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Inventer des démarches

Nicole GRATALOUP - article paru dans L’Université Syndicaliste, suppl. au n° 238 du 25 mai 1990, publication du SNES

vendredi 25 mai 1990, par Acireph, Serge Cospérec

Le rapport Derrida-Bouveresse sur l’enseignement de la philosophie comporte indéniablement des aspects positifs : l’affirmation du droit à la philosophie pour tous, la dénonciation des mauvaises conditions de travail des enseignants et des élèves, l’extension en amont à la classe de première et le principe d’une cohérence première/terminale/première année d’université, la nécessité d’un travail interdisciplinaire, enfin, la proposition d’« organiser systématiquement à l’intérieur du corps des professeurs de philosophie, une réflexion et des échanges sur la didactique de leur discipline ». Même si certaines des propositions sont discutables, ces axes de réflexion me paraissent justes, et suffisent pour faire de ce rapport une base de travail intéressante. Cependant, je voudrais y pointer deux contradictions, qui révèlent que le rapport n’engage pas une rupture suffisamment nette avec les pratiques actuelles de l’enseignement de la philosophie.
 

ÉCRIT : UN CONTOURNEMENT DES PROBLÈMES

La première contradiction se situe entre, d’une part, le principe affirmé dès le départ que « la philosophie doit intervenir comme constituant indispensable de toute formation intellectuelle cohérente, structurée et soucieuse de comporter une dimension critique » (p.1), et d’autre part les propositions de modification des épreuves du bac (création d’une épreuve de vocabulaire et de connaissances philosophiques accompagnant la dissertation au bac général, et suppression de l’épreuve écrite au bac de technicien) et les conséquences que ces modifications induiraient sur la conception et la pratique de l’enseignement de la philosophie.

Ces propositions répondent au souci de remédier au problème du niveau des copies de bac, et cherchent à « relativiser le rôle de la dissertation », mais appellent à mon avis trois remarques :

1. Cette façon de « relativiser le rôle de la dissertation » ne consiste en fait qu’à relativiser le poids de la dissertation dans la note globale qu’obtiendra un élève à l’épreuve de philosophie, et laisse incontestée, incontestable, la valeur de la dissertation comme seul exercice philosophique capable de révéler une aptitude à la réflexion critique. Or, c’est sur ce point qu’il faudrait renverser la perspective : les philosophes, dans l’histoire, ont écrit fort peu de dissertations ; c’est donc que la pensée philosophique peut s ’exprimer autrement que dans les formes rhétoriques de la dissertation, qu’elle peut se dire, s’écrire aussi dans des lettres, des dialogues, des méditations, des aphorismes etc. Dès lors, travailler à préciser quelles sont, au delà des normes rhétoriques, les lois de fonctionnement interne d’un texte philosophique, et, partant de là, à élaborer les moyens et les conditions d’un apprentissage effectif par tous les élèves de cet usage théorique et philosophique de la langue est donc une tâche urgente - et indéniablement difficile - ; et ce serait une façon beaucoup plus authentique de « relativiser le rôle de la dissertation », tout en réaffirmant avec force le rôle de l’écriture comme moyen essentiel d’élaboration et de structuration d’une pensée critique.

2. Supprimer l’épreuve écrite au bac de technicien, pour la remplacer par une épreuve orale de soutenance d’un dossier élaboré en fin d’année me paraît relever de la même démarche qui consiste à contourner le problème plutôt qu’à l’affronter. Certes, l’idée d’élaborer un dossier n’est pas en soi inintéressante, mais à la seule condition que ce travail ait pour objectif explicite de confronter les élèves aux exigences de l’écrit (ce à quoi certainement n’incitera guère l’épreuve orale de soutenance). En effet, ce qui me paraît faire obstacle, pour les élèves du technique, plus que les problèmes de langue et de rhétorique, c’est la question de leur rapport à l’écrit (et de leur rapport au savoir en général) : il y a là une aliénation, qu’ils expriment souvent de manière brutale (« nous ne sommes pas des intellectuels, nous ne savons pas écrire », presque « nous ne devons pas savoir écrire »). Et il me semble que ce qu’il faut conquérir, avec eux et contre eux, contre cette infériorisation et cette exclusion, c’est bien l’élucidation de ce rapport à l’écrit et la rupture avec sa « fatalité » : il y a là un enjeu social et humain de taille, et un travail spécifique à mener pour inventer les démarches d’apprentissage nécessaires, sans lequel la volonté de démocratisation de l’enseignement philosophique ne serait qu’une velléité vide de sens et de contenu.

3. Concernant la proposition d’« accompagner » la dissertation par un questionnaire de connaissances, le problème le plus grave ne me semble pas être le risque de bachotage (crainte que de nombreux collègues ont exprimée) : le bachotage existe, de toutes façons, comme la seule réponse que trouvent des élèves désemparés devant l’imminence de l’examen. Le questionnaire ne fera qu’inciter à reproduire le même schéma : les « bons » élèves sauront y répondre « intelligemment », sans avoir à bachoter, les élèves en difficulté apprendront par coeur des réponses stéréotypées, comme c’est déjà le cas pour les épreuves actuelles. Ce qui me paraît plus grave, c’est ce que manifeste d’illusion et de méconnaissance de ce que peut être la nécessité d’un savoir, l’affirmation que cet exercice de connaissances « aiderait tous les élèves à prendre conscience de la nécessité d’acquérir un ensemble de savoirs de base » (p.20) : en effet, on reste dans une nécessité externe et vide de sens si un savoir n’est nécessaire que pour gagner des points au bac, si on a une petite faiblesse en dissertation ! Au contraire, on accède à une nécessité interne et réellement signifiante si l’élève découvre, dans une démarche de questionnement et de recherche, que les savoirs lui sont effectivement nécessaires pour résoudre les problèmes qu’il se pose, si la situation d’apprentissage proposée par l’enseignant exige la mise en œuvre, réflexive et critique, de ces savoirs.

Ceci m’amène à la seconde contradiction qui me semble habiter le rapport.

 UNE CONCEPTION TRANSMISSIVE DE L’ENSEIGNEMENT

Cette seconde contradiction réside dans l’opposition entre le principe même d’une dimension critique de la philosophie (constamment affirmé dans le rapport, par exemple p.9 « l’apprentissage de l’exercice d’une pensée libre »), et le fait que toute l’analyse s’inscrit dans le cadre d’une conception strictement transmissive de l’enseignement de la philosophie. Un relevé rapide des verbes caractérisant

L’activité de l’élève de philosophie donne la liste suivante : « reconnaître, reproduire, restituer, appliquer » (p.11, 1Z 13, 17) ; « l’élève n’a pas un être original ; il n’est pas un philosophe en herbe ni un penseur en germe » (p.11) ; il faudrait aussi relever l’omniprésente métaphore de la « familiarisation » avec les problèmes, les textes, la philosophie, métaphore tout aussi énigmatique et à mon sens mystificatrice que celle de la « fréquentation » des auteurs, des termes etc. omniprésente, elle, dans le discours de l’Inspection générale.

Entre reproduction et restitution, entre familiarisation et fréquentation, où est la place pour la construction active d’une pensée critique, structurée, responsable, libre ? Si l’élève n’est pas un « philosophe en herbe », c’est-à-dire s’il n’est pas possible que « philosopher » prenne un sens personnel pour lui et devienne en quelque sorte « son affaire », comment sortir du rejet ou de l’indifférence que constatent souvent les professeurs de philosophie, et que le rapport, par ailleurs, décrit fort bien ? Si les copies de bac ne sont pas au niveau philosophique où nous les attendons, n’est-ce pas justement parce que les élèves sont mis, toute l’année durant, dans la position d’avoir à recevoir, à écouter, à suivre, à restituer ?

Il me semble que le problème n’est ni seulement du côté des difficultés de langue et de conceptualisation des élèves, ni seulement du côté de la formulation des sujets de bac (bien que sur ce dentier point, les critiques formulées par le rapport soient très pertinentes), mais dans une conception de l’enseignement de la philosophie qui méconnaît et sous-estime considérablement les capacités réelles des élèves à penser, pourvu qu ’on leur propose des activités, des situations-problèmes où ces capacités soient effectivement sollicitées et mises en œuvre, pour qu’elles se développent, se structurent, s’affinent.

En effet, mis en situation d’activité conceptuelle, de solution de problèmes, de recherche, les élèves sont capables (sont tous capables) de produire des questionnements, d’élaborer des problématiques, d’inventer des argumentations, de conceptualiser, donc, aussi, de lire des textes, bref, de philosopher.

S’il y a une urgence, je crois qu’elle est là : rompre avec cette conception transmissive du savoir, avec cette logique de la restitution et de 1 ’application (ce qui n’implique pas, d’ailleurs, de renoncer à tout cours magistral, mais oblige à en repenser autrement la place et la fonction dans l’ensemble de l’apprentissage) ; envisager sérieusement (au sens d’inventer les stratégies d’apprentissage qui rendent cela possible) l’idée que l’enseignement de la philosophie peut et doit être la mise en œuvre par l’élève de l’activité de philosopher : activité d’interrogation, de conceptualisation, de réflexion sur le sens, d’appropriation et de construction de savoirs philosophiques.

Nicole GRATALOUP, prof. lycée Condorcet - Montreuil