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Principes pour une réflexion sur les contenus d’enseignement, par Pierre BOURDIEU et François GROS

Demandé par Lionel Jospin, Ministre de l’Éducation Nationale, ce rapport reprend dans une version plus modeste certains des principes du rapport du Collège de France. Texte remarquable, il aura finalement peu d’influence sur la loi d’orientation de 1989. 

mardi 23 mai 1989, par Acireph, Serge Cospérec

[folio de 14 pages, sans marque d’éditeur ou d’imprimeur, distribué aux enseignants. Repris dans Le Monde de l’Éducation, avril 1989, pp. 15-18]

En revanche, il va déclencher le tir de barrage de certains intellectuels conservateurs et de la très traditionnelle association des professeurs de philosophie(APPEP). C’est principalement la question du relativisme qui agite les passions. Le septième principe propose en effet de « concilier l’universalisme inhérent à la pensée scientifique et le relativisme qu’enseignent les sciences historiques ») ; il s’agit de sortir d’une conception figée et restreintes des Humanités et reconnaître l’apport des différentes civilisations à l’élaboration de la science, et cela dans le droit fil de ce que préconisait le Collège de France («  il importe avant tout de rompre avec la vision ethnocentrique de l’histoire de l’humanité qui fait de l’Europe l’origine de toutes les découvertes et de tous les progrès »).

Déformant le texte et son intention (il suffit de le lire), ses adversaires n’y voient que la promotion d’un communautarisme anglo-saxon contraire aux valeurs et à l’universalisme républicain. Pour A. Finkielkraut cette « critique de l’ethnocentrisme » « aboutit à centrer tout individu sur son ethnie » ; l’APPEP par la voix de son président, tente de retourner l’argument relativiste contre Bourdieu ne voyant dans le rapport qu’une « idéologie complaisante aux consensus culturels du lieu et du moment »1. Charles Coutel et Catherine Kintzler (de l’APPEP) critiquent « les théories sociologistes de la reproduction »et du conditionnement réaffirmant la vertu émancipatrice de l’instruction. Cette dernière fustige aussi la soumission à la « société civile » : « le rapport, écrit-elle, s’acharne à exclure la dimension du savoir et demande sans arrêt à se tourner vers l’extérieur d’elle-même, vers les forces de la société civile […] Rentrer dans le rang de l’opinion et de l’économie : c’est le culte des intervenants extérieurs, c’est aussi l’idée que l’image et le livre sont équivalents ; c’est le culte des équipes et du collectif ; le culte des cercles et des associations, le culte de la production […] Rentrer dans le rang de l’autorité politique, tout simplement et c’est dit sans ambages dans le rapport : le dogme de l’unification européenne, qui n’est rien d’autre qu’une opinion politique, y est rudement appelé à la rescousse pour mettre au pas l’école, et tout particulièrement les professeurs coupables de ne pas se plier devant le dieu société »4.

Tous les poncifs sont ici rassemblés, mais l’ensemble est très expressif d’un courant de pensée dit « républicain » qui commencent à se structurer autour de Jean-Pierre Chevènement à la veille de la construction européenne. Ce courant, très puissant chez les professeurs de philosophie (mais à F.O. puis dans une partie du SNES) mènera ultérieurement les croisades contre la « pédagogie » et les « pédagogues ». ]

1 La Défaite de la pensée, p. 123

J. Lefranc, « Et maintenant ? » in L’enseignement philosophique, n°6 juillet –août 1989

3 C. Coutrel, C. Kintzler, Condorcet, Ecrits sur l’instruction publique, Edilig, 1989

 4 KINTZLER Catherine, « Aux fondements de la laïcité » in COUTEL Charles, La République et l’école. Une anthologie, Paris, Agora, 1991, page 229.

 


 

Principes pour une réflexion sur les contenus d’enseignement

 

Pierre Bourdieu et François Gros

 

 

Une commission de réflexion sur les contenus de l’enseignement a été créée, à la fin de l’année 1988, par le Ministre de l’Éducation nationale. Présidée par Pierre Bourdieu et François Gros et composée de Pierre Baqué, Pierre Bergé, René Blanchet, Jacques Bouveresse, Jean-Claude Chevallier, Hubert Condamines, Didier DaCunha Castelle, Jacques Derrida, Philippe Joutard, Edmond Malinvaud, François Mathey, elle a reçu mission de procéder à une révision des savoirs enseignés en veillant à renforcer la cohérence et l’unité de ces savoirs.

Dans la première phase de leur travail, les membres de la commission se sont donné pour tâche de formuler les principes qui devront régir leur travail. Conscients et soucieux des implications et des applications pratiques, pédagogiques notamment, de ces principes, ils se sont efforcés, pour les fonder, de n’obéir qu’à la discipline proprement intellectuelle qui découle de la logique intrinsèque des connaissances disponibles et des anticipations ou des questions formulables. N’ayant pas pour mission d’intervenir directement et à court terme dans la définition des programmes, ils ont voulu dessiner les grandes orientations de la transformation progressive des contenus de l’enseignement qui est indispensable, même si elle doit prendre du temps, pour suivre, et même devancer, autant que possible, l’évolution de la science et de la société.

Des commissions de travail spécialisées acceptant ces principes continueront ou commenceront un travail de réflexion plus approfondi sur chacune des grandes régions du savoir. Elles essaieront de proposer, dans des notes d’étape qui pourraient être remises au mois de juin 1989, non, le programme idéal d’un enseignement idéal, mais un ensemble d’observations précises, dégageant les implications des principes proposés. Ces propositions qui porteront essentiellement sur la restructuration des divisions du savoir et la redéfinition des conditions de leur transmission, sur l’élimination des notions périmées ou peu pertinentes et l’introduction des nouveaux savoirs imposés par les avancées de la connaissance et les changements économiques, techniques et sociaux, pourront être présentées et discutées dans un Colloque regroupant des experts internationaux.

Si, dans le système d’enseignement comme ailleurs, le changement réfléchi constitue une exigence permanente, il ne s’agit pas, évidemment, de faire, à chaque moment, table rase du passé. En effet, entre toutes les innovations qui ont été introduites au cours des années récentes, beaucoup étaient pleinement justifiées. S’il importe d’éviter de reconduire sans examen tout ce qui est hérité du passé, il n’est pas possible de discerner à tous les moments et dans tous les domaines la part du ’périmé’ et du ’’valide’. Il faut seulement prendre pour objet constant de réflexion le rapport nouveau qui peut et doit être instauré entre la perpétuation nécessaire du passé et l’adaptation non moins nécessaire à l’avenir. La forme, nécessairement abstraite et générale, des principes ainsi énoncés ne se justifie, par anticipation, que par le travail à venir qui devra en respecter la rigueur, tout en les mettant à l’épreuve pour en déterminer et en différencier le contenu.

 

 

I. PREMIER PRINCIPE

 Les programmes doivent être soumis à une remise en question périodique visant à y introduire les savoirs exigés par les progrès de la science et les changements de la société (au premier rang desquels l’unification européenne), toute adjonction devant être compensée par des suppressions.

Diminuer l’étendue, voire la difficulté d’un programme ne revient pas à en abaisser le niveau. Au contraire, une telle réduction, opérée avec discernement, doit permettre une élévation du niveau dans la mesure (et dans la mesure seulement) où elle permet de travailler moins longtemps, mais mieux, en remplaçant l’apprentissage passif par la lecture active - qu’il s’agisse de livres ou de supports audio-visuels - par la discussion ou par l’exercice pratique, et en redonnant ainsi toute sa place à la créativité et à l’esprit d’invention.

Ce qui implique, entre autres choses, que soit profondément transformé le contrôle de l’apprentissage et le mode d’évaluation des progrès accomplis : l’évaluation du niveau atteint ne devrait plus reposer seulement sur un examen lourd et aléatoire, mais devrait associer le contrôle continu et un examen terminal portant sur l’essentiel et visant à mesurer la capacité de mettre en œuvre les connaissances dans un contexte totalement différent de celui dans lequel elles ont été acquises, avec, par exemple, dans le cas des sciences expérimentales, des épreuves pratiques permettant d’évaluer l’inventivité, le sens critique et le “sens pratique”.

 

 

II. DEUXIÈME PRINCIPE

 L’éducation doit privilégier tous les enseignements propres à offrir des modes de pensée dotés d’une validité et d’une applicabilité générales par rapport aux enseignements proposant des savoirs susceptibles d’être appris de manière aussi efficace (et parfois plus agréable) par d’autres voies. Il faut en particulier veiller à ce que l’enseignement ne laisse pas subsister des lacunes inadmissibles, parce que préjudiciables à la réussite de l’ensemble de l’entreprise pédagogique, notamment en matière de modes de pensée ou de savoir-faire fondamentaux qui, parce qu’ils sont censés être enseignés par tout le monde, finissent par n’être enseignés par personne.

 

Il faut résolument privilégier les enseignements qui sont chargés d’assurer l’assimilation réfléchie et critique des modes de pensée fondamentaux comme le mode de pensée déductif, le mode de pensée expérimental ou le mode de pensée historique, et aussi le mode de pensée réflexif et critique qui devrait leur être toujours associé. Dans un souci de rééquilibrage, il faudrait notamment rendre plus clairement perceptible la spécificité du mode de pensée expérimental, au prix d’une valorisation résolue du raisonnement qualitatif, d’une reconnaissance claire du caractère provisoire des modèles explicatifs et d’un encouragement et d’un entraînement constants au travail pratique de recherche. Il faudrait aussi examiner si et comment chacun des grands secteurs de la connaissance (et chacune des “disciplines” dans lesquelles ils se traduisent de manière plus ou moins adéquate) peut contribuer à la transmission des différents modes de pensée, et si certaines spécialités ne sont pas mieux placées, par toute leur logique et leur tradition, pour assurer l’apprentissage réussi de l’un ou l’autre d’entre eux.

Et il faudrait enfin veiller à faire une place importante à tout un ensemble de techniques qui, quoiqu’elles soient tacitement exigées par tous les enseignements, font rarement l’objet d’une transmission méthodique : utilisation du dictionnaire, usage des abréviations, rhétorique de communication, établissement d’un fichier, création d’un index, utilisation d’un fichier signalétique ou d’une banque de données, préparation d’un manuscrit, recherche documentaire, usage des instruments informatiques, lecture de tableaux de nombres et de graphiques, etc. Livrer à tous les élèves cette technologie du travail intellectuel et, plus généralement, leur inculquer des méthodes rationnelles de travail (comme l’art de choisir entre les tâches imposées ou de les distribuer dans le temps) serait une manière de contribuer à réduire les inégalités liées à l’héritage culturel.

 

 

III. TROISIÈME PRINCIPE

 

 Ouverts, souples, révisables, les programmes sont un cadre et non un carcan : ils doivent être de moins en moins contraignants à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des ordres d’enseignement ; leur élaboration et leur aménagement pratique doivent en appeler à la collaboration des enseignants. Ils doivent être progressifs - connexion verticale - et cohérents - connexion horizontale - tant à l’intérieur d’une même spécialité qu’au niveau de l’ensemble du savoir enseigné - (au niveau de chaque classe).

 

Le programme n’a rien d’un code impératif. Il doit fonctionner comme un guide pour le professeur et pour les élèves - et les parents - qui doivent y trouver un exposé clair des objectifs et des exigences du niveau d’enseignement considéré (on pourrait demander aux professeurs de le communiquer aux élèves en début d’année). C’est pourquoi il doit être accompagné d’exposés des motifs indiquant la ’philosophie’ qui l’a inspiré, les objectifs recherchés, les présupposés et les conditions de sa mise en œuvre et comportant aussi des exemples d’application.

Les objectifs et les contenus des différentes spécialités et des différents niveaux doivent être perçus et définis dans leur interdépendance. Les programmes doivent prévoir explicitement toutes les répétitions (et celles-là seulement) qui sont indispensables pour assurer l’assimilation des connaissances fondamentales. S’il peut être utile d’aborder la même question à partir de points de vue différents (par exemple, la perspective, du point de vue des mathématiques et de l’histoire de l’art), il reste que l’on doit travailler à abolir, du moins quand la preuve aura été faite de leur inutilité, tous les doubles emplois et chevauchements indésirables, tant entre les niveaux successifs de la même spécialité qu’entre les différents enseignements du même niveau.

Pour être en mesure de demander et d’obtenir des enseignements continus et cohérents, les programmes doivent prévoir de manière aussi précise que possible le niveau exigé au départ (en évitant notamment les intitulés vagues laissant place à des interprétations élastiques) et le niveau exigé au terme de l’année considérée. Ils doivent être mis à l’épreuve, de manière à être réalisables sans prouesse particulière dans les limites du temps imparti (pour favoriser la mise en œuvre réussie, ils doivent être assortis d’indications concernant le temps correspondant à chacune des étapes principales). Toutes les spécialités fondamentales doivent faire l’objet d’un apprentissage dont le trajet doit, sur plusieurs années, dépasser le stade de la simple initiation et conduire à une maîtrise suffisante des modes de pensée et des exigences qui lui sont propres.

La cohérence et la complémentarité entre les programmes des différentes spécialités doivent être méthodiquement recherchées à chaque niveau. Dans le cas où des commissions par spécialité sont nécessaires, il faut prévoir une commission des programmes commune (par niveau) pour assurer la cohérence et éliminer les doubles emplois.

Sans sacrifier à l’imitation servile des modèles étrangers, on devrait trouver une inspiration critique dans la comparaison méthodique avec les programmes en vigueur dans d’autres pays, européens notamment : moyen de porter au jour les oublis et les lacunes, la comparaison devrait permettre de débusquer les survivances liées à l’arbitraire d’une tradition historique. Outre qu’elle pourrait conduire à accroître la compatibilité du système français avec les autres systèmes européens, et à réduire les handicaps par rapport à des concurrents éventuels, elle aurait pour effet en tout cas de contraindre à substituer la logique du choix conscient et explicite à celle de la reconduction automatique et tacite des programmes établis.

 

 

IV. QUATRIÈME PRINCIPE

 L’examen critique des contenus actuellement exigés doit toujours concilier deux variables : leur exigibilité et leur transmissibilité. D’une part, la maîtrise d’un savoir ou un mode de pensée est plus ou moins indispensable pour des raisons scientifiques ou sociales, à un niveau déterminé (dans telle ou telle classe) ; d’autre part, sa transmission est plus ou moins difficile à ce niveau du cursus, étant donné ce que sont les capacités d’assimilation des élèves et la formation des maîtres concernés.

 

Ce principe devrait conduire à exclure toute espèce de transmission prématurée. Il devrait conduire aussi à mobiliser toutes les ressources nécessaires (notamment entemps consacré à la transmission et en moyens pédagogiques) pour assurer la transmission et l’assimilation effective des savoirs difficiles qui sont jugés absolument nécessaires. (Pour se donner une idée plus précise de la transmissibilité réelle, à un niveau donné du cursus, d’un savoir ou d’un mode de pensée déterminé, on devrait prendre en compte les résultats des recherches évaluant la maîtrise que les élèves de différents niveaux et de différentes origines sociales ont des savoirs enseignés dans les différentes spécialités).

La transformation éventuelle des contenus et l’instauration définitive d’une modification du programme ne devraient être opérées qu’après un travail d’expérimentation accompli en situation réelle, avec la collaboration des professeurs et après la transformation de la formation (initiale et continue) des maîtres chargés de les enseigner. L’effort d’adaptation qui serait exigé des enseignants devrait être soutenu par l’octroi de semestres ou d’années sabbatiques et par l’organisation de stages longs qui leur permettraient de s’initier à des modes de pensée ou à des savoirs nouveaux, d’acquérir de nouvelles qualifications et, éventuellement, de changer d’orientation.

De manière plus générale, des instances devraient être mises en place qui auraient mission de recueillir, de rassembler et d’analyser les réactions et les réflexions des enseignants chargés de l’application, suggestions, critiques, aménagements souhaités, innovations proposées, etc. (le réseau Minitel pourrait être utilisé à cette fin). Un effort permanent de recherche pédagogique à la fois méthodique et pratique, associant les maîtres directement engagés dans le travail de formation, pourrait ainsi s’instaurer.

 

V. CINQUIÈME PRINCIPE

 

 Dans le souci d’améliorer le rendement de la transmission du savoir endiversifiant les formes de la communication pédagogique et en s’attachant à la quantité de savoirs réellement assimilés plutôt qu’à la quantité de savoirs théoriquement proposés, on distinguera, tant parmi les spécialités, qu’au sein de chaque spécialité, ce qui est obligatoire, optionnel ou facultatif et, à côté des cours, on introduira d’autres formes d’enseignement, travaux dirigés etenseignements collectifs regroupant des professeurs de deux ou plusieurs spécialités et pouvant revêtir la forme d’enquêtes ou d’observations sur le terrain.

 

L’accroissement de la connaissance rend vaine l’ambition de l’encyclopédisme : on ne peut enseigner toutes les spécialités et la totalité de chaque spécialité. En outre, des spécialités sont apparues qui allient la science fondamentale et l’application technique (c’est le cas de l’informatique dans tous les ordres d’enseignement ou de la technologie au collège). Leur introduction dans l’enseignement ne peut être une simple addition : elle devrait avoir pour effet d’imposer à plus ou moins long terme une redéfinition des divisions de l’enseignement.

Il importe de substituer à l’enseignement actuel, encyclopédique, additif et cloisonné, un dispositif articulant des enseignements obligatoires, chargés d’assurer l’assimilation réfléchie du minimum commun de connaissances, des enseignements optionnels, directement adaptés aux orientations intellectuelles et au niveau des élèves, et des enseignements facultatifs et interdisciplinaires relevant de l’initiative des enseignants. Cette diversification des formes pédagogiques et des statuts des différents enseignements devrait tenir compte de la spécificité de chaque spécialité tout en permettant d’échapper à la simple comptabilité par “discipline” qui est un des obstacles majeurs à toute transformation réelle des contenus des enseignements.

Cette redéfinition des formes d’enseignement qui ferait alterner cours et travaux pratiques, cours obligatoires et cours optionnels ou facultatifs, enseignements individuels et enseignements collectifs, enseignement par petits groupes (ou aide individualisée aux élèves) et par groupes plus larges aurait pour effet de diminuer le nombre des heures inscrites à l’emploi du temps des élèves sans augmenter le nombre des classes attribuées à chaque professeur. Elle accroîtrait l’autonomie des enseignantsqui, à l’intérieur du cadre d’ensemble défini par le programme, pourraient organiser eux-mêmes leur plan d’études avant chaque rentrée annuelle. Elle devrait aussi conduire à une utilisation plus souple et plus intensive des instruments et des bâtiments (les autorités territoriales compétentes - région, département, commune - devraient s’employer à construire ou à rénover les bâtiments scolaires, en association avec les enseignants, de manière à offrir à l’enseignement les locaux adaptés, en nombre et en qualité).

Les activités collectives et multidimensionnelles conviendraient sans doute mieux à l’après-midi. C’est le cas, par exemple, de l’enseignement des langages : englobant l’étude des usages du discours, oral ou écrit, et de l’image, il est placé à l’intersection de plusieurs spécialités ; il suppose une bonne utilisation de matériels techniques ; il conduit à des relations avec des partenaires extérieurs (artistes, industries de l’image, etc.) et appelle la production autant que le commentaire.

 

VI. SIXIÈME PRINCIPE

 Le souci de renforcer la cohérence des enseignements devrait conduire à favoriser les enseignements donnés en commun par des professeurs de différentes spécialités et même à repenser les divisions en ’disciplines’, en soumettant à l’examen certains regroupements hérités de l’histoire et en opérant, toujours de manière progressive, certains rapprochements imposés par l’évolution de la science.

 

Tout devrait être fait pour encourager les professeurs à coordonner leurs actions, à tout le moins par des réunions de travail visant à échanger l’information sur les contenus et les méthodes d’enseignement et pour leur donner le désir et les moyens (en locaux adaptés, en équipement, etc.) d’enrichir, de diversifier et d’élargir leur enseignement en sortant des frontières strictes de leur spécialité ou en donnant des enseignements en commun. (Il serait souhaitable que certains enseignants puissent être officiellement autorisés à consacrer une part de leur contingent d’heures d’enseignement aux tâches, indispensables, de coordination-organisation des réunions, reproduction des documents, transmission de l’information, etc.).

Les séances d’enseignement regroupant des professeurs de deux (ou plusieurs) spécialités différentes réunis selon leurs affinités devraient avoir la même dignité que les cours (chaque heure d’enseignement de ce type comptant, pratiquement, pour une heure pour chacun des professeurs qui y participent). Elles s’adresseraient à des élèves qui seraient regroupés selon d’autres logiques que celles des filières actuelles, plutôt par niveau d’aptitude ou en fonction d’intérêts communs pour des thèmes particuliers. Un contingent d’heures annuelles, dont l’emploi serait librement décidé par l’ensemble des professeurs concernés, pourrait leur être officiellement réservé.

Tous les moyens disponibles - bibliothèques renouvelées, enrichies, modernisées, techniques audio-visuelles - devraient être mobilisés pour en renforcer l’attrait et l’efficacité. L’effort, absolument nécessaire, pour repenser et surmonter les frontières entre les “disciplines” et les unités pédagogiques correspondantes, ne devrait pas se faire au détriment de l’identité et de la spécificité des enseignements fondamentaux ; mais il devrait au contraire faire apparaître la cohérence et la particularité des problématiques et des modes de pensée caractéristiques de chaque spécialité.

 

VII. SEPTIÈME PRINCIPE

 La recherche de la cohérence devrait se doubler d’une recherche de l’équilibre et de l’intégration entre les différentes spécialités et, en conséquence, entre les différentes formes d’excellence. Il importerait en particulier de concilier l’universalisme inhérent à la pensée scientifique et le relativisme qu’enseignent les sciences historiques, attentives à la pluralité des modes de vie et des traditions culturelles.

 

Tout devrait être mis en œuvre pour réduire (toutes les fois que cela parait possible et souhaitable) l’opposition entre le théorique et le technique, entre le formel et leconcret, entre le pur et l’appliqué et pour réintégrer la technique à l’intérieur même des enseignements fondamentaux. La nécessité d’équilibrer les parts réservées à ce qu’on appellera, par commodité, le “conceptuel”, le “sensible” et le “corporel” s’impose à tous les niveaux, mais tout spécialement dans les premières années. Le poids imparti aux exigences techniques et aux exigences théoriques devra être déterminé en fonction des caractéristiques propres à chacun des niveaux de chacune des filières, donc en tenant compte notamment des carrières professionnelles préparées et des caractéristiques sociales et scolaires des élèves concernés, c’est-à-dire de leurs capacités d’abstraction ainsi que de leur vocation à entrer plus ou moins vite dans la vie active.

Un enseignement moderne ne doit en aucun cas sacrifier l’histoire des langues et des littératures, des cultures et des religions, des philosophies et des sciences. Il doit au contraire se mesurer et travailler sans cesse à ces histoires, de façon de plus en plus subtile et critique. Mais pour cette raison même, il ne doit pas se régler sur la représentation qu’en donnent parfois ceux qui réduisent ’l’humanisme’ à une image figée des ’humanités’. L’enseignement des langages peut et doit, tout autant que celui de la physique ou de la biologie, être l’occasion d’une initiation à la logique ; l’enseignement des mathématiques ou de la physique, tout autant que celui de la philosophie ou de l’histoire, peut et doit permettre de préparer à l’histoire des idées, des sciences ou des techniques (cela, évidemment, à condition que les enseignants soient formés en conséquence).

De manière plus générale, l’accès à la méthode scientifique passe par l’apprentissage de la logique élémentaire et par l’acquisition d’habitudes de pensée, de techniques et d’outils cognitifs qui sont indispensables pour conduire un raisonnement rigoureux et réflexif. L’opposition entre les ’lettres’ et les ’sciences’, qui domine encore aujourd’hui l’organisation de l’enseignement et les ’mentalités’ des maîtres, des élèves et des parents d’élèves, peut et doit être surmontée par un enseignement capable de professer à la fois la science et l’histoire des sciences ou l’épistémologie, d’initier aussi bien à l’art ou à la littérature qu’à la réflexion esthétique ou logique sur ces objets, d’enseigner non seulement la maîtrise de la langue et des discours littéraire, philosophique, scientifique, mais aussi la maîtrise active des procédés ou des procédures logiques ou rhétoriques qui y sont engagés.

Pour ôter à ces considérations leur apparence abstraite, il suffirait de montrer dans un enseignement commun au professeur de mathématiques (ou de physique) et au professeur de langages ou de philosophie que les mêmes compétences générales sont exigées par la lecture de textes scientifiques, de notices techniques, de discours argumentatifs. Un effort semblable devrait être fait pour articuler les modes de pensée propres aux sciences de la nature et aux sciences de l’homme, pour inculquer le mode de pensée rationnel et critique qu’enseignent toutes les sciences, tout en rappelant l’enracinement historique de toutes les œuvres culturelles, y compris les œuvres scientifiques ou philosophiques, et en faisant découvrir, comprendre et respecter la diversité, dans le temps et dans l’espace, des civilisations, des modes de vie et des traditions culturelles.

Le Conseil national des programmes d’enseignement aura pour tâche de mettre en œuvre l’ensemble des principes énoncés ci-dessus. Ses membres devront être choisis en fonction de leur seule compétence et agir à titre personnel et non en tant que représentants de corps, d’institutions ou d’associations. Il devra travailler en permanence (ce qui suppose que ses membres soient libérés d’une partie de leurs autres charges) pendant une durée de cinq ans, mais les modifications qu’il entendra éventuellement apporter aux programmes en vigueur ne pourront être mises en application que tous les cinq ans. Sa compétence devra s’étendre à tous les ordres et à tous les types d’enseignement.