menée par les différents gouvernements (socialiste et conservateur) qui se sont succédé en Espagne depuis 1982.

 

Le cadre réglementaire de l’enseignement de la philosophie

Pour comprendre l’articulation de l’enseignement de la philosophie en Espagne, il est nécessaire de commencer par exposer brièvement à quels niveaux scolaires il intervient et dans quel cadre il s’exerce à chaque palier.

Aujourd’hui, le système scolaire se répartit sur trois grands niveaux : primaire, secondaire et supérieur. La philosophie s’enseigne dans le secondaire qui se divise à son tour en deux tranches : l’enseignement secondaire obligatoire (quatre années de 12 à 16 ans) et l’enseignement postobligatoire comprenant deux années de « baccalauréat » (Bachillerato) de 16 à 18 ans ou bien des cycles de formation professionnelle de niveau II et III.

L’enseignement de la philosophie se compose de trois matières : Éthique, Philosophie 1 et 2. Toutes sont obligatoires et se répartissent de la façon suivante : deux heures hebdomadaires d’éthique la quatrième année de l’enseignement secondaire obligatoire, s’adressant à des élèves de 16 ans. La Philosophie 1 (introduction à la philosophie) est dispensée à raison de trois heures hebdomadaires à tous les élèves de la première année de baccalauréat et la Philosophie 2 (histoire de la philosophie et des sciences) l’est en seconde année avec le même nombre d’heures.

L’idée qui préside à tout le cursus des enseignements philosophiques est qu’il s’agit d’un cycle d’éducation philosophique commençant par l’étude des notions de base de philosophie morale. Comme il s’agit d’une composante essentielle de la formation civique de tous les élèves, cette discipline s’enseigne au niveau de l’enseignement obligatoire. En outre, à la fois par son caractère propédeutique et sa relation à la conduite de la vie, elle semble davantage reliée au contexte de vie des adolescents d’autant qu’elle sert en même temps d’introduction à certains problèmes de philosophie morale et politique qui seront traités ultérieurement dans le cours de Philosophie 1.

L’articulation des programmes de Philosophie 1 et 2 est quelque peu plus délicate. L’année de Philosophie 1 a pour but, par l’étude des thèmes ou des problèmes philosophiques, d’initier l’élève au processus de problématisation et de recherche de solutions rationnelles (il s’agit d’enseigner à philosopher), tandis qu’en revanche en Philosophie 2, le programme est historique et s’appuie sur l’axe chronologique des étapes et des courants les plus importants de l’histoire de la philosophie (il s’agit alors d’enseigner la philosophie). Toutefois, il faut signaler que les deux perspectives ne sont pas antagoniques : l’objectif essentiel de l’enseignement de la philosophie, objectif assumé par tous les professeurs, est que les élèves apprennent à philosopher sur la base de connaissances en philosophie et que les auteurs soient un appui et une aide pour qu’ils exercent leur propre pensée.

En ce sens on peut dire que les matériaux didactiques qu’ont élaborés, ces dernières années, différents groupes de philosophie dans toute l’Espagne, sont conçus comme un unique cycle progressif où les problèmes philosophiques sont considérés à partir des deux perspectives : une perspective synchronique en première année et une autre diachronique dans la dernière année du baccalauréat. Selon ce point de vue, les problèmes et les éléments de philosophie enseignés et appris en Philosophie 1 font l’objet d’une relecture sous forme d’histoire de la philosophie en Philosophie 2. Cela dit, il faut être conscient que durant les deux années, il s’agit d’un enseignement sélectif et fragmentaire de la philosophie étant donné qu’il n’est pas possible d’aborder tous les thèmes ni tous les auteurs importants de l’histoire de la philosophie occidentale.

Un autre élément caractéristique du système espagnol est que le cycle d’éducation philosophique se compose de trois éléments : les contenus cognitifs, les contenus méthodologiques et ceux liés à des aptitudes. C’est-à-dire que l’enseignement de la philosophie n’est pas conçu seulement comme une instruction, l’enseignement de contenus conceptuels, mais aussi comme un processus éducatif global. Il est important de signaler que l’introduction de nouveaux éléments comme les méthodes et les aptitudes a facilité la prise de conscience par les professeurs de philosophie, comme ceux des autres matières, des finalités éducatives et sociales de l’enseignement de la philosophie. Le fait que les professeurs de philosophie soient pleinement conscients d’être avant tout des éducateurs au moyen de la philosophie et non des personnes spécialisés dans la recherche, est dû, dans une large mesure, à l’inclusion de méthodes et d’aptitudes dans les programmes de philosophie.

L’articulation interne entre les programmes de Philosophie 1 et de Philosophie 2 est cependant problématique car tout l’ensemble du corps professoral n’est pas conscient de cette articulation et tous les matériaux pédagogiques élaborés et présents sur le marché de l’édition n’ont pas su mettre correctement en relation les deux programmes.

Bien que je n’aie pas l’intention de reproduire ici l’ensemble des contenus des enseignements philosophiques du système scolaire espagnol, je voudrais présenter les rubriques fondamentales des trois matières : l’Éthique, Philosophie 1 et Philosophie 2. Je me référerai pour cela au Décret Royal (Bulletin officiel du 16 janvier 2001), applicable à toute l’Espagne dans la mesure où il fait référence à une norme élémentaire fixant les contenus minimums communs à tout le territoire espagnol, car il faut savoir que le système éducatif espagnol est en fait géré par les différentes Communautés autonomes.

Dans la mention Éthique (quatrième année de l’enseignement obligatoire) on prescrit une introduction où s’explique la fonction sociale et éducative de cette matière. Ensuite sont définis les objectifs de cet enseignement. Quant aux contenus de programme ils sont divisés en quatre sections : les problèmes moraux de notre temps ; la démocratie comme cadre des projets éthiques contemporains ; la rationalité et la structure de la vie morale et, enfin, les théories éthiques. Chacune de ces quatre sections comprend trois unités didactiques, ce qui fait que l’ensemble du cours se compose de douze unités didactiques qui doivent se dérouler tout au long de l’année. En dernier lieu, une section décrit les critères d’évaluation et sert de guide pour l’appréciation et l’évaluation des élèves.

En ce qui concerne la Philosophie 1, on retrouve les mêmes sections que pour l’Éthique, c’est-à-dire une introduction, quelques objectifs, des contenus de connaissance et des critères d’évaluation. Les contenus spécifiques se répartissent selon diverses rubriques regroupant des thèmes et des problèmes philosophiques : le savoir philosophique (une unité didactique) ; la réalité (trois unités), l’être humain (trois unités), l’action humaine (trois unités) et, finalement, la société (trois unités aussi). Au total ce programme est constitué de 16 modules qui doivent être traités tout au long de l’année à raison de trois heures par semaine. Il est évident qu’il est très difficile d’achever un programme aussi dense et aussi vaste en si peu de temps. L’inspection de philosophie, consciente de cette difficulté, autorise les professeurs à sélectionner des thèmes en fonction de la cohérence des choix effectués et de leur adaptation didactique aux élèves.

Enfin, la Philosophie 2 (histoire de la philosophie et des sciences), dispensée lors de la dernière année du baccalauréat, est l’aboutissement du cycle d’éducation philosophique puisqu’il s’agit pour l’élève de transposer les thèmes philosophiques étudiés en Éthique et en Philosophie 1 à un niveau différent de problématisation et de solution. Il faut qu’il soit capable de confronter sa propre pratique de pensée philosophique avec les grands maîtres de la pensée occidentale qui ont réfléchi sur ces problèmes tout en vivant dans un autre contexte historique et existentiel.

La Philosophie 2 obéit à la même structure que les deux autres disciplines en ce qui concerne les grandes rubriques (introduction, objectifs, contenus et critères d’évaluation). Cependant, le fil conducteur du programme est évidemment l’axe chronologique ; on égrène ainsi les philosophies grecque, médiévale, la philosophie de la Renaissance, la philosophie moderne et contemporaine. L’ensemble est constitué de 18 modules dont chacun se réfère à un auteur important de l’histoire de la philosophie. La discussion sur l’inclusion de tel ou tel auteur dans le programme officiel est toujours d’actualité mais l’inspection de philosophie et la pratique enseignante permettent de sélectionner quelques auteurs en fonction des besoins de l’élève ou des orientations fixées par les autorités éducatives des Communautés autonomes. De toute façon, quel que soit le programme d’histoire de la philosophie, l’étude d’auteurs fondamentaux tels que Platon, Aristote, Descartes et Kant est indispensable puisqu’ils sont considérés comme des auteurs canoniques universels.

 

Formation et valeur du dispositif actuel

Le cadre légal actuellement en vigueur à propos des enseignements philosophiques résulte des réformes successives qu’a connues le système éducatif en Espagne depuis 1982. Tant l’université que l’enseignement primaire et secondaire ont fait l’objet de différentes politiques de l’éducation qui ont progressivement transformé le panorama législatif. En ce qui concerne les cycles du primaire et du secondaire, les changements politiques ont sérieusement affecté la stabilité du système éducatif, entraînant une certaine confusion et provoquant le découragement chez beaucoup de professeurs. C’est un fait qu’aujourd’hui, les enseignants aspirent à l’établissement d’un pacte d’État durable entre les partis politiques et les agents de la communauté éducative afin de constituer un système éducatif solide adapté à notre époque.

Le dispositif éducatif actuel est issu en grande partie de la conjonction de facteurs politiques et sociaux multiples. Dans les années 1990, les experts de l’éducation du Parti socialiste restaient sourds à la demande exprimée par les professeurs de philosophie que l’éthique soit incluse dans le programme de l’enseignement obligatoire. C’est au terme de plusieurs années de débat que le Ministère de l’Éducation a fini par l’intégrer comme matière commune dans la dernière année de l’école obligatoire. Durant plus de dix ans, l’éthique avait été considérée comme une discipline alternative au cours de religion et de morale catholique, option à caractère idéologique que seuls choisissaient les élèves catholiques ; en conséquence allaient en classe d’éthique les élèves qui ne souhaitaient pas suivre de cours de religion catholique. C’est en 1990 que s’est effectué le décrochage entre l’éthique et la religion et la morale catholique dans notre système éducatif et cela a constitué pour de nombreux secteurs progressistes une conquête importante.

L’époque des gouvernements socialistes, de 1982 à 1996, a connu une autre confrontation entre le Ministère de l’Éducation et les professeurs de philosophie. Je fais allusion à la perte par l’histoire de la philosophie du statut de matière obligatoire dans la dernière année du baccalauréat. Face à cette décision ministérielle, les professeurs de philosophie, rassemblés autour de la Société espagnole des professeurs de philosophie (Sepfi), ont mené une campagne dans les médias, auprès des partis politiques et des universités, pour faire prendre conscience que l’étude de l’histoire de la philosophie a une valeur formatrice pour tous les élèves et que, par conséquent, elle devrait demeurer obligatoire dans toutes les filières. Cette campagne médiatique et politique a été très intense durant les années 1993, 1994 et 1995.

Le résultat de cette lutte en faveur de l’éducation philosophique ne s’est manifesté qu’en 2001. Dans la réforme présentée par le gouvernement du Parti populaire actuellement au pouvoir en Espagne, la Philosophie 2 (histoire de la philosophie) apparaît dans le tronc commun obligatoire de la dernière année de baccalauréat, donc pour tous les élèves et dans toute l’Espagne. Le problème auquel nous faisons face maintenant est la viabilité réelle de notre enseignement dans la mesure où une matière aussi complexe et aussi dense au plan conceptuel que l’histoire de la philosophie ne peut pas s’enseigner correctement à raison de trois heures par semaine.

 

Perspectives

Quelles conclusions peut tirer un observateur ou un lecteur extérieur de cette brève analyse de la formation philosophique en Espagne ? Avons-nous des raisons d’être optimistes face à l’avenir ?

Je tiens d’abord à dire que je considère comme un acquis important que le cycle d’enseignement de la philosophie couvre dans notre pays trois années distinctes avec un programme différent à chaque niveau. Devant le défi du multiculturalisme, il me paraît tout à fait positif que l’éthique soit située la dernière année de l’enseignement secondaire obligatoire, à condition de lui garantir un horaire hebdomadaire minimum de deux heures.

Quant à Philosophie 1 et 2, bien que l’ampleur des programmes les rendent peu réalistes, on peut cependant avoir comme objectif de mieux articuler les problèmes et les auteurs majeurs de la philosophie occidentale au moyen d’une méthodologie didactique adaptée. Cette méthodologie doit aider les élèves à reconstruire les arguments et les styles de penser philosophique que l’on trouve dans les grandes écoles du passé afin qu’ils soient davantage en mesure de penser correctement le présent. En aucun cas ces enseignements ne doivent se réduire à la simple récitation d’arguments et d’auteurs mais pas plus à une simple vulgarisation des lieux communs véhiculés par les médias ou les agents sociaux.

Étant donné qu’en Espagne l’enseignement de la philosophie ne possède pas une tradition épistémologique et didactique bien définie, historiciste ou problématisante, les professeurs de philosophie espagnols doivent intégrer, dans un parcours progressif et échelonné, la philosophie morale, les problèmes philosophiques fondamentaux et la connaissance directe des textes les plus significatifs des auteurs qui ont réfléchi à ces questions. En matière de méthode didactique il n’y a pas de recettes universelles, mais, m’appuyant sur une expérience d’enseignement de nombreuses années, j’ose affirmer que le plus important dans les classes de philosophie n’est pas la leçon magistrale mais de parvenir à ce que les élèves pratiquent réellement la philosophie comme activité réflexive et critique. Si on ne tient pas compte de cette finalité, un bon programme ou un excellent livre de philosophie ne seront d’aucune utilité.