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Le cours de philo et les savoirs

Ce texte reprend pour l’essentiel l’allocution d’ouverture du 4ème Colloque de l’ACIREPh : Les connaissances et la pensée, quelle place faire aux savoirs dans l’enseignement de la philosophie ?

jeudi 2 janvier 2003, par Serge Cospérec

Par SERGE COSPÉREC

Enseigner la philosophie est un métier passionnant et difficile. Je suis heureux que notre association, dans la continuité de ses précédents Colloques, nous permette à nouveau de débattre et de travailler sur des questions qui sont d’abord des questions de métier. Votre présence nombreuse témoigne de notre passion commune et de la justesse de notre projet : créer des lieux où les enseignants de philosophie puissent se rencontrer pour échanger leurs réflexions sur le métier, confronter leur expérience et leurs pratiques.

La question qui va nous occuper est celle de la place des savoirs dans l’enseignement de la philosophie. Un bon philosophe soulignerait immédiatement qu’on ne peut en discuter sans parler préalablement de la philosophie elle-même, des rapports complexes et ambivalents qu’elle entretient avec les savoirs. Cette préoccupation ne sera pas absente de nos réflexions, mais je n’en ferai pas un préalable : d’abord parce que le problème des rapports de la philosophie aux savoirs a lui-même une histoire, qu’il ne s’est pas toujours posé de la même façon ; ensuite, parce que prétendre assigner d’emblée la position exacte de la philosophie par rapport aux savoirs, c’est présupposer que la philosophie est un tout homogène, prendre une option forte et privilégiée sur l’identité de la philosophie ; enfin, parce que c’est, d’une certaine manière, résoudre le problème avant même de l’avoir examiné. Il est plus juste et plus fécond, je crois, de considérer que la tradition n’est pas monolithique et que cette question doit rester ouverte, au moins provisoirement.

C’est pourquoi notre Colloque partira, comme les précédents, des questions que nous nous posons en tant que professeurs de philosophie. Je voudrais à présent indiquer quelques-unes de ces questions qui sont autant de difficultés du métier.

I. QUELQUES QUESTIONS

L’interrogation porte d’abord sur la place des savoirs extérieurs à la philosophie, sur le rapport de la philosophie à ce qui n’est pas elle. Chaque professeur de philosophie est conduit, à un moment ou à un autre de l’année, à solliciter des savoirs positifs de mathématique, de physique ou de biologie, d’histoire ou d’économie, de psychologie, de linguistique ou de sociologie, etc., et cela, soit illustrer une analyse ou la soutenir, soit pour aider à la compréhension d’un problème, pour en éclairer le sens, la portée ou les enjeux.

Mais quel statut accorder à ces connaissances dans le cours de philosophie ? Faut-il y voir une matière simplement étrangère dont un cours de philosophie pourrait à la rigueur se passer ? Ou, au contraire, ce dont la philosophie et un cours de philosophie doivent nécessairement se nourrir ? Est-ce au professeur de philosophie d’apporter ces éléments ou est-ce extérieur à son enseignement ? Et est-ce vraiment nécessaire pour la formation philosophique des élèves ? Par exemple, une réflexion philosophique sur l’art doit-elle et peut-elle se faire uniquement à partir des textes philosophiques ou faut-il apporter aux élèves des éléments d’histoire de l’art et de théorie esthétique ? Peut-on traiter du droit en s’en tenant aux textes classiques ou faut-il introduire des connaissances juridiques et s’appuyer sur une connaissance historique élémentaire de l’évolution du droit positif ? Ou encore, a-t-on besoin pour aborder le problème de l’inconscient d’exposer des rudiments de psychanalyse ou les élèves peuvent-ils réfléchir sans aucune information particulière à ce sujet ? Bref, comment faisons-nous ?

C’est ensuite la question des savoirs internes à la philosophie, des connaissances produites en philosophie, la question du rapport de philosophie à elle-même, à son histoire et à sa propre positivité. Là encore, quelle place accorder aux connaissances ? Faut-il, par exemple, devant un problème classique, instruire les élèves des grandes doctrines, de l’éventail des grandes positions philosophiques et de leurs argumentations fondatrices ? Faut-il mettre en place des repères doctrinaux et conceptuels ? Ou versera-t-on inévitablement de cette manière dans la doxographie ? L’opposition entre histoire de la philosophie et philosophie des problèmes est-elle vraiment fondée ? De quoi les élèves ont-ils besoin pour saisir véritablement l’enjeu d’un problème et aller au-delà de la simple opinion ? Peuvent-ils y arriver sans être instruits des grandes options philosophiques possibles ? Ou cette connaissance peut-elle faire obstacle à leur propre réflexion ?

Cette question conduit également à interroger le rapport de l’enseignement de philosophie aux savoirs de son temps et à son époque:un professeur de philosophie doit-il tenir compte des données les plus récentes de l’évolution des savoirs ? Le faut-il pour penser et “ dire le présent ” ? Faut-il être nécessairement informé des dernières données de l’éthologie pour parler de l’homme ? de celles des neurosciences pour philosopher sur l’esprit ? ou se tenir au courant des dernières études sur la communication animale pour parler du langage ? Pour aborder la religion, faut-il connaître les dernières leçons de la psychologie et de la sociologie sur les formes contemporaines de la croyance religieuse ?

La question est ardue car s’il se coupe des savoirs de son temps, l’enseignement de philosophie ne risque-t-il pas de verser dans une phraséologie vide de tout contenu ? Ne se prive-t-il pas aussi de l’occasion de renouveler son approche des problèmes classiques et de susciter l’intérêt des élèves en articulant la réflexion à des questionnements contemporains ? Mais, est-ce vraiment possible ? Le professeur devra-t-il courir après tous les savoirs ? En aura-t-il seulement la capacité ? Et ne risque-t-il pas de compliquer inutilement les choses à vouloir intégrer dans un enseignement, qui doit rester élémentaire, les dernières avancées de la recherche ?

C’est enfin la question des savoirs que les élèves possèdent déjà,de ce qu’ils ont appris dans les autres disciplines. Nous la rencontrons souvent négativement lorsque nous buttons sur les lacunes de leur culture littéraire ou scientifique. Si nous savons trop bien ce qu’ils ne savent pas - et que nous aimerions pourtant qu’ils sachent - que savons-nous vraiment de ce qu’ils apprennent et font dans les autres disciplines ? Sollicitons-nous suffisamment les savoirs qu’ils ont effectivement étudiés ? Est-ce que nous nous appuyons, par exemple, sur les éléments de théorie de l’argumentation étudiés en français dans les classes de première (les distinctions conceptuelles entre persuader, convaincre, délibérer, ou la typologie des raisonnements, déductif, inductif, analogique, etc.) ? Sollicitons-nous les chapitres relatifs à l’évolution et à la place de l’homme dans le règne animal, des nouveaux programmes des Sciences et Vie de la Terre des Terminales Scientifiques qui conduisent nos collègues de biologie à venir sur le terrain philosophique lorsqu’ils abordent sous l’angle anthropologique la question de l’activité technique et du langage ? En Terminales littéraires, exploitons les possibilités de travail interdisciplinaires offertes parles programmes de Lettres, celles offertes par l’étude cette année de Si c’est un homme de Primo Lévi, d’une tragédie de Sophocle (Œdipe ou Antigone, le plus souvent) et du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot ?

Toutes ces questions renvoient à des difficultés qui sont au cœur du métier, elles obligent à une réflexion sur les contenus et les pratiques de notre enseignement, à une réflexion pédagogique et didactique. Celle-ci est malheureusement régulièrement occulté par la focalisation des débats dans notre profession sur la seule question des programmes. Mais puisque l’occasion nous est donnée aujourd’hui d’y revenir et d’en débattre de façon ouverte, je voudrais pour éclairer ces difficultés, et peut-être aider à mieux les comprendre, revenir un peu en arrière, sur l’histoire de notre discipline et sur la crise du modèle qui a si longtemps défini – au moins institutionnellement - l’enseignement de philosophie.

II. PARADOXES ET ANTINOMIES

La philosophie comme couronnement des savoirs

Dans la tradition française, l’enseignement de philosophie a été institué et défini comme le couronnement des études secondaires ; le cours de philosophie étant le lieu où le savoir se réfléchit, s’unifie, se totalise.

C’est un héritage ancien puisque le projet de faire la synthèse des savoirs, d’en opérer la réflexion, définit explicitement l’enseignement de la philosophie depuis le discours de Paul Janet [1] en 1890. Il se retrouve dans le texte réglementaire qui norme aujourd’hui encore l’enseignement de philosophie, la circulaire d’Anatole de Monzie ; elle indique en effet que l’enseignement de philosophie doit permettre “ aux jeunes gens de mieux saisir, (…) la portée et la valeur des études mêmes, scientifiques et littéraires, (…) et d’en opérer en quelque sorte la synthèse ” [2]

Si, dès les années 50 le modèle du couronnement a été discuté, c’est dans les années 60 et 70 qu’il a été le plus vivement attaqué, de nombreux philosophes dénonçant la prétention exorbitante de la philosophie à surplomber les autressavoirs, à vouloir en délivrer le sens et à y légiférer de sa propre autorité. La critique de cette “ posture hégémonique ” se retrouve chez des auteurs aussi divers que Foucault, Deleuze, Derrida ou Lecourt. C’est l’un des enjeux des réformes successives des programmes, celles de 1960, 1969 et de 1973, beaucoup de professeurs de philosophie espérant un renouvellement de l’enseignement de philosophie par son ouverture à une certaine positivité, une ouverture à sa propre histoire, aux “ sciences humaines ”(psychologie, linguistique, sociologie, anthropologie) et à l’épistémologie (philosophie des mathématiques, des sciences physiques ou du vivant, des sciences sociales, etc.).

Il ne s’agit pas de revenir sur les débats de l’époque. Mais je crois que nombre des difficultés sur la place des savoirs dans l’enseignement de philosophie sont en rapport avec la survie de ce modèle malgré les signes évidents de son épuisement. En effet, d’un côté, l’épuisement est bien consommé : l’évolution du savoir est telle quel’essentiel de son contenu s’élabore aujourd’hui hors de la philosophie ; les procédés de validation des énoncés scientifiques (dans les sciences exactes ou de la nature comme dans les sciences humaines) échappent à son autorité, et il est vrai que, sous ce rapport, la philosophie n’est guère plus fondatrice ou législatrice. Mais de l’autre côté, le modèle survit dans la conception de l’enseignement, ses instructions et ses programmes au caractère délibérément encyclopédique ; il survit à travers l’idée que le professeur de philosophie serait compétent pour intervenir sur tout et dans tous les domaines, dans l’idée qu’un bon cours de philosophie embrasse la totalité de l’expérience humaine. Cela ne va pas sans difficulté pour les professeurs, confrontés à un véritable dilemme, car si chacun comprend l’intérêt et la richesse d’un enseignement qui permet de parler de tout, si chacun peut souhaiter conserver cette “ liberté ”, chacun en connaît aussi les limites, les difficultés et les écueils. J’en évoquerai quelques-uns.

Un paradoxe institutionnel

La définition traditionnelle de notre enseignement, on l’a vu, fait du professeur de philosophie le gardien des savoirs. Et de fait, les philosophes manifestent souvent plus fortement que les autres leur inquiétude quant au devenir des savoirs dans l’École. Ainsi, à chaque rentrée scolaire (et à celle-ci tout particulièrement), parmi les innombrables livres consacrés à l’enseignement, on en trouve toujours un certain nombre écrits par des professeurs de philosophie inquiets du devenir des savoirs dans l’École “ d’aujourd’hui ”, celle de la “ massification ”. Ces professeurs se demandent comment le savoir peut bien avoir résisté à tout cela : à la réforme, à la pédagogie, à la démocratisation. Leur inquiétude s’accompagne du soupçon que les élèves en savent moins qu’autrefois, et qu’au fond c’est bien cela et uniquement cela qui rend si difficile aujourd’hui l’enseignement de la philosophie.

Cette inquiétude est loin d’être infondée. Mais il y a un paradoxe qu’on relève moins : c’est, qu’en philosophie, la situation est telle qu’on ne peut rien dire, actuellement, généralement et objectivement parlant, des savoirs ou des connaissances qui sont enseignés au titre de la philosophie dans les lycées. De sorte que cette question que les philosophes adressent régulièrement et légitimement à l’École “ mais qu’apprennent les élèves ? ”, l’École serait tout aussi légitimement fondée à la leur renvoyer : “ et en philosophie, qu’apprennent-ils au juste ? ”. Au bout d’un an de philosophie, qu’est-ce que les élèves sont censés connaître et maîtriser exactement ? Quels sont les éléments identifiables de la culture philosophique élémentaire à laquelle ils doivent tous, en principe, avoir eu accès ? Que reste-t-il d’un an de philosophie une fois le baccalauréat passé ?

L’antinomie supposée de la réflexion et des connaissances

Cependant ce paradoxe fait l’objet d’une dénégation : pourquoi ne peut-on indiquer les “ savoirs ” ou “ les connaissances ” requises et étudiées en philosophie ? C’est que, dit-on, la philosophie n’est pas une discipline comme les autres,c’est une discipline de réflexion et non de transmission (de savoirs), elle apprend à penser et non pas des pensées. On illustre généralement le propos en s’appuyant sur l’une de ces fameuse formules consensuelles, constitutives des évidences non débattues de la profession, la formule tirée de Kant selon laquelle on ne pourrait apprendre la philosophie mais seulement apprendre à philosopher.

Je ne discuterais pas de savoir si, chez Kant lui-même, la formule a le sens qu’on lui prête ordinairement, bien que j’en doute, ni par conséquent de savoir ce qu’il faut penser de la “ réponse ” – tout aussi connue – de Hegel ironisant sur ce qu’il appelle “ le misérable prurit de la pédagogie moderne ” qui voudrait qu’on puisse apprendre à philosopher sans rien apprendre [3] - comme quoi l’accusation de pédagogisme pourrait être facilement retournée, le pédagogisme n’étant pas nécessairement là où on croit - et notamment sans rien savoir de l’histoire de la philosophie et des doctrines philosophiques.

Si la formule connaît un certain succès, au point d’être la quasi vulgate de l’enseignement de philosophie en lycée, c’est qu’elle a d’abord une fonction de défense. Nombre de professeurs craignent qu’en déterminant les savoirs exigibles des élèves – y compris dans les programmes - on dénature l’enseignement de philosophie en exigeant seulement des élèves une récitation de connaissances. 

Personnellement, je n’ai jamais rencontré un professeur de philosophie souhaitant une détermination plus précise des connaissances exigées des élèves qui soutînt pareille idée. Mais la crainte est bien réelle. Les professeurs ne veulent pas qu’on revienne à l’époque où, paraît-il, il suffisait d’apprendre par cœur un manuel (le Cuvillier ou le Vergez–Huisman). C’est ce qui permet de comprendre cette insistance : l’enseignement de la philosophie est un enseignement de réflexion et non pas de connaissances.

Sublimité de la réflexion, indigence des copies

à force de durcir cette opposition entre la réflexion et les savoirs au point d’en faire une antinomie, on aboutit à un autre paradoxe, tout aussi connu. Sur le plan des principes, on affirme une conception très ambitieuse de l’enseignement de philosophie et de ce qu’on attend des élèves puisque ceux-ci doivent par la seule force du “ penser par soi-même ” être capables de traiter n’importe quelle question philosophique, de préférence inédite pour éviter le psittacisme. Mais dans les faits, chacun constate le vide, l’inconsistance philosophique de la majorité des copies de ces mêmes élèves, faute, il faut bien le dire, d’un minimum de connaissances.

Ainsi, à considérer les élèves comme des petits philosophes, capables de traiter en 4 heures de manière originale, et sans connaissances particulières, une question qu’ils ne doivent surtout pas avoir préalablement étudiée, on finit par ne plus trouver trace de philosophie dans leurs travaux ; pire, on s’y résigne puisqu’il paraît impossible de faire autrement, la hantise de la récitation empêchant d’envisager quelque forme d’apprentissage que ce soit pour remédier au défaut de connaissances. 

C’est d’autant plus paradoxal qu’aucun d’entre nous ne conteste sérieusement la nécessité d’appuyer la réflexion philosophique sur de solides connaissances ; seulement il ne faut pas dire lesquelles sous peine de dénaturer l’enseignement de philosophie en encourageant un simple “ bachotage ”. [4]

Mais, si toute connaissance menace la réflexion, comment s’attaquer à la racine du mal : l’indigence des copies et de la réflexion ordinaire des élèves ? Et si le bachotage annule l’interrogation philosophique, un bavardage trop facilement attribué à une réflexion personnelle ne l’ignore-t-il pas tout autant ?

Comment surmonter ces contradictions ? Et, d’abord, comment faisons-nous pendant l’année ? Exigeons-nous des élèves qu’ils apprennent certaines choses ? Exigeons-nous qu’ils traitent d’une question à partir du cours, en se documentant ? Ou bien leur recommandons-nous de s’en remettre à la seule puissance de leur entendement analytique ? Si on veut que le bavardage cède la place à une réflexion substantielle ne faut-il pas instruire nos élèves, leur transmettre des connaissances et en vérifier l’acquisition ?

Question philosophique et question de cours

La réticence à prendre en compte positivement les savoirs dans notre enseignement se fonde sur une autre antinomie bien connue : celle de la question philosophique et de la question de cours.Le discours sur la spécificité de la philosophie “ qui-n’est-pas-une-discipline-comme-les-autres ” - et son corrélat pédagogique, une discipline “ qu’on-ne-peut-apprendre-comme-une-autre ” – se retrouve à propos des exercices scolaires. L’idée qu’on puisse évaluer les élèves sur des savoirs se heurte à l’objection suivante : en exigeant de l’élève qu’il sache certaines choses, on favoriserait la restitution passive, morne et ennuyeuse de pensées mortes au lieu de former un esprit actif, créatif et critique. Et on ajoute pour faire bonne mesure qu’il n’existe pas en philosophie de vérité absolues qu’il suffirait de répéter pour savoir.

Mais, encore une fois, ne s’agit-il pas d’un malentendu et d’une antinomie artificielle fondée sur de pseudo-évidences ? Qui a jamais parlé en effet d’apprendre des “ vérités absolues ” ? Pourquoi le rapport au savoir serait-il nécessairement dogmatique ? Quelle idée se fait-on des savoirs eux-mêmes quand on postule que leur assimilation ne peut se faire que sur un mode passif et non critique ? Est-on assuré qu’on est d’autant plus créatif ou critique en philosophie qu’on est ignorant ?

Ou alors, qu’entend-on au juste par “ question de cours ” ? Toute interrogation, sollicitant de la part des élèves qu’ils mobilisent des savoirs précis et déterminés, est-elle par nature antiphilosophique ? Précisons : être capable de reproduire et d’utiliser à bon escient des concepts et des distinctions qu’on n’a pas nécessairement inventés soi-même, être capable de reconnaître des problèmes et des idées qu’on a déjà rencontrés auparavant, est-ce seulement réciter ? N’est-ce pas déjà penser, et même penser philosophiquement ?

Allons plus loin : faut-il faire en philosophie de simples interrogations de connaissance ? Demander par exemple aux élèves de savoir définir des concepts, de savoir caractériser brièvement une doctrine ou une thèse et d’énoncer ses principaux arguments. On objecte alors que ce n’est pas “ philosophique ” car réfléchir n’est pas restituer. Seulement à force de se demander si tel ou tel exercice est - dans l’absolu– “ philosophique ” , est-ce qu’on n’oublie pas qu’il s’agit d’une situation scolaire où il s’agit d’apprécier les contenus et les pratiques de cours du point de vue de la formation des élèves, de ce qui peut leur être utile pour progresser et parvenir à une meilleure maîtrise de la pensée ? Veiller à l’acquisition de connaissances précises et déterminées n’est-ce pas indispensable à la formation ? Et si les interrogations ont en elles-mêmes une valeur formatrice (parce qu’elles obligent les élèves à acquérir des connaissances précises) alors ne doivent-elles compter au même titre que les autres exercices dans l’évaluation des élèves ? Là encore, c’est bien la place des savoirs dans l’enseignement de philosophie qui est en jeu.

Mais comme il est très difficile de se faire entendre dès qu’on évoque l’idée qu’il n’est pas antiphilosophique de demander à un élève d’utiliser intelligemment des connaissances et des modes de raisonnement scolairement assimilés, je le redis nettement : personne n’a jamais dit que l’enseignement de la philosophie avait pour but unique et premier de transmettre des connaissances et qu’il devrait se borner à en vérifier l’acquisition par des Q.C.M ! Le problème est plus sérieux, il concerne les élèves : combien de temps encore, va-t-on les laisser croire que pour philosopher il faut et il suffit de “ penser par soi-même ” et qu’ainsi, moins on en saurait en philosophie, mieux cela vaudrait ? [5]

III. ENSEIGNER UNE PHILOSOPHIE VIVANTE

La volonté de ce Colloque est aussi née d’une inquiétude devant une certaine évolution de notre discipline : l’enseignement de philosophie paraît s’être engagé dans un mouvement de repli sur lui-même et les objets de sa seule tradition, mouvement inquiétant de sclérose qui le coupe des savoirs et de la philosophie vivante.

La tentation du repli identitaire devant les difficultés

La crise du modèle du couronnement et l’incapacité à déterminer la place que pourrait occuper la référence aux savoirs dans notre enseignement ont conduit à un discours qui entend régler de façon radicale le problème. Ce discours, présenté comme la norme de notre enseignement, affirme que pour traiter une question en philosophie on n’a besoin de rien d’autre que de philosophie, en comprenant derrière cette apparente tautologie : d’aucune autre connaissances que celles qu’on peut trouver dans les grandes œuvres de la tradition “ authentiquement philosophique ”. On prétend pouvoir déterminer avec certitude la ligne de partage “ l’authentiquement philosophique ” et le “ non philosophique ”. Il n’y a plus désormais à se soucier des savoirs positifs puisque la philosophie suffit à philosopher ; le rapport de la philosophie à ce qui n’est pas elle est radicalement réglé : on n’en parle plus.

Il y a plusieurs indices forts de ce mouvement de repli. Si l’on regarde l’évolution des manuels et des anthologies, des années 50 à aujourd’hui, on s’aperçoit de la disparition progressive de la plupart des textes ou documents “ non philosophiques ” ; à de rares exceptions près, on ne trouve plus des textes de mathématicien, d’artistes, d’anthropologues, des documents historiques, juridiques, scientifiques. Un autre indice de ce repli serait la part de plus en plus réduite réservée aux sciences humaines et à l’épistémologie aussi bien dans les divers projets de réforme des programmes, depuis 10 ans, que dans les sujets du baccalauréat. Si on considère la part accordée à la psychologie, à la sociologie, à l’ethnologie, à la philosophie des sciences dans le cours de philosophie durant les années 60 et 70 (comme dans les manuels et au baccalauréat), le contraste est ici saisissant. Les annales du baccalauréat de 1973 donnent à réfléchir : on y trouve des textes de De Broglie sur la science, de Marrou sur l’Histoire, de Madinier sur la morale,de Burloud sur la psychologie, mais aussi de Weber, de Claude-Bernard, de Lévi-Strauss, de Camus, de Russell et de Mill, des textes de Simondon, de Lacroix, de Keynes, de Tocqueville, d’Engels, de Gaston Berger, de Gusdorf, de Ricoeur et d’Aron !

Que s’est-il passé en 30 ans pour que l’enseignement de la philosophie donne aujourd’hui l’impression d’un tel rétrécissement de son horizon, d’une telle clôture sur lui-même ?

Sans prétendre analyser les causes certainement complexes de cette évolution, je soumets à la discussion deux hypothèses. 

L’aporie de la compétence

La première raison de cette évolution est sûrement à chercher dans l’une des difficultés déjà mentionnées : contrainte à la modestie par des savoirs positifs toujours plus conquérants, ne pouvant plus prétendre embrasser ni maîtriser l’ensemble des savoirs, la philosophie se serait repliée sur son pré carré. Car, en effet, comment parler de ce qu’on ignore ?

Jean Toussaint-Desanti, usant d’une forte formule, expliquait que face aux savoirs la philosophie n’a guère le choix : “ ou bien se taire sur une science, ou bien en parler de l’intérieur, c’est-à-dire en la pratiquant ”. [6] Il défendait l’idée que seule une épistémologie “ de l’intérieur ” était capable de rendre la parole à une philosophie qui, sans cela, ne pourrait être que bavarde ou silencieuse. On comprend bien le souci exprimé : qu’on ne se contente pas de parler des savoirs d’un point de vue complètement extérieur, peu informé, ou pire, en s’appuyant sur des contenus de connaissance largement périmés ; bref, le souci de ne pas céder à la facilité d’une philosophie parlant de tout sans rigueur. [7]

Seulement, on peut tout même s’interroger sur une telle injonction car si le professeur de philosophie ne devait aborder que les champs des savoirs qu’il maîtrise et pratique lui-même, un enseignement de philosophie serait-il encore possible ? [8] Mais, et sans prétendre rivaliser avec les spécialistes, est-on assuré que la formation des professeurs de philosophie est à la hauteur des prétentions généralistes de leur enseignement ?

Une volonté délibérée de clôture ?

La deuxième raison possible de ce repli est peut-être à rechercher dans une volonté délibérée de clôture au nom d’une conception revendiquée de “ l’authentiquement philosophique ” qui tente de s’imposer - malgré toutes les dénégations et les proclamations officielle en faveur de la liberté du professeur – comme définition de la philosophie et norme de son enseignement. Selon cette conception la philosophie a en elle-même et son objet et sa fin, rien d’extérieur ou “ d’étranger ” ne doit altérer sa pureté. Le bon cours de philosophie ne s’alimente qu’aux œuvres de la tradition exclusivement et“ authentiquement philosophique ”(on refuse tout débat sur la légitimité et la pertinence d’un tel partage). Au nom de l’“ authentiquement philosophique ” on rejette de l’enseignement comme non-philosophique tous les documents et textes extra-philosophiques, ou ceux dont la pureté philosophique est mal attestée. Et c’est encore au nom de l’“ authentiquement philosophique ” qu’on se demande si un professeur qui entend faire de la philosophie à partir d’un texte littéraire ou scientifique, d’une œuvre de théâtre ou cinématographique, etc., est vraiment un bon professeur, un authentique professeur de philosophie.

Refuser la clôture et enseigner une philosophie vivante

Dans notre Manifeste Pour l’enseignement de la Philosophie, nous nous étions inquiétés de ce mouvement de repli qui risque de laisser l’enseignement de la philosophie sans perspective, de le couper des sources de la pensée vive, au moment même où des sollicitations montent de toute part vers la philosophie. En effet, l’avancée des savoirs apporte un éclairage nouveau sur les questions traditionnelles, on se tourne vers les philosophes (et les élèves vers leurs professeurs) pour “ dire le présent ” et réfléchir aux questions nouvelles qu’il porte. 

Prenons quelques exemples : les neurosciences obligent à sortir du dilemme classique de “ l’inné et l’acquis ” ; la question des origines est reprise en astrophysique et biochimie ; éthologie et biologie obligent à reprendre la question du statut de l’animalité ; le génie génétique impose d’élucider des questions de déontologie et d’éthique ; les bouleversements du monde contemporain conduisent les sciences historiques, économiques et sociales à retravailler les concepts classiques d’individu, d’État, de communauté, de contrat, etc. à chaque fois la philosophie est sollicitée. 

Mais l’enseignement de philosophie saura-t-il répondre à ces attentes ? Le pourra-t-il s’il se replie sur lui-même ? 

L’enjeu, c’est bien d’enseigner une philosophie vivante, de montrer comment une formation philosophique est requise pour élucider les questions contemporaines les plus brûlantes. C’est une manière d’entretenir une relation vivante avec les auteurs de la tradition. Car on peut ainsi montrer que les philosophes ont élaboré et reçu en héritage un trésor d’argumentation, et que chacun d’entre nous peut utilement s’y reporter non pour “ répondre ” à ces questions mais s’il veut en prendre vraiment la mesure, remonter aux principes permettant de fonder telle ou telle position et avoir une vue claire de ses conséquences. 

Que l’enseignement de philosophie n’ait pas à démissionner devant les savoirs de son temps, qu’il puisse y trouver une stimulation nouvelle à penser, nous le verrons en pratiquant l’exercice. Nous avons en effet demandé à des chercheurs, Daniel Andler, pour les sciences cognitives, et Philippe Descola, pour l’anthropologie scientifique, de venir présenter leurs travaux et dialoguer avec nous. Nous les remercions d’avoir accepté. 

IV. SAVOIRS ET FORMATION DES PROFESSEURS

Parce que notre préoccupation première est celle de l’enseignement, il faut aussi dire quelques mots de la formation initiale et la formation continue des professeurs de philosophie. Cette formation, telle qu’elle est conçue, répond-elle vraiment aux besoins de notre enseignement ? Qu’en est-il des savoirs dans le cursus d’un futur professeur dans les concours de recrutement ?

Nous savons bien que, pour l’essentiel, la formation actuelle des enseignants est une formation d’histoire de la philosophie alors que l’enseignement dispensé en lycée est un enseignement de philosophie générale. Comment assurer le passage de l’un à l’autre , si outre la connaissance des grands textes philosophiques, la maîtrise des argumentations sous toutes leurs variantes, la formation ne s’ouvre pas davantage sur “ l’extérieur ” ? La formation universitaire ne renforce-t-elle pas les cloisonnements disciplinaires ? La formation d’un futur professeur de philosophie ne devrait-elle pas comprendre des connaissances élémentaires de sciences, par exemple de mathématique, de physique ou de biologie, mais aussi de droit et de sciences politiques, d’histoire de l’art et des religions ? etc. Où en est la réflexion à ce sujet et qu’en est-il des concours ?

Pour aborder cet aspect du problème, nous bénéficieront de l’expérience de Claudine Tiercelin, présidente du jury de l’agrégation de philosophie, qui a aimablement accepté de participer à nos travaux. Elle nous dira, du point d’observation privilégiée qui est le sien, ce qu’elle en pense, et de répondra à nos questions.

Pour finir, j’aimerais souligner l’importance du chemin que nous avons parcouru depuis 5 ans. Lorsque l’ACIREPh a été créée, la réflexion sur l’enseignement de la philosophie, ses finalités, ses contenus et ses pratiques avait pratiquement disparue des débats, le spectre du pédagogisme discréditait par avance toute réflexion pédagogique. Si la situation a un peu changé aujourd’hui, le mérite en revient largement à notre association et à ses adhérents. Non seulement nous avons empêché que ces questions ne se referment, mais nous les avons imposées dans les débats sur l’avenir de notre discipline. Et si nous y avons réussi, c’est par le sérieux de nos questionnements et de nos travaux qu’il est difficile d’ignorer aujourd’hui. Mais nous savons aussi que nous n’en sommes qu’au début de cette réflexion à laquelle, ce Colloque sur la place des savoirs dans l’enseignement de philosophie, apportera, je l’espère, une contribution utile et positive.

 


[1“ Que représente la philosophie dans le plan de nos études ? Elle représente le principe d’unité (…) Elle est le couronnement des études et elle est la synthèse des lettres et des sciences ” - Paul Janet, Instructions, programmes et règlements de l’enseignement secondaire.

[2Cette circulaire du 2 septembre 1925 est toujours en vigueur ; elle demeure le texte de référence concernant les finalités et la pédagogie de l’enseignement de philosophie dans les établissements secondaires.

[3“ Suivant la maladie moderne, particulièrement la pédagogie, on ne doit pas tant être instruit dans le contenu de la philosophie que l’on de doit apprendre à philosopher sans contenu (...)La philosophie doit nécessairement être enseignée et apprise, aussi bien que toute autre savoir. Le malheureux prurit qui incite à éduquer en vue de l’acte de penser par soi-même et de produire en propre, a rejeté dans l’ombre cette vérité ; - comme si, quand j’apprends ce que c’est que la substance, la cause, ou quoi que ce soit, -je ne pensais pas moi-même, comme si je ne produisais pas moi-même ces déterminations dans ma pensée, et si elles étaient jetées en celle-ci comme des pierres ! (…) Autant l’étude philosophique est en et pour soi une activité personnelle, tout autant est-elle un apprentissage, - l’apprentissage d’une science déjà existant, formée. Cette science est un trésor renfermant un contenu acquis, tout élaboré, façonné ; ce bien héréditaire existant doit être acquis par l’individu, c’est-à-dire être appris ”.(Hegel, Rapport à Niethammer, in Textes Pédagogiques, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1978)

[4Encore une fois ces débats ne datent pas d’hier, ainsi cette réflexion de Ferdinand Alquié (en 1954) “ est-il sage, dès lors, de décourager ceux qui traitent le “programme ”, ceux qui exigent qu’il soit connu, ceux qui proposent au baccalauréat des questions s’y référant avec précision, ceux qui préparent leurs élèves à y répondre, ceux qui s’indignent du manque de connaissance des candidats ? A ces façons classiques de faire son métier (…), est-il raisonnable d’opposer un idéal toujours plus haut, la volonté de ne boire qu’aux sources, le souci de toujours innover et rénover, et une liberté qu’on veut totale ? Il est facile de parler de bachotage et d’abêtissement. Mais il arrive que, pour éviter le bachotage, et la récitation des cours, on n’enseigne plus rien à ses élèves. Sans doute chacun de nous est-il plus ou moins sensible à l’un ou l’autre danger. Le plus menaçant me semble être, aujourd’hui, l’ignorance des grandes attitudes, des grandes conceptions philosophiques. Vouloir amener les élèves à juger sans s’y référer, c’est, à ce qu’il me semble, leur demander de voir et de choisir en pleine nuit. ”

[5Toujours Alquié, mais en 1951 : à la doctrine affirmant “ qu’il faut se méfier avant tout des questions de cours déguisées ” car “ elles conduisent les élèves à réciter machinalement ce qu’ils ont appris ”, Alquié objecte que dès qu’ils “ ne peuvent plus s’appuyer sur leur cours ou, plus exactement, sur la pensée des grands philosophes que tout cours bien fait a pour mission de transmettre, les candidats n’ont plus le choix qu’entre la banalité des lieux communs ou le jeu verbal des constructions illusoires ”.

Et il ajoute : “ je redoute peu, pour ma part, de voir les candidats réciter ce qu’ils ont appris : ce qui me désole, c’est bien plutôt qu’ils ne sachent rien. Et il me semble qu’en exposant correctement ce que Kant a dit de la bonne volonté, Hume de la causalité, ou Comte du rapport des savoirs et de la technique, on fait preuve de qualités d’esprit plus solides qu’en découvrant, en quatre heures, à une question nouvelles, une solution “ personnelle ”, dont l’originalité ne peut guère naître que de l’incohérence et de l’erreur ”.

[6Desanti, La philosophie silencieuse.

[7C’est déjà le reproche que Descartes adresse à la philosophie de son temps : “ la philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et se faire admirer des moins savants ”, Discours de la Méthode.

[8Cette aporie n’est pas nouvelle : sur le problème de l’impossible polymathie du philosophe, le texte apocryphe de Platon, Les Rivaux, et surtout l’analyse qu’en donne P. Aubenque (Le Problème de l’Être chez Aristote, pp. 268-275 ; cf par exemple : “Il faut choisir entre savoir ou savoir faire quelque chose et parler de tout, entre une science ou un art partiel et une universalité qui n’est acquise qu’au prix de la médiocrité (…) Mais si, à vouloir tout savoir, on ne sait rien, que faudra-t-il savoir pour être philosophe ? Si la philosophie n’est pas la science de toutes choses, que lui restera-t-il à connaître pour se distinguer des autres sciences ? ”).