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Pour un vrai débat, par Jacques Derrida

La réponse de Derrida à la campagne de désinformation menée par l’APPEP

mercredi 15 novembre 1989, par Acireph, Serge Cospérec

Premières réponses à quelques objections

 

Dès le mois d’octobre 89 - et alors que le texte du Rapport de la Commission ne devait être officiellement rendu publiable que vers la mi-novembre - le Bureau de la très conservatrice APPEP avait distribué, en ’supplément’ (tiré à part et très largement diffusé...) au numéro de Septembre-Octobre de ’L’enseignement philosophique’, un fascicule de ’documentation critique’ explicitement destiné à ’alerter l’ensemble de nos collègues’, et, naturellement non accompagné de la reproduction intégrale du texte critiqué.

En fait, c’était un véritable libelle de désinformation et d’intoxication, présentant, à coup d’amalgames de citations fallacieusement tronquées et abusivement isolées du contexte, une caricature absolument ahurissante des propositions de la Commission, visant manifestement ainsi à susciter a priori la prévention et le rejet, et à étouffer dans l’œuf tout débat...

La réponse de Jacques Derrida est parue dans le numéro de Novembre-Décembre de ’L’enseignement philosophique’ - organe de l’APPEP - qui par ailleurs continuait à mener la charge contre les propositions de la Commission accusée d’être « un moyen de pression  » pour imposer les dogmes d’une « pédagogie officielle  » (Jean-Lefranc – président de l’APPEP, « Une consultation discréditée », dans ce même numéro).

A l’outrance de ces attaques qui ne pouvaient convaincre que ceux qui, nombreux, n’avaient pas lu le Rapport, Jacques Derrida, au nom de la Commission, eu l’élégance de répondre de manière non polémique, invitant les professeurs de philosophie à engager un débat digne de ce nom. On connaît la suite… un « Collectif » contre le projet Derrida-Bouveresse se constitua « spontanément » et sa propagande fut amplement relayée et soutenue par l’APPEP… ; il faut dire que parmi ses initiateurs figuraient d’éminents responsables de l’APPEP, les mêmes qui 13 ans plus tard monteront un nouveau ’Collectif’ tout aussi spontané contre les programmes dits ’Renaut’

 

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Jacques Derrida nous a demandé à exposer le point de vue de la commission qu’il préside avec Jacques Bouveresse. Nous lui donnons volontiers la parole. Nos lecteurs pourront comparer avec notre plaquette, supplément du précédent numéro.

Les travaux de notre commission n’ont pas donné lieu à des conclusions mais à propositions ouvertes, avancées comme telles, et destinées à nourrir une discussion large, patiente, scrupuleuse et informée. Si la brochure spéciale que vous y avez consacrée confirme la nécessité d’un tel débat, elle nous parait malheureusement le limiter trop vite : une présentation qui ignore la cohérence de notre démarche et passe quasiment sous silence notre exposé des motifs a toute chance de rendre nos propositions peu intelligibles et de susciter à notre égard tous les soupçons. D’autant plus que la diffusion actuellement très restreinte de notre rapport empêche la plupart de vos lecteurs d’en avoir une connaissance directe et complète. Aussi cette réponse, dont nous vous remercions d’avoir bien voulu accepter la publication, ne vise-t-elle ni à engager une polémique, ni à défendre à tout prix des idées qui, loin de constituer un système arrêté, forment donc plutôt un ensemble de perspectives et de suggestions à préciser, infléchir ou compliquer. En espérant que la lecture intégrale de notre rapport répondra à bien des inquiétudes ou des objections et permettra à la discussion de se développer parmi vos lecteurs, nous voudrions simplement, dans les limites du temps et de l’espace dont nous disposons, préciser ici la lettre et l’esprit de certaines de nos propositions. Nous poserons clairement quelques questions qui à nos yeux méritent la réflexion commune de tous ceux que préoccupent la situation et l’avenir de l’enseignement de la philosophie.

 

1 - Comment, dans le contexte d’une réforme des lycées, garantir à l’enseignement de la philosophie toute sa place et toute sa cohérence ?

Borné à la seule Terminale, l’enseignement de la philosophie occupe une position d’exception qui est en réalité une position de faiblesse : il est à la merci de toute modification des horaires ou de l’organisation du baccalauréat. Le meilleur moyen de le défendre n’est pas de s’accrocher au statu quo, mais d’exiger « une extension, un espace, un temps, et une cohérence qui sont depuis longtemps des droits reconnus à toutes es disciplines fondamentales. Aucune discipline fondamentale n’est confinée dans le temps d’une seule année académique » Les passages en italique sont des extraits de notre rapport.

(1).

« C’est pourquoi nous proposons de réorganiser la formation philosophique en l’articulant en trois temps :

1. Un temps d’initiation, dès la première, dans le cadre d’un enseignement interdisciplinaire.

2. Un temps de formation  : la terminale doit rester le temps fort et la philosophie y conserver un volume horaire suffisant pour une formation efficace. Il ne devrait en aucun cas être inférieur à l’horaire actuel.

3. Un temps d’approfondissement au niveau du premier cycle des Universités, non seulement littéraires, mais aussi scientifiques, juridiques, médicales, etc. »

 

2 - Faut-il faire commencer la philosophie en Première ?

Trois raisons au moins militent en faveur de cette idée.

la demande des élèves : « ils considèrent que la brièveté de l’enseignement philosophique est un handicap pour l’assimilation de cette discipline nouvelle. »

 l’exigence de progressivité : « l’enseignement de la philosophie a trop souvent été conçu sur le modèle de la conversion ; il doit plutôt être envisagé comme un apprentissage méthodique et progressif des connaissances et des compétences requises. »

L’intérêt d’une initiation interdisciplinaire à la philosophie : c’est sans doute en liaison avec les problèmes rencontrés dans les autres disciplines que l’intérêt et la nécessité du questionnement philosophique peuvent être le mieux compris et justifiés. « La philosophie devrait considérer comme une de ses obligations et l’une de ses chances de favoriser la communication non seulement entre la culture littéraire et la culture scientifique, mais également entre les différents secteurs du savoir et de la culture dont l’éparpillement pose aujourd’hui tant de problèmes aux élèves ».

Cet enseignement serait animé en permanence par le professeur de philosophie, mais il en partagerait la responsabilité avec les professeurs des autres disciplines qui y interviendraient dans des proportions et selon des modalités à définir en commun (interventions alternées, cours à 2 ou 3 voix, demi-journées ou journées banalisées et organisées en commun). Le volume horaire serait fixé sur une base annuelle. Dans un premier temps au moins, il ne serait pas inférieur à 75 heures (soit l’équivalent de 2 heures hebdomadaires). Une répartition pourrait être proposée en trois modules trimestriels de 25 heures chacun, respectivement intitulés : 1. Philosophie/Sciences (logique, mathématiques, physique et biologie). 2. Philosophie/Sciences sociales (Histoire, géographie, sociologie, droit, économie, politique). 3. Philosophie/Langage (rhétorique, traduction, langues, arts et littératures). »

Que la mise en place d’une telle initiation soulève de multiples problèmes et bouscule les habitudes, c’est l’évidence. Ce serait pourtant une politique frileuse et à courte vue que de se réfugier derrière l’énumération de ces difficultés pour refuser une innovation capable d’élargir et d’enrichir les perspectives de l’enseignement philosophique.

 

3 - Les obstacles que rencontre l’enseignement philosophique tiennent-lis avant tout à l’insuffisance des horaires, ou à l’écart entre ce dont les élèves sont capables et les exigences impliquées par le programme et la définition de l’épreuve du baccalauréat ?

Il est évident que le développement des filières techniques a entraîné une dégradation des conditions de travail des professeurs, et non moins évident que le dédoublement d’une heure dans les sections techniques et scientifiques serait une amélioration considérable. Mais il ne nous paraît ni lucide ni raisonnable de faire de la question des horaires le nœud des problèmes. Peu raisonnable, car quand bien même on penserait qu’avec 4 ou 6 heures hebdomadaires on peut apprendre la dissertation philosophique aux élèves de G (ce qui est douteux), ni ceux-ci ni les enseignants des autres disciplines n’accepteraient, et à juste titre, un tel horaire dans des sections déjà surchargées. Il faut renoncer à enseigner la philosophie à ces élèves ou bâtir pour eux un enseignement compatible avec un faible volume horaire. Peu lucide car l’attention exclusive aux problèmes d’horaire masque les difficultés les plus graves. Ce n’est pas noircir le tableau ou monter en épingle une mauvaise humeur de correcteur que de constater que « la plupart des copies de baccalauréat ne répondent pas aux exigences minimales d’une dissertation de philosophie. » Pour être affrontées dans des conditions satisfaisantes, les épreuves actuelles supposent à la fois une capacité rhétorique ou une culture générale hors de portée de 90% des élèves, et une familiarité avec une telle diversité de problèmes, un usage maîtrisé d’un tel nombre de concept et d’idées qu’il est rigoureusement impossible à la plupart de les assimiler en un an, même dans les sections bénéficiant d’un fort volume d’heures. 

C’est pourquoi la crédibilité de l’enseignement de la philosophie implique un contrat clair avec les élèves quant aux compétences exigées d’eux, une diversification des exercices qui relativise la place de la dissertation et une réorganisation des programmes qui permette de fixer clairement les savoirs et les savoir-faire exigibles.

 

4 - Comment, concilier l’indispensable liberté du professeur et la nécessité de spécifier bien plus rigoureusement ce qui est exigible des élèves ?

 

La liberté et la responsabilité individuelle du professeur sont garantes du caractère authentiquement philosophique de son enseignement. Et nul ne songe à remettre en cause un tel acquis. Reste que les élèves de doivent pas être livrés à l’indéterminé, qu’ils sont en droit d’avoir pu apprendre par l’école ce qu’on attend qu’ils sachent et sachent faire.

Pour concilier ces deux exigences, nous proposons un double programme : un programme général de notions fondamentales et d’outils conceptuels, cadre national et durable de l’enseignement, et un programme spécial de 2 à 4 à 4 problèmes, auxquels des textes seraient associés, fixé annuellement par académie. Les élèves pourraient ainsi acquérir une réelle compétence sur des questions déterminées tout en conservant un large horizon philosophique.

Dans le même esprit ; nous proposons d’associer à l’épreuve de dissertation (dont il faut diversifier les modalités) un exercice de questions « portant aussi bien sur le vocabulaire philosophique de base, ou des distinctions philosophiques élémentaires que sur des points de repère essentiels dans l’histoire de la philosophie. » On ne voit guère ce qu’il y aurait d’anti-philosophique à demander à des élèves de dire en 10 ou 20 lignes ce qu’ils comprennent sous les termes d’« empirisme », d’« essence » et d’« existence » ou de « philosophie des lumières ».

 

5 - A quelles conditions un enseignement de philosophie dans le technique est-il possible ?

« L’enseignement de la philosophie dans les sections techniques constitue un enjeu décisif. Pourtant les problèmes qu’il soulève ont été systématiquement minorés ou ignorés depuis vingt ans. Avec la multiplication des classes de section G, et l’extension de son enseignement aux sections F, la philosophie atteint désormais un public qu’elle n’a jamais eu. Il y a là pour elle une chance historique qui jusqu’à présent a été complètement perdue.

L’inadéquation du modèle en vigueur est manifeste : l’indigence des copies les rend inévaluables ; la plupart des élèves oscillent entre le découragement et le mépris, entre croire qu’ils ne sont pas capables de faire de la philosophie et juger qu’elle ne vaut pas une heure de peine ; les professeurs ont le sentiment qu’on leur assigne une mission impossible et de n’être pas en mesure tout simplement d’exercer leur métier.

On ne comprend guère en quoi il serait anti-démocratique « de prendre en compte ce que les élèves sont » : refuser de le faire trahirait plutôt une attitude élitiste et irréaliste qui prétendrait imposer à des élèves un moule qui n’a jamais été conçu pour eux.

Il faut « la volonté et les moyens d’élaborer pour ces élèves un autre modèle d’enseignement, qui d’une part s’appuie davantage sur leurs questions, préoccupations et motivations, et qui d’autre part fasse appel à une gamme diversifiée d’exercices et de travaux écrits et oraux mieux adaptés. »

Notre rapport présente un certain nombre de suggestions : dédoublement d’une heure, regroupement de cours sur un semestre, épreuve de bac orale sur dossier ou contrôle continu, etc. Mais ces problèmes exigent une confrontation des expériences de tous ceux qui actuellement enseignent dans ces sections. Des États Généraux de l’enseignement de la philosophie dans le technique sont urgents et indispensables. Pourquoi une Association comme la vôtre n’en prendrait-elle pas l’initiative ?

 Les Membres de la Commission