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Les fautes de raisonnement des intellectuels patentés

(article paru dans Côté-Philo n° 6)

mercredi 28 janvier 2009

Durant le colloque [1] , un atelier a été consacré à l’étude des fautes de raisonnement, dont la typologie a été élaborée depuis Les réfutations sophistiques d’Aristote jusqu’au Système de logique de Stuart Mill, en passant par L’art de penser d’Arnaud et Nicole. Ces fautes, qu’on les nomme sophismes, paralogismes, ou en anglais « fallacies » ne se réduisent pas, loin de là, à des manquements aux règles formelles de la déduction. L’éventail en est infiniment plus large et leur étude relève de ce que les Anglo-Saxons appellent « informal logic ».

Les participants à l’atelier ont convenu que l’étude de ces fautes serait des plus précieuses pour les élèves, et que nous-mêmes étions souvent incapables, au pied levé, de les repérer, de les analyser et de les rapporter à un principe général.

Citons le faux dilemme, qui consiste à enfermer un choix entre deux termes, alors qu’il en existe d’autres ; la confusion entre la cause et la conséquence , inversion que Rousseau reproche à Aristote, s’agissant de savoir si les esclaves sont faits pour l’esclavage par nature ou par leur condition ; l’argument de « la pente fatale » qui prédit que si l’on adopte une mesure nouvelle, la pire de ses conséquences possibles se produira fatalement, et ce, quel que soit le contexte ; la corrélation non significative dont le risque hypothèque toutes les enquêtes statistiques ; les attaques ad hominem qui procèdent du fameux « d’où tu parles ? » pour discréditer sans examen l’argumentation du supposé « méchant ».

Les fautes relatives à la logique informelle sont nombreuses dans les débats entre intellectuels sachant argumenter.

Reportez-vous à la page « Idées », ou « Débats », ou « Libres opinions » du premier journal qui vous tombera sous les yeux après avoir posé Côté philo . Cherchez-y une « Réponse » à un article paru précédemment. Je suis prêt à parier que cette réfutation s’appuiera au moins en partie sur les fautes de raisonnement, auxquelles elle imputera la mauvaise conclusion de l’intellectuel pris à partie. C’est d’ailleurs ce qui se produit même entre nous, profs de philo pourtant nourris de logique formelle, dès lors qu’il y a désaccords et discussions.

Il y a donc urgence à éditer un traité du savoir-raisonner à l’usage des intellectuels patentés, fixant les règles à respecter et dont un chapitre serait consacré aux fautes de raisonnement dont ceux-ci s’accusent régulièrement les uns les autres. Et n’entre-t-il pas dans notre rôle de professeurs de philosophie d’enseigner explicitement aux élèves la nature des principales fautes de raisonnement ? À cela, on objecte fréquemment que la logique de la pensée ne doit exister qu’« à l’état pratique », qu’elle doit se modeler de façon originale sur la singularité d’une démarche philosophique concrète, qu’il serait stérile de la dégager et de l’enseigner pour elle-même.

Si je réponds que toute hygiène suppose des règles explicitées, et que toute justification rationnelle repose sur une procédure réglée, il se peut qu’on me reproche d’avoir commis une pétition de principe en posant pour prémisses de la démonstration ce qu’il fallait démontrer.

Si j’ajoute, filant la métaphore de l’hygiène du raisonnement, « évitons de ressembler aux médecins accoucheurs qui refusèrent de se laver les mains avant de procéder aux accouchements au prétexte qu’ils étaient des gens insoupçonnables », il n’est pas exclu que je combine l ’analogie fautive et la dramatisation excessive . Mais comment me le démontrera-t- on sans avoir mis préalablement sur la table les règles de ce qu’il faut et de ce qu’il ne faut pas faire ? Et s’agissant des élèves , si l’on veut les armer contre les principales fautes de raisonnement, faut-il attendre qu’ils les commettent pour les en instruire ? Procède-t-on ainsi lorsqu’on enseigne les règles de grammaire ?

Mais on objecte aussi que l’étude explicite et systématique de ces fautes ne conduit à rien d’autre qu’à un savoir formel. C’est ignorer que l’élève s’aperçoit vite qu’il ne lui suffit pas de connaître la définition générale de telle faute. Encore devra-il juger si dans tel cas concret elle est effectivement commise. Si, par exemple, telle généralisation est ou non effectivement abusive, si telle alternative est un vrai ou un faux dilemme. Or s’exercer à subsumer tel cas d’espèce sous la catégorie adéquate, ce n’est rien d’autre que s’exercer à juger.

La prochaine fois que vous dénoncerez une analogie abusive, qui est une des fautes les plus récurrentes, dans l’argumentation d’un interlocuteur, demandez-vous si vous sauriez exhiber dans sa généralité la règle fixant l’usage légitime de l’analogie et ses usages abusifs.

Vous serez surpris de constater une étonnante carence. Il devrait être facile d’y remédier, de se reporter ensemble à la règle, car dans son principe, la définition de cette règle générale et de ses abus ne devrait pas soulever de contestation. Certes, on peut présumer qu’un accord sur la règle bien explicitée ne suffira pas à éviter ou à vider la querelle. Mais la référence à la règle devrait au moins permettre de circonscrire l’examen sur les points litigieux.

Un mot encore. J’ai dit en préambule que toutes les fautes de logique informelle font l’objet de reproches réciproques dans les grands débats intellectuels contemporains. On ne peut donc pas m’objecter que je recommande de séparer l’étude des règles et l’analyse des contenus. Au contraire, au contraire. Quand on en vient à étudier les argumentations divergentes des philosophes sur un problème, la neutralité idéologique du professeur de philosophie peut se manifester avec éclat par son impartialité concernant les procédés des argumentations en présence.

À la limite, un arbitre ou un collectif d’arbitres experts en logique informelle devrait pouvoir déclarer telle analogie recevable ou irrecevable, en justifiant son jugement.

L’analyse critique des procédés utilisés dans une discussion philosophique ne sera pas d’un mince appui dans la formation du jugement de nos élèves, et de nous-mêmes


[1Colloque de l’ACIREPh « Apprendre à raisonner » des 23 et 24 octobre 2004