Accueil > Nos recherches > Regards historiques > Le choix de l’œuvre en lecture suivie : quelques enjeux de la canonisation (...)

Le choix de l’œuvre en lecture suivie : quelques enjeux de la canonisation en philosophie

Article de Sébastien CHARBONNIER paru dans Côté Philo n°15.

jeudi 1er septembre 2011, par Acireph

Dans l’histoire de l’enseignement français de la philosophie, le choix de confronter les élèves directement aux textes philosophiques est un tournant pédagogique impulsé par Georges Canguilhem dans les années 1960. Ce geste généreux est devenu un « cela va de soi » pour la profession. À côté de l’usage massif des extraits de texte pour construire son cours (comme en témoigne la conception des manuels), il existe aussi le fameux « commentaire suivi » d’une œuvre philosophique d’un « auteur majeur ».

Signe de l’ouverture continuée du programme au fil de ses remaniements, les professeurs ont aujourd’hui le choix entre cinquante-sept auteurs différents : cela marque-t-il un signe de maturité, de tolérance, d’aboutissement du programme, loin de toute tentative dogmatique ? On sait par exemple que Spinoza fut exclu à la fin du XIXe siècle (certes, il reviendra vite), que le programme de 1973 s’était fendu d’une distinction assez étrange entre grands philosophes (ornés d’un astérisque) et philosophes mineurs… Mais les travaux sur la canonisation nous apprennent que les effets d’imposition d’un panthéon ne viennent pas toujours de dictées explicites et de programmes trop explicites. Les largesses et le flou consommé des programmes de philosophie n’ont pas empêché, loin de là (bien au contraire, aurait-on même envie de clamer !), la constitution d’un cercle finalement restreint d’incontournables.

Essayons de comprendre le raisonnement implicite qui peut amener à penser en termes de priorité, donc à être porté par un sentiment d’urgence : « quitte à ne faire qu’un an de philosophie, au moins les élèves auront-ils côtoyé untel ou untel, ceci ou cela ». Certes, l’idéal d’une culture commune semble aller de soi dans la perspective d’une instruction socialisante et émancipatrice : quel meilleur moyen pour penser ensemble que l’acquisition de repères communs depuis lesquels la construction d’idées neuves et la vigilance citoyenne pourront s’exercer au maximum ? Mais loin de fonctionner comme « réservoir » d’idées rationnelles susceptibles d’être réappropriées par les élèves en vue d’un exercice de la pensée critique, la canonisation des auteurs philosophiques fonctionne, en bien des points, à rebours des objectifs prêtés à l’enseignement de la philosophie.

Le paradoxe pourrait s’exprimer ainsi : la mise en forme des armes de la pensée critique (établissement plus ou moins tacite d’un corpus à enseigner) constitue en même temps un obstacle à la mise en pratique de ces outils critiques. Autrement dit, il semblerait que la volonté d’établir une liste de « monuments libérateurs » pour les jeunes individus formés par l’école sert moins ces derniers que les monuments eux-mêmes – et encore ! La canonisation, en tant qu’elle décide de ce qu’est la culture émancipatrice – au sens de la Bildung – vient entraver l’efficace même de la culture en prétendant la défendre et la valoriser. Essayons de comprendre cet effet réversif afin de mieux dégager les conditions de possibilité d’un certain usage des œuvres philosophiques qui distribue réellement des puissances encapacitantes pour les individus plus qu’elle ne les rend impuissants.

I – Les best-sellers du programme

Prenons donc comme objet la lecture suivie d’une œuvre, et revenons au programme de 1973 : premier programme à n’être qu’une liste d’auteurs – alors que les précédents programmes prescrivaient des œuvres ! Une liste d’auteurs est établie : un canon est donc explicitement ancré/encré. Ce canon fonctionne par cercle concentrique selon la logique de la participation : certains philosophes se voient attribuer un astérisque. Il y a donc les « grands philosophes », plus proches du cœur de la philosophie, et les autres, plus en périphérie. [1] De plus, la fonctionnalité de ce « commentaire suivi » d’une œuvre est drastiquement encadrée par une finalité évaluative : l’étude en classe d’une œuvre philosophique sert de support à l’épreuve de rattrapage de l’oral du baccalauréat. Le choix de l’œuvre à étudier est donc incliné par des paramètres scolaires : le professeur peut être tenté de privilégier les textes « faciles » puisque l’œuvre servira de support d’évaluation aux élèves scolairement « faibles » en philosophie.

Le cadre scolaire de la canonisation des textes philosophiques obéit donc avant tout à quelques critères négatifs qu’on peut facilement lister en discutant avec les professeurs de philosophie. Il faut exclure : la « densité » philosophique (exemple : Éthique, les trois Critiques) ; la « technicité » du vocabulaire (exemple : Husserl, Heidegger) ; la longueur du texte (pas plus d’une centaine de pages, si possible autour de la cinquantaine) ; la « distance » culturelle (les textes « antiques » et « médiévaux » requièrent des médiations et un temps lourd d’appropriation – ou alors on choisit de les ignorer) ; la non-rentabilité par rapport au programme (exemple : Esquisse d’une théorie des émotions de Sartre). Au final, on obtient une liste réduite d’œuvres et d’auteurs et surtout la topique du « passage archi-classique » : la Caverne de Platon, les quatre causes chez Aristote, le morceau de cire dans la Seconde Méditation, la séparation des pouvoirs chez Montesquieu, le projet critique de Kant dans la préface à la seconde édition de la première Critique, etc.

Pour rester dans le vocabulaire religieux du canon, demandons-nous d’où viennent les deux trinités qui se dégagent implicitement dans la culture philosophique scolaire ? D’abord de ce que la liste des auteurs est découpée en trois périodes – antique, classique et moderne. [2] Deux grands éditeurs scolaires consacrent chacun une collection spécifique aux auteurs de philosophie au programme ; leurs livres sont donc destinés à l’épreuve de l’oral. L’uniformisation de la canonisation y est flagrante, comme on peut le voir en analysant la concentration de leur effort éditorial sur les deux trinités :

Années 1988-2008 « Sainte Trinité » Platon – Descartes – Kant « Trinité dauphine » Aristote – Rousseau – Hegel (cumul)
Part quantitative des auteurs jugés canoniques par le programme de philosophie 5 % 10 %
Part de l’effort éditorial de HATIER 52 % 78 %
Part de l’effort éditorial de NATHAN 40 % 58 %

(source : d’après le catalogue des éditeurs et le catalogue de la BNF)

D’où vient une telle concentration ? La primauté causale est toujours le mystère qu’on voudrait percer : sont-ce les professeurs qui, choisissant toujours ces auteurs, entraînent les éditeurs à suivre la demande ? Ou bien sont-ce les éditeurs qui créent la demande en proposant des œuvres que les professeurs trouvent intéressantes à utiliser dans ces éditions scolaires ?

Quoi qu’il en soit, on pourrait justement objecter que cette statistique souffre de se cantonner aux éditions scolaires. Les professeurs de philosophie ne s’en servent peut-être pas tellement !... Soit. Prenons alors tous les éditeurs et regardons le « Top 5 » sur la même période : René Descartes, Discours de la méthode : 23 (ré)éditions ; Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine... parmi les hommes : 18 (ré)éditions ; Platon, Apologie de Socrate, ex æquo avec République [livreVII] : 16 (ré)éditions ; Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?  : 12 (ré)éditions. Une mention spéciale doit être attribuée au petit opuscule de Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme. Sous copyright Gallimard, l’ouvrage n’existe que dans la collection de poche « Folio » ; néanmoins, le nombre d’exemplaires vendus est le plus important dans la catégorie « philosophie » pour les années 2007-2008 – selon les chiffres du nombre des ventes des libraires. Bref, il y a bien un hiatus significatif entre la diversité des œuvres, permise en droit par le programme, et la diversité pratiquée en fait par les enseignants français. Quels problèmes cette canonisation de quelques auteurs pose-t-elle ?

II – Trois propriétés du canon philosophique

Pour comprendre les effets et propriétés de la canonisation, on peut se reporter au travail pionnier du romaniste allemand Ernst Robert Curtius. À la fin des années trente, il entreprend une vaste enquête qui devait s’intituler à l’origine Culture européenne. [3] Curtius dégage les origines païennes du canon – liées au classicisme, ses vertus d’excellence, sa figure d’élite sociale [4] – et surtout ses origines chrétiennes – problématique du canon biblique. L’équation est simple : en canonisant, on réifie, dès lors le canon devient un problème d’héritage. Le mot-clé est lâché : le canon induit des processus de transmission d’héritage dont l’école deviendra le moteur essentiel. Dès lors, dans quelle mesure le canon va-t-il demeurer compatible avec la perspective de libération de l’enseignement de la philosophie ?

Voyons quelles sont les propriétés du canon dégagées par Curtius. Tout d’abord, la tradition est considérée comme le matériau vital de la vie spirituelle dont le canon constitue la substance précieuse, la quintessence. L’intérêt de Curtius est de révéler la vérité de tout canon, l’essentialisme  : il existe de « grandes » figures culturelles qu’on peut objectiver en un panthéon bon et beau en soi. En effet, dans le contexte historique qui était le sien, Curtius voulait sauver la culture de l’opération d’amnésie mise en place par le nazisme. D’après Christine de Gemeaux, son projet de recherche est né en réaction aux attaques virulentes du IIIe Reich contre la culture : face aux tourments des années 1930, il « ressent l’impérieux besoin de réaffirmer les aspects positifs de la tradition … Quand tout s’effondre, le canon offre une dernière possibilité d’orientation. » [5] Le canon est pensé comme une arme contre les « barbares » : il doit permettre de « conserver, de restaurer et de consolider le plus précieux : la conscience de l’Europe ». Il faut impérativement à Curtius préserver les origines culturelles de l’Europe : sa tradition topique issue de la rhétorique antique et médiévale. Il n’est pas anodin que l’enseignement de la philosophie se soit replié sur son panthéon au fur et à mesure de sa démocratisation, quand florissaient en parallèle les diagnostics sur la « barbarie ». [6] Curtius est instructif pour nous : il a été un « Kulturkritiker conservateur » conséquent puisqu’il a « sciemment ‘‘instrumentalisé’’ le canon » face à la « pédagogie moderne à laquelle il reprochait de négliger les éléments vitaux de la tradition discursive. » [7]

Mais le canon est-il si efficace contre la barbarie ? Curtius a-t-il eu raison de voir dans l’immortalisation des « grands » un remède ? Car loin de libérer les individus, le canon procède sur le même mode opératoire que son adversaire la propagande : l’inculcation… Il y a un effet paradoxal du canon : Curtius voulait sauver les « plus grands » de la barbarie nazie, mais les effets à long terme de ce « sauvetage dans l’immédiat » se retournent contre les intentions du sauveur. Le sauvetage induit héritage et crée des dispositions rétives au développement de l’esprit critique : si la canonisation sauve les textes de la barbarie, elles ne sauvent pas les individus d’un devenir-barbare à l’encontre des textes.

Pour éclaircir ce paradoxe, on peut dégager trois propriétés essentielles du canon – qui concernent éminemment la philosophie comme discipline scolaire.

1) Premièrement, la canonisation est une entreprise de sanctification. Elle a pour effets objectifs de déshistoriciser et d’éterniser le canon ; elle a un effet subjectif de dévotion sur les « apprentis-philosophes ». Dire que la canonisation est une sanctification est quasiment une tautologie, mais cela a le mérite de souligner l’origine religieuse de la métaphore et fait directement rentrer dans la dimension initiatique du canon. La sanctification suppose des personnes habilitées : ce sont les historiens de la philosophie. Ils sont les gardiens qui assurent l’unité du corps philosophique : par-delà les amours de chacun, le rapport à la doxographie devient constitutif de la définition de l’acte de philosopher. Les rapports de jury du CAPES ou de l’agrégation constituent un véritable devoir de mémoire de la profession : la fréquentation personnelle des textes est jugée nécessaire, on se lamente sur les signes d’une connaissance de seconde main, etc. Ce fait identitaire devient prépondérant à partir de la seconde moitié du XXe siècle : il est corrélatif de l’accroissement de la liste des auteurs au programme et surtout du choix pédagogique de revenir à la fréquentation directe des textes. L’histoire de la philosophie devient le dénominateur commun d’un savoir savant dit « philosophique ». [8]

2) Deuxièmement, la canonisation est une entreprise d’objectivation, de réification. Elle a pour effet objectif de rigidifier le canon ; elle a un effet subjectif d’identification des « professeurs-philosophes » au canon. Cette deuxième dimension évite de se demander : qu’est-ce que la philosophie ? À cette question, la canonisation apporte une réponse immédiate : la philosophie c’est Platon, Descartes, Kant ; et est dit corrélativement « philosophe » celui qui possède ce bagage culturel. Au début des années 1990, une Inspectrice Générale peut fixer les objectifs de l’année de Terminale pour l’élève en ces termes : « qu’il connaisse l’essentiel des ‘‘grandes’’ philosophies (Platon, Descartes, Spinoza, Kant, Hegel). » [9] Ce rapport totémique à la culture induit par la canonisation devient le principe de l’identité philosophique. C’est ce que Bourdieu appelait la « philosophie objectivée  », dont il expliquait qu’elle « s’impose comme une sorte de monde autonome à ceux qui prétendent entrer en philosophie et qui doivent non seulement la connaître, en tant qu’élément de culture, mais la reconnaître, en tant qu’objet de croyance (pré-réflexive), sous peine de s’exclure du champ philosophique. Tous ceux qui font profession de philosopher ont un intérêt de vie ou de mort en tant que philosophes à l’existence de ce dépôt de textes consacrés dont la maîtrise plus ou moins complète constitue l’essentiel de leur capital spécifique. » [10] L’enjeu n’est rien moins que l’identité du corps philosophique.

3) Troisièmement, la canonisation est une entreprise de totalisation. Elle a pour effets objectifs de déréaliser le canon et de mutiler la culture ; elle a un effet subjectif de routinisation et de précipitation pour les professeurs. Le refus d’abandonner l’ambition totalisante du canon explique en grande partie le côté démentiel des programmes de philosophie. La totalisation est la dernière étape chronologique de la canonisation : elle correspond à un effort consensuel pour établir ce qu’il faut transmettre, décision lourde que seuls des sages peuvent prendre. Après l’intronisation des novices et l’adhésion des membres, c’est la mission de perpétuation des experts. Or, Pierre Aubenque signale le dangereux biais de cette attitude : « La tradition transmet et prolonge et, par-là, achève ; la tradition est ce qui prend la suite d’un commencement et par là supprime ce qu’il y avait de commençant en lui ; la tradition ne ‘‘s’étonne’’ plus ; la tradition résout l’aporie, alors que l’aporie est toujours vécue comme naissante... » [11] C’est pourquoi le canon entraîne une lecture révérencieuse, exégétique, bref liturgique, dont les présupposés répondent à une logique propre : « assurer aux textes canoniques la fausse éternisation d’un embaumement rituel. » [12] Initiation, participation, embaumement rituel : de bout en bout le canon respecte son sens religieux littéral. Les effets sont immédiats : comme le canon est nécessairement clos et limité – sinon ce n’est plus un canon –, on répète souvent les mêmes choses, c’est la routinisation  ; comme le canon est tout de même ambitieux – sinon il serait partial –, on doit se précipiter pour parcourir tous les trésors de l’humanité pensante, c’est la précipitation. [13] Les deux sont évidemment liés : c’est parce qu’il faut se précipiter à tout faire qu’on ne peut pas tant expérimenter différemment.

Ces trois propriétés dessinent le parcours d’une initiation : la sanctification permet l’intronisation des novices ; la réification est le socle de l’adhésion des participants ; la totalisation forclôt la mission de perpétuation des experts. Cette initiation s’oppose à la perspective émancipatrice d’une formation. Ces trois propriétés induisent les trois ennemis de la formation : information comme dogme en lequel croire, formatage comme posture inculquée, formalisme comme règles et repères à adopter.

III – Un exemple d’effet pervers : la dommageable densité des textes philosophiques scolairement « utiles »

Je crois qu’on peut affirmer sans risque que le principe à l’œuvre dans le choix des extraits et œuvres proposés aux élèves est celui-ci : « comme ils ne liront que peu de textes, autant bien les choisir. » Or, il me semble que ce bon sens pédagogique est aspiré dans une spirale qui renverse toutes ses intentions. Les qualités exigées des textes retenus sont autant d’indices objectivement rédhibitoires pour la création d’un désir de philosopher. (a) Unité problématique du texte : comme si un texte philosophique ne pouvait pas serpenter, digresser, filer une idée jusqu’à s’égarer. Dans les extraits récurrents, au sein des manuels scolaires, de Sénèque, Montaigne, Rousseau ou Marx on perd le meilleur de leur production, le sel de leur prose – qui les rend si charmants. Ainsi, faire croire aux élèves que Rousseau est à l’image du Contrat social (I, 6) est un biais culturel qui les éloigne des bonheurs de lecture hautement philosophiques de l’Émile ou la Nouvelle Héloïse. Qui pourrait avoir le désir de lire six cents pages de Rousseau après s’être cassé les dents sur les trente lignes où s’expose l’idée pure du « problème fondamental » du contrat social ? (b) Densité du texte : il doit se passer quelque chose à chaque ligne, comme si on ne pouvait pas lire de la philosophie avec le même plaisir qu’on avale un roman. Comment leur faire comprendre que Marc-Aurèle, Pascal ou Nietzsche peuvent aussi se lire négligemment le soir avant de s’endormir, ou qu’un cours de Foucault s’avale avec gourmandise quitte à rater les détails – et y revenir plus tard ? (c) Articulation logique du texte : comme si toutes les lignes écrites par des philosophes pouvaient supporter un niveau d’analyse parfaitement rationnel. Les élèves en viennent à croire que chaque ligne de philosophie cache une inférence soignée. La lecture scolaire de la philosophie est ici imprégnée de la finalité de l’examen : chaque texte est lu comme si on allait pouvoir en dégager une explication de texte. On leur fait alors subir un type de lecture qui convient peut-être à l’Éthique de Spinoza ou à un raisonnement d’Aristote ; mais rend-on justice à la richesse des écritures philosophiques en les passant au scanner de l’explication de texte ? (d) Représentativité du texte : comme si tout texte était nécessairement situé dans des discussions rationnelles et pertinentes – « voyez comme Aristote s’en prend à Platon, comme Rousseau critique Hobbes ou comme Kant répond à Hume ». Mais que faire du comique de la mauvaise foi, des délires proprement personnels, des invectives irrespectueuses et des problématiques proprement inédites ? Qu’on ne s’étonne pas de l’impression d’invincibilité des philosophes tels qu’ils sont présentés aux élèves…

Ce portrait du matériau philosophique en minéral précieux induit une impression d’illisibilité de la philosophie à long terme chez les élèves. Le raisonnement est on ne peut plus logique de leur part : étant donné la pénibilité de la lecture des textes que le professeur me donne, jamais il ne me viendrait à l’idée de lire un livre de philosophie tout seul et par moi-même. Ainsi, en voulant leur montrer le meilleur, le plus beau, le plus pur de la philosophie, on ne fait que les décourager.

L’objectif pédagogique de confrontation directe aux textes provoque un effet pervers en raison des principes de sélection des textes proposés à la lecture : l’impression de complexité décourageante qui en résulte ne paraît servir rien d’autre que la logique névrosante du canon intellectuel. La sélection des textes philosophiques contribue aussi fortement à créer l’impression de difficulté ; or, loin d’être intrinsèque à la philosophie, une telle difficulté est l’effet de la collusion entre dérives du canon et manque de temps. Faut-il faire croire aux élèves que la philosophie se lit comme ça ? Quel amoureux de la philosophie lit les textes de philosophie de cette manière, sinon pour se préparer à des examens ? La joie que j’éprouve à lire de la philosophie ne réside-t-elle que dans cette dimension parfaitement rationnelle ?

*

Le faux problème du souci de transmission de la culture par l’École réside dans cet échec inhérent à tout savoir imposé : par « amour » de la culture, on veut l’inculquer à des esprits. Mais quelle priorité se dégage d’une telle intention : veut-on émanciper les individus – la culture comme outil privilégié de libération – ou sauver la culture – prise comme fin en soi ? Dans ce dernier cas, les individus, supports vivants de la mémoire collective, sont considérés comme des moyens et non plus comme des fins. Mais quel intérêt peut-il y avoir à sauver Lucrèce, Rabelais ou Leibniz si c’est pour perdre la vitalité agissante qui était l’essence même de leur création ? Qu’a-t-on sauvé d’eux si on en a perdu l’esprit ?

Sébastien Charbonnier


[1Pour ne prendre qu’un exemple des éternels débats sur les « vrais » philosophes, on retiendra ce propos d’un inspecteur général de philosophie de la fin du XXe siècle : « Pascal ne représente pas pour nous un philosophe au sens où Descartes ou Kant sont des philosophes. On a laissé Machiavel parce que si on l’avait ôté, on aurait cherché des raisons, mais Machiavel n’est pas un philosophe. » – Jacques Muglioni ; cité par Bruno Poucet, Enseigner la philosophie, 1860-1990, Paris, CNRS Editions, 1999, p.353, note 70.

[2Bel effet de l’égalitarisme au sein du génial : pour ne pas heurter la sensibilité des dévots, on doit une révérence identique à chaque période de la pensée.

[3Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris, PUF, 1986 1948.

[4Dans la constitution civile de Servius Tullius, classici désignait les citoyens de premières classes, suffisamment fortunés pour payer l’impôt. Les classiques formaient l’élite sociale. Curtius développera dans une autre enquête, Besitz und Bildung, ce lien ténu entre la culture et la propriété.

[5Cf. la mise en contexte historique du travail pionnier sur la canonisation par Christine de Gemeaux, « Canon, archétypes et mémoire culturelle. E.-R. Curtius à la recherche de sens au milieu du XXe siècle », Études Germaniques, 62e année/n°3, juillet-septembre 2007, p.539-542.

[6Cf. par exemple Michel Henry, La Barbarie, Paris, Paris, Grasset, 1987 ; Jean-François Mattéi, La Barbarie intérieure : essai sur l’immonde moderne, Paris, PUF, 2004.

[7Cf. Christine de Gemeaux, art. cit., p.541. Le livre de Curtius contre une certaine « pédagogie moderne » est Deutscher Geist in Gefahr, Stuttgart/Berlin, Deutsche Verlagsanstalt, 1932.

[8Un indice parmi d’autres de ce repli : les auteurs « non philosophes » représentaient 26,5% des textes donnés au baccalauréat dans la troisième épreuve en 1972 jusqu’à ne représenter plus que 11,9% en 1995-1996. Cf. Louis Pinto, La Vocation et le métier de philosophe, Paris, Éd. du Seuil, 2007, p.65-67 et p.74-76.

[9Francine Best, « Témoignage », L’École des philosophes, n°1 : « La philosophie et sa pédagogie », p.13.

[10Bourdieu, « Élements pour une critique ‘‘vulgaire’’ des critiques ‘‘pures’’ », post-scriptum de La Distinction, Paris, Éd. de Minuit, 1979, p.580-581.

[11Pierre Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962, p.506.

[12Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Éd. du Seuil, 1997, p.59.

[13Il est tentant de faire un jeu de mots entre le sens chimique de la précipitation, image suggestive de ce qu’est un canon – œuvres « solides » créées par la réaction entre des génies et leurs thuriféraires avertis –, et la conséquence scolaire de précipitation dans le parcours de ce précipité.