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Présentation du rapport Derrida-Bouveresse

Par Serge Cospérec, d’après la présentation faite par Jean-Jacques Rosat dans le premier numéro de Côté Philo.

vendredi 30 juin 1989, par Serge Cospérec

(Texte complet du Rapport Derrida-Bouveresse ici !)

Étonnamment, ce rapport n’a jamais fait l’objet d’un débat sérieux et argumenté.

D’abord, le Ministre auquel il était destiné, Lionel Jospin, ne l’a jamais fait circuler. Aujourd’hui encore, le texte intégral n’est accessible que comme annexe d’un fort volume publié par Jacques Derrida en 1990 : Du droit à la philosophie (Éditions Galilée). Autant dire que l’immense majorité des professeurs de philosophie ne l’ont pas lu. Il est même probable que parmi ceux qui ont moins de 40 ans, une bonne partie ignorent jusqu’à son existence.

Ensuite, parce qu’un certain nombre de responsables de la profession, qui lui étaient hostiles ont tout fait pour qu’il soit discrédité, perçu comme une menace gravissime pour l’identité même de l’enseignement de la philosophie, et par conséquent rejeté avant même d’avoir été lu.

 

Une politique et un état des lieux

Rappelons quelques faits.

A la différence des groupes techniques ou d’experts qui lui ont succédé (Beyssade 1991-1993, Lucien-Dagognet 1994-1997, Renaut 1999-2001 et Fichant depuis 2001), la commission Bouveresse-Derrida n’a jamais été chargée de rédiger des programmes. Le rapport qu’elle a remis en juin 1989 dresse, d’une part, un état des lieux sans complaisance de la philosophie au lycée - en mettant particulièrement l’accent sur les problèmes révélés par la correction des épreuves du baccalauréat et sur la situation critique dans les séries techniques -, et formule, d’autre part, le projet d’une nouvelle politique de la philosophie qui, pour le dire en mot, la désacralise : une politique qui en fasse non plus une discipline d’exception, auréolée de sa présence initiatique dans la seule terminale et de son refus de définir au bout du compte ce qu’elle enseigne, mais une discipline fondamentale qui assume, comme toutes les autres, non seulement la progressivité de son enseignement et de ses apprentissages, mais aussi son caractère scolaire et donc les règles d’un véritable programme.

 

Deux propositions, entre autres, découlent de ces analyses.

La première est de désenclaver l’enseignement de philosophie de la seule année de terminale (qui est de surcroît une année d’examen) en instaurant un véritable cycle d’enseignement : initiation en première, formation en terminale, approfondissement dans l’enseignement supérieur. A cet égard, la mesure phare est l’introduction en première d’un enseignement de philosophie articulé aux autres disciplines - sciences exactes, sciences humaines, lettres et langues - : la philosophie n’est plus pensée comme couronnement ou comme récapitulation réfléchissante des études, mais comme accompagnement des autres disciplines et lieu de leur mise en relation, devant aider l’élève à donner un sens, une unité et une dimension critique à sa culture à mesure qu’il l’acquiert.

La seconde proposition est de modifier profondément la structure du programme en articulant notions, distinctions conceptuelles et problèmes de façon à être certain que l’élève, à l’examen, ne sera évalué qu’à partir de ce qu’il a pu effectivement apprendre en classe ; faute de quoi, ce sont les capacités acquises à l’extérieur de l’école qui deviennent déterminantes, capacités dont chacun sait qu’elle ne sont pas les mieux partagées socialement. (La commission Bouveresse-Derrida, précisons-le, était en réalité la branche « philosophie » d’une commission plus vaste, présidée par Pierre Bourdieu et François Gros, et chargée de concevoir les principes d’une réforme globale de l’enseignement au lycée qui assure les conditions effectives de sa démocratisation.) Les modifications proposées aussi bien pour les programmes que pour le déroulement du bac sont exposées dans leur détail dans ce même numéro de Côté philo (voir Les projets de programme depuis 15 ans). On peut évidemment discuter de leur pertinence, mais l’exigence pédagogique et démocratique qui les sous-tend est sans équivoque.

 

Le débat n’a pas eu lieu

Quelques mois plus tard, alors que le ministère n’a toujours rien fait pour rendre ce rapport public, commence à circuler une pétition : elle ne cite pas une seule ligne du rapport, elle ne mentionne qu’une partie des mesures proposée, sans faire état des arguments qui les justifient, mais elle appelle les professeurs de philosophie à s’y opposer. Cette pétition, qui finira par revendiquer 1500 signatures, émane d’un Collectif pour l’Enseignement philosophique, créé pour la circonstance et animé par Françoise Raffin et Henri Pena-Ruiz. Après 10 ans d’inactivité complète ou d’hibernation totale, le même collectif, avec les mêmes responsables, resurgira soudain pour lancer contre le projet Renaut une pétition bâtie exactement sur le même modèle. Ce collectif, purement réactif, n’a jamais apporté à la réflexion collective des professeurs de philosophie la moindre suggestion nouvelle.

Comme le fait observer Derrida à l’époque, attaquer un rapport de ce genre,

c’est un peu comme si on lançait des invectives [et] invitait à descendre dans la rue contre une réflexion. Invectiver, dénoncer et faire signer une pétition là où il s’agit de discuter des propositions ou de faire des contre-propositions, être incapable de le lire et de reconnaître le statut d’un tel texte, c’est donner un exemple désastreux, qu’il s’agisse de philosophie ou de politique. [1]

Le climat devient vite violent et haineux, rendant impossible tout véritable débat. Certains membres de la Commission se font traiter de « collabos ». Au cours d’un débat au Collège international de philosophie, on leur demande combien ils ont été payés. Lors d’une séance de la Société française de philosophie, un inspecteur général honoraire les accuse de collusion avec un ministère qui, depuis 15 ans et quelles que soient les alternances politiques, aurait pour idée fixe de réduire ou de supprimer l’enseignement de la philosophie. Ce procédé est bien connu de ceux qui dénoncent aujourd’hui l’Acireph comme « une officine ministérielle » sous prétexte que certaines de ses analyses coïncident avec celles du Conseil National des Programmes. Ceci dit, il faudra bien un jour s’interroger sur les conditions culturelles et institutionnelles qui rendent possibles de telles réactions (on n’ose pas dire « arguments ») dans notre profession. Comment se fait-il qu’y soit immédiatement dénoncé comme traître tout professeur de philosophie qui ose être d’accord avec un ministre quand celui-ci estime, par exemple, que la démocratisation de l’enseignement exige qu’un programme, même de philosophie, prenne la forme d’un contrat clair avec l’élève ? Quelles idées de l’école, de la démocratie, de la république et de la philosophie circulent parmi nous pour que ces automatismes sectaires et ces amalgames de basse politique y aient cours ?

Quoi qu’il en soit, l’opération ne réussit que trop bien et le rapport fut enterré. Mais, comme on pouvait s’y attendre, le constat qu’il dressait et les questions qu’il soulevait font régulièrement retour chaque fois que la question des programmes revient sur le tapis. Comme si, empêchée d’être lucide sur elle-même, notre profession était condamnée depuis […] à répéter névrotiquement cet épisode traumatique.

 

« Il vaut toujours mieux savoir... »

Nous publions ci-dessous un long extrait du rapport Bouveresse-Derrida où les auteurs justifient un de leurs principes : qu’il faut « spécifier d’une manière bien plus rigoureuse les exigences à l’égard des élèves  ». On pourra faire sans peine deux constations.

1. Ce diagnostic n’a pas pris une ride : pas une phrase qui ne pourrait être écrite aujourd’hui. Les auteurs peuvent être satisfaits d’avoir vu juste. Mais nous devrions tout de même nous inquiéter de notre immobilisme.

2. Tous les arguments qu’on oppose aujourd’hui à l’exigence de détermination - entre autres, la prétendue opposition entre apprendre la philosophie et apprendre à philosopher, le spectre du bachotage et celui de la question de cours - sont discutés avec soin. Il est par exemple souligné que restituer et réutiliser intelligemment, c’est déjà penser. (Et que faisons d’autre à longueur de cours et de corrigés ?) Mais il semble que ces clarifications et ces nuances n’ont pas été lues puisque nous continuons de subir des discours manichéens qui ne voient d’alternative qu’entre le psittacisme et la génialité, entre la pensée sans rivage et le QCM.

Comme le faisait observer Derrida, contre ceux qui s’indignaient que le rapport propose qu’une partie de l’épreuve du bac porte sur des connaissances :

il vaut toujours mieux savoir qui est l’auteur du Contrat Social ou qui a parlé d’’attraction universelle ! Cela vaut mieux en général, cela vaut mieux pour la philosophie. Il faut tout faire pour que cela se sache, sans chercher à ridiculiser cette exigence de savoir et sans tourner en dérision ceux qui la soutiennent. Il y a pour dispenser et vérifier ce savoir d’autres moyens que les ’pense-bêtes’ Qui a jamais appris le latin en apprenant les déclinaisons latines ? Mais il faut les connaître, en particulier si l’on veut apprendre à lire le latin et maintenir l’esprit critique dans la lecture des textes écrits en latin. Je ne sais pas ce que peut être un esprit critique allégé de savoir et qui s’exercerait sans savoir.  [2]

Si bien qu’on a envie de faire une proposition : et si nos formateurs d’IUFM (E.S.P.E) donnaient ce rapport à lire et à discuter aux jeunes professeurs ?


[1Libération, 25-11-90 ; cf. texte complet ici même

[2Ibid.