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Quelle formation pour les professeurs de philosophie ?

L’intervention de Claudine Tiercelin, professeur à Paris XII et présidente des jurys des agrégations externe et interne de philosophie, montre combien il important, pour penser toutes ces questions, de réfléchir aussi, et d’abord peut-être, à la place des savoirs dans la formation des professeurs de philosophie et les concours, parce que c’est d’elle finalement que dépend largement la manière dont le professeur se rapportera, dans son enseignement, à toutes ces connaissances indispensables pour penser.

dimanche 27 octobre 2002, par Acireph

Par Claudine TIERCELIN

 

Tout professeur de philosophie bâtit son enseignement à partir de ses propres connaissances, philosophiques et « extra philosophiques », qu’il a acquises tout au long de ses études universitaires et en préparant les concours, puis en suivant des sessions de formation continue, mais aussi en préparant ses cours, en continuant de lire activement et de se cultiver, et souvent également en menant des travaux de recherches, en écrivant lui-même une thèse, des articles, des livres. Nous autres professeurs de philosophie savons certes beaucoup de choses. Mais quoi au juste ? Et ce que nous savons été bien ce dont nous avons besoin pour former nos élèves ? Ces questions sont sans doute très difficiles à circonscrire, mais elles sont inévitables dès lors qu’on s’interroge sur la place des connaissances dans notre enseignement.

Pour réfléchir avec nous à cette question, nous avons invité Claudine Tiercelin qui était alors présidente des jurys des deux agrégations de philosophie, externe et interne, parce que sa fonction nous a paru constituer un poste d’observation privilégiée pour l’examen de ces problèmes.

Cet échange franc et sans langue de bois entre une centaine de professeurs de philosophie de tous grades et une présidente du jury d’agrégation de philosophie était incontestablement une « première ».

Son intérêt ne réside pas seulement dans les analyses, les réflexions et propositions qui ont été avancées. Il a été marqué à la fois par la manifestation d’un certain nombre de divergences d’appréciation - résultant notamment de la diversité des expériences, des situations et des attentes des uns et des autres- sur lesquelles il convient de réfléchir mais aussi par la volonté commune à tous les participants, et particulièrement exprimée par Claudine Tiercelin, d’aller au fond des choses sans aucun tabou, de faire apparaître des problèmes qui sont communs à tous les membres de la communauté philosophique, et d’essayer de voir ensemble comment nous pouvons y faire face.


 

La présidence du jury d’agrégation est peut-être un poste d’observation privilégié, mais je ne l’occupe que depuis trois ans et, quand j’ai pris mes fonctions, je n’avais aucune expérience de la chose. Certes, j’ai désormais l’expérience de six concours (puisque je préside les jurys des deux agrégations, externe et interne), mais je ne prétends pas être en mesure de donner plus qu’une toute petite photographie de la situation, laquelle est, par ailleurs, comme vous le savez, très complexe, et aussi très contrastée.

Il y a une première chose que l’on doit constater, s’agissant du moins de ces deux agrégations de philosophie : c’est une institution qui fonctionne relativement bien. C’est important de le dire parce nous avons tous tendance, dans notre discipline, à trop vite sombrer dans le catastrophisme. L’agrégation ne fonctionne pas si mal et j’en veux pour preuve deux indices.

Premièrement, il y a tous les ans, un nombre suffisamment important de candidats qui sont admissibles simultanément à l’agrégation externe et au CAPES pour qu’on puisse être certain que la réussite à ces concours n’est pas l’effet du hasard : il y a des règles et des exigences, et si on s’y tient, elles donnent des garanties, certes pas infaillibles, mais assez bonnes de succès. C’est un indice encourageant pour les candidats. Le second indice également rassurant, c’est la proportion importante de bi-admissibles d’une année sur l’autre à l’agrégation : 26 sur 80 à la dernière session, 25 à la précédente ; là encore, les candidats peuvent se dire : si on travaille…

Certes, le rapport entre le nombre des présents aux concours et le nombre des reçus est extrêmement faible : ainsi, en 2002, il était de 7,44 % à l’agrégation et de 3,6% au CAPES. Il n’y a guère que l’histoire, l’éducation physique et l’arabe où la situation soit pire. Mais on peut aussi lire ces chiffres d’une autre manière et mettre l’accent sur le nombre encore important de candidats qui passent les concours, malgré leur sélectivité. Cela montre bien qu’il y a dans notre discipline toujours la même ferveur, la même volonté d’un certain nombre d’étudiants de ce pays de faire des études de philosophie et de devenir des enseignants. C’est extrêmement encourageant.

Bien entendu, s’il y a autant de présents et si peu d’élus, cela signifie qu’il nous faut travailler sur plusieurs fronts : celui du nombre de postes bien sûr, mais aussi à une meilleure adaptation entre le type de formation que reçoivent les étudiants de philosophie et ce que l’on attend d’eux au concours. A cet égard, les rapports de jury sont émaillés de constats extrêmement sévères. Moi-même, à l’issue de la première session que j’ai présidée, j’avais été suffisamment alarmée par un certain nombre de faits pour écrire dès le mois septembre 2000 au ministre Jack Lang : je lui avais fait part de mes préoccupations et avais suggéré que soit menée une réflexion approfondie à laquelle seraient associés le plus grand nombre possible d’acteurs de la communauté philosophique. Comme vous le savez sans doute, le Ministre a diligenté une mission qu’il a confiée à l’Inspecteur Général honoraire André Pessel. Celui-ci a rencontré l’actuel jury, les anciens présidents de jury, un nombre considérable d’universitaires et d’étudiants dans toute la France, et a mené un travail de réflexion tout fait remarquable. Il a fait des propositions dont j’espère qu’elles seront vraiment suivies d’effets (1).

 

Un « manque d’esprit de sol »

Je commencerai par les points noirs. Le premier type de difficulté, à mes yeux le plus important, c’est, pour reprendre l’expression d’un des rapporteurs de la session 2002, le « manque d’esprit de sol » des candidats, c’est-à-dire une incapacité à considérer que, lorsqu’ils sont en situation de concours, ils ont à faire quelque chose qui n’est pas foncièrement différent de ce qu’ils feront dans leurs classes (s’ils sont candidats du concours externe) ou de ce qu’ils y font déjà (s’ils sont candidats du concours interne) : prendre à bras-le-corps une notion, la décomposer, trouver un problème, dégager des enjeux, construire une problématique, montrer un chemin en exhibant un certain nombre de raisons et parvenir clairement à une conclusion.

C’est une chose que, j’en suis sûre, les candidats de l’agrégation interne font en tant que professeurs d’une façon naturelle dans leur classe. Ils le font, sinon ils ne pourraient pas finir leurs cours ! Comment expliquer qu’en situation de concours, tout à coup, cette espèce d’imprégnation du discours dans la réalité disparaisse ? Mais c’est la même chose pour les candidats de l’agrégation externe : dès qu’on les interroge sur un sujet aussi classique que, par exemple, « qu’est-ce qu’un citoyen ? », il est étonnant de voir à quel point la plupart n’envisagent jamais de prendre le moindre exemple concret, ni de se référer à une expérience qu’ils ont pu faire. C’est, je vous l’avoue, aussi étrange que préoccupant.

On peut se demander à quoi cela est dû. Assurément d’abord à une fausse représentation qu’on se fait du concours, comme d’une épreuve initiatique par laquelle on doit passer. On est là, tout endimanché dans ses concepts et dans ses problèmes, et on se dit : il ne faut surtout pas que j’aie l’air « plouc » en prenant un exemple terre à terre ; il faut que je m’élève à la hauteur de la situation. Il y a peut-être ici une réflexion à mener : comment faire pour désacraliser cet événement qu’est le concours ? Comment aider les candidats à se défaire d’une certaine représentation de la cérémonie du concours ?

Ensuite, les candidats ont tendance à penser qu’une dissertation ou une leçon de philosophie, c’est avant tout l’occasion de montrer son habileté rhétorique et sa capacité à effectuer un certain type de jonglage conceptuel en apesanteur. Plus profondément, ce qui est en jeu ici, je crois, c’est la représentation qu’on se fait de la philosophie générale et de son rapport aux connaissances. A cet égard, la différence d’attitude de beaucoup de candidats entre l’actuelle leçon A (métaphysique, morale et politique) et la leçon B (logique, épistémologie, sciences humaines, esthétique) est significative : on tient la leçon A pour la leçon « chic », pour la vraie leçon, celle où il s’agit de briller ; à la leçon B, il suffirait de faire état de « quelques petites connaissances » qu’on a dans les domaines en question pour que le jury soit content. Bien entendu, ceci est absurde : les critères aux deux leçons sont les mêmes. Il ne peut y avoir de bonne leçon de philosophie générale qui ne soit pas nourrie d’un certain nombre de contenus, et il faut évidemment savoir autant de choses en morale et en politique qu’en logique et en épistémologie.

Cette différence d’attitude envers la leçon A et la leçon B est significative d’une représentation de la philosophie générale tout à fait curieuse qui tend à la rapprocher de la rhétorique et à l’éloigner des savoirs. Le plus souvent, ce qui est en cause derrière tout cela — appelons un chat un chat —, c’est une certaine idée aussi de la philosophie et de son rapport aux sciences, y compris aux sciences humaines : la logique et l’épistémologie, tout particulièrement, ne sont pas tenues pour la « vraie » philosophie. Quand elles ne sont pas, purement et simplement, identifiées à la non-pensée, elles semblent en tout cas moins nobles que la métaphysique, la morale ou la politique. Il y a là une vision de la philosophie qui est rarement avouée, mais qui n’en est pas moins très présente à l’arrière-plan. Mais, répétons-le, cela vaut aussi pour les autres domaines comme l’esthétique et les sciences humaines où on a l’impression que là, plus qu’ailleurs, il faudrait « savoir des choses ».

La question que nous devrions nous poser est donc la suivante : que faut-il mettre sous le terme « philosophie générale » ? Que faut-il « savoir » pour faire une bonne leçon — ou un bon cours — de philosophie ? Mais aussi : quel rapport la philosophie doit-elle entretenir avec les savoirs positifs ? C’est une réflexion que nous devons tous mener, aussi bien au lycée qu’à l’université. Elle s’impose d’ailleurs d’autant plus que les relations entre la philosophie et les savoirs, la recherche contemporaine en témoigne, ne sont pas unilatérales et, en tout état de cause, ne se limitent sûrement pas à une pure description, voire vénération par la première des seconds : bien souvent même, aujourd’hui, loin de leur être extérieure, la philosophie participe à l’élaboration de ces savoirs (en sociologie, en psychologie, en économie, en linguistique, dans le domaine des sciences cognitives, en théorie de la décision, etc.).

 

La « manie historienne »

Mais une telle réflexion suppose qu’on s’interroge également sur les rapports entre philosophie générale et histoire de la philosophie, ce qui m’amène au deuxième défaut majeur qu’on rencontre dans les copies et les prestations des candidats — et qui va de pair avec le premier, le « manque d’esprit de sol » — : c’est, pour reprendre ici encore l’expression d’un des rapporteurs 2002, la manie historienne.

Entendons-nous bien : je ne vise pas là le recours indispensable aux grands textes et à l’histoire de la philosophie pour alimenter sa réflexion. Il est clair qu’on ne saurait faire de philosophie sans confronter en permanence sa propre pensée à ce que d’autres avant nous ont pensé. Il y a un progrès dans la pensée, un progrès dans l’élaboration des problèmes et il est clair que l’histoire des problèmes — par quoi j’entends non seulement leur histoire ancienne et moderne, mais aussi l’histoire contemporaine des problèmes — est fondamentale pour la réflexion.

Quand je parle de manie historienne, je vise une certaine manière de confondre l’ancrage des problèmes philosophiques dans l’histoire avec de simples exposés doxographiques ou doctrinaux. Au lieu d’affronter clairement un sujet, on dit « X a dit ceci, mais Y a dit cela, etc. ». Certes, c’est plus facile : plutôt que de s’avancer en première personne, on se réfugie derrière ce que X ou Y ou Z a pu dire. Mais il faudrait peut-être aussi se demander si, dans cette difficulté qu’on a de plus en plus à s’engager philosophiquement et à prendre parti, il n’y a pas quelque chose qui nous est propre, à nous autres philosophes français, et qui est lié à une certaine formation. Je ne suis pas sûre que de jeunes américains — et je suis même sûre du contraire —, quand ils ont à développer un concept ou un problème, aient aussi peur de dire : eh bien, moi, je pense ceci pour … 1ère raison, 2ème raison, 3ème raison, … et puis voilà les objections qu’on pourrait faire à ma position, etc. Je suis extrêmement frappée par la rareté des leçons et des dissertations où le candidat explique que, sur le problème en question, on peut avoir une certaine position pour telle ou telle raison, puis présente les difficultés de cette position, etc. Il y a un manque d’engagement : on se réfugie derrière ce que Spinoza ou Kant ont dit.

Répétons-le : il ne s’agit évidemment pas de rejeter l’histoire de la philosophie, mais de réfléchir à une articulation meilleure et vraiment constructive entre histoire de la philosophie et philosophie générale. En outre, faire de la bonne histoire de la philosophie, c’est être capable de contextualiser les auteurs. Je suis frappée de constater que certains candidats savent tout, par exemple, sur Leibniz ; mais si celui-ci a emprunté tel ou tel concept à la science de son temps, disons, à la théorie des probabilités et à Bernoulli, ils sont incapables de faire le lien. Enfin, il y a une espèce de frilosité à l’égard de l’histoire de la philosophie telle qu’elle est en train de se faire aujourd’hui : les grands auteurs contemporains du XXe siècle font d’ores et déjà partie de l’histoire de la philosophie. Mais, pour beaucoup de candidats, on a l’impression que la philosophie s’est arrêtée à Kant !

Sur la manière de concevoir ce que pourraient être des rapports féconds entre histoire de la philosophie et philosophie générale, il n’est peut-être pas inutile de rappeler les nombreux faux-problèmes soulevés ces dernières années autour de l’opposition, dans la philosophie contemporaine, entre la tradition dite « continentale » et la tradition dite « analytique » : il y aurait ainsi une manière analytique de faire de la philosophie qui pourrait s’exercer sans le moindre recours à l’histoire et aux auteurs. Il suffit d’avoir travaillé dans cette tradition pour s’apercevoir que c’est complètement faux, puisqu’au sein de la tradition analytique elle-même, on trouve beaucoup de gens qui sont de vrais historiens de la philosophie, par exemple des historiens de la pensée aristotélicienne, des historiens de la philosophie médiévale, etc.

Le vrai questionnement devrait plutôt être le suivant : il s’agit de savoir si, quand on étudie la philosophie, on doit privilégier l’accès historique à une question ou bien s’il faut plutôt privilégier l’analyse conceptuelle et la démarche argumentative. Je pense pour ma part que c’est cette seconde démarche qui devrait prévaloir. Je dis « prévaloir », car elle n’est pas, à mes yeux, antithétique de la première. Un des grandes chances de notre enseignement en France est que nous sommes traditionnellement très bons en histoire de la philosophie. C’est évidemment quelque chose que nous devons préserver. C’est pourquoi d’ailleurs je suis très attristée quand je vois que le contact de trop d’étudiants avec les textes est un contact non pas direct mais de seconde main, à travers des ouvrages de vulgarisation, des anthologies, des manuels de préparation aux concours, etc. Je trouve cela inquiétant, car il est clair que sans l’accès direct aux grands textes et sans leur fréquentation assidue, on ne peut pas s’en sortir en philosophie. Assurément, ce qui reste le plus important, c’est la pensée en acte, c’est-à-dire la manière dont on se réapproprie en permanence les textes et dont on développe à partir d’eux sa propre position, en essayant de la défendre « mordicus », quitte à s’attirer un certain nombre d’objections de la part de celui qui soutient une position contraire. Mais il n’y a pas du tout lieu d’opposer les deux types de démarches et encore moins de suivre une certaine tendance que l’on peut observer dans l’enseignement de la philosophie en France, qui consiste à se replier exclusivement sur l’histoire de la philosophie.

J’ai surtout évoqué, pour l’instant, des points noirs. Mais je voudrais aussi souligner un fait majeur sur lequel nous n’insistons pas toujours assez, me semble-t-il, dans notre discipline et plus généralement en France : la philosophie professionnelle à l’échelle internationale n’a jamais été aussi vivante. Cela me paraît une évidence. En témoigne, entre autres, la quantité de revues européennes et internationales qui sont d’une vitalité extraordinaire. Le nombre des étudiants en philosophie est extrêmement important, mais cela est vrai aussi du nombre des problèmes qui sont actuellement ouverts et débattus. Et la qualité des travaux est très élevée, pas seulement en épistémologie et en philosophie de l’esprit, mais aussi en philosophie politique, en philosophie morale ou en métaphysique. Il existe par exemple une jeune école australienne de métaphysique qui est tout à fait remarquable.

C’est précisément parce que la philosophie professionnelle internationale n’a jamais été aussi vivante que nous avons le devoir d’améliorer chez nous ce qui, à mon avis, peut l’être.

 

Lutter contre toutes les cloisonnements 

Alors, comment avancer ? Il nous faut, je crois, d’abord et avant tout, lutter contre toutes les formes de cloisonnement : contre le cloisonnement entre la philosophie et les autres disciplines, mais aussi et surtout contre les cloisonnements institutionnels et intellectuels à l’intérieur de la philosophie.

Commençons par le premier point : il faut lutter contre le cloisonnement des savoirs. Nous ne pouvons pas rester dans notre coin et tout ignorer des savoirs en train de se faire et à l’émergence desquels, parfois, dans les secteurs les plus pointus de la recherche, la philosophie elle-même participe. Cela a des incidences sur la formation des étudiants. Il faudrait que les études de philosophie soient peut-être un peu mieux associées à d’autres types de cursus, à des études d’histoire, de droit, de mathématiques, etc. Cela permettrait aussi aux étudiants d’avoir d’autres débouchés que l’enseignement. Cela ne signifie pas du tout qu’il faudrait instituer des cursus au rabais. Dans d’autres pays que le nôtre, il existe des filières philosophie-droit, par exemple, qui marchent très bien. On peut tout à fait imaginer des cursus doubles (et non pas, entendons-nous bien, dédoublés) philosophie-économie, philosophie-histoire, philosophie-lettres classiques, etc.

S’agissant de la formation des professeurs et des concours de recrutement, il y a un problème auquel nous devons tous réfléchir : que faut-il exactement savoir d’une autre science pour en parler philosophiquement ? Ce n’est pas une question facile. Comment éviter la simple vulgarisation, étant entendu que les enseignants de philosophie ne peuvent pas devenir — et n’ont pas à devenir — des biologistes, des physiciens, des mathématiciens, des économistes, des juristes, des historiens, etc. C’est d’ailleurs un problème qui se pose à chacun de nous. Croyez-vous que les membres du jury d’agrégation soient tous calés en physique, en biologie, en sociologie, en psychologie ? Que devons-nous savoir au juste ? D’autant plus que les savoirs sont de plus en plus complexes.

Il y a là un problème délicat, pour lequel il ne saurait exister de réponse facile, mais qu’il faut affronter : quel est le savoir minimal qu’il faut donner aux étudiants et aux futurs professeurs ? Là comme ailleurs, il va falloir déterminer, c’est-à-dire faire des choix. Il y a donc toute une réflexion à mener sur les cursus universitaires. Il existe par exemple les fameuses « options découvertes » mais qu’on n’utilise pas suffisamment. On pourrait mieux tirer profit des cours d’histoire, d’économie, de psychologie ou de droit ouverts aux philosophes : favoriser les passerelles, les échanges, insister certes sur la spécificité des démarches mais aussi sur leur complémentarité, voire sur les concepts et problèmes communs, plus qu’on ne le croit souvent, à ces domaines et à la philosophie. 

Il y a une autre forme de cloisonnement à laquelle je suis très sensible : c’est la situation d’isolement, chacun dans son établissement, dont souffrent beaucoup de professeurs du secondaire. Après l’agrégation interne, certains m’écrivent, ou viennent me voir, pour me dire : j’aimerais bien pouvoir rencontrer des collègues, discuter, mais je suis dans telle petite ville, et je ne vois personne. Je suis très étonnée : je pensais qu’il y avait des associations… Cela me laisse assez perplexe sur la capacité des uns et des autres à se regrouper et à discuter.

Je le dis devant vous. Mais je le dirais pareillement à d’autres professionnels de la philosophie. Comment peut-on espérer améliorer quoi que ce soit dans cette discipline si un certain nombre de collègues continuent de regarder « de haut » ce qui se passe « en bas » ? Vous le savez comme moi : nous sommes tous des philosophes ! — Bien entendu. Mais quel rapport y a-t-il entre un professeur du lycée technique de Landerneau et un chargé de recherche au CNRS dont la grande préoccupation est de savoir comment il va bien pouvoir réussir à aller faire une conférence à l’université de Canberra le mardi et une autre à celle d’Uppsala le mercredi ? Je dis cela en souriant, mais je trouve cela en réalité très préoccupant. Il y a évidemment un gouffre entre les situations, et aussi, me semble-t-il, une indifférence de certains à l’égard de ce qui se passe dans la discipline, qui est extrêmement grave.

L’une des richesses de notre discipline dans ce pays, c’est sa présence à des niveaux différents et dans des lieux très divers : dans les lycées comme dans les universités, dans les classes préparatoires comme au CNRS ou aux Hautes Etudes, dans les séries technologiques comme au Collège de France. Mais il faudrait pouvoir faire des sutures plus solides et plus fréquentes entre ces différents endroits. Il faut vraiment travailler à ce que des liens continus se tissent de plus en plus étroitement entre tous ces niveaux. Je parle de « liens continus » parce que vous allez me dire : « mais dans les lycées, on a de temps en temps des journées de formation, avec des universitaires, des chercheurs ou des professeurs de khâgne qui viennent nous instruire. » C’est très bien ces journées. Mais, d’abord, elles sont ponctuelles. Et puis nous savons tous comment cela se passe. J’ai été professeur de lycée moi aussi (au lycée technique de Gennevilliers, à Paris, à Montivilliers, au lycée Mounier de Grenoble ou encore à Voiron), et j’allais naturellement à ces journées. Et je me disais souvent : mais enfin, pour qui nous prennent-ils ? Pourquoi cette condescendance ? Ils devraient tout de même savoir qu’un certain nombre de professeurs de lycée ont, eux aussi, des publications, des thèses, etc.

Il faut donc que les liens entre le second degré et l’université soient à la fois plus continus et plus authentiques.

Ces liens doivent fonctionner dans les deux sens : des professeurs de lycée vers les universités et des universités vers les lycées.

Des lycées vers les universités. Il faut absolument que les professeurs, une fois qu’ils sont dans leur lycée, se disent : je continue à travailler, à écrire, à publier ; je m’associe à ce qui se fait dans tel séminaire de recherche, je participe à telle journée de formation ou au colloque de telle association, je m’inscris à un doctorat, etc. Cela peut prendre toutes sortes de formes. Il faudrait d’ailleurs envisager — Pessel le propose dans son rapport — que ce type d’investissement soit valorisé dans la carrière des professeurs de lycée et qu’on tienne compte du travail de recherche qu’ils effectuent. Cela veut dire aussi que ceux qui souhaitent s’y engager doivent pouvoir obtenir les moyens de le faire. On ne peut pas prétendre parler sérieusement de formation continue (je parlerais plus volontiers d’une impérative formation continuée) si on ne donne pas plus de moyens aux professeurs du secondaire qui font des demandes en ce sens, par exemple, sous la forme de congés sabbatiques pour terminer une thèse.

Des universités vers le lycée. Quand je fais chaque année, au terme du concours, mon petit discours aux lauréats de l’agrégation externe, je finis toujours en leur disant : « Vous êtes contents d’avoir eu l’agrégation. Bien. Mais, maintenant, êtes-vous tous en train de vous dire : que vais-je bien pouvoir inventer pour échapper au lycée ? » C’est désolant ; car — je le sais pour l’avoir moi-même expérimenté — l’enseignement en lycée est absolument irremplaçable. Or actuellement, il y a une tendance, chez beaucoup de jeunes agrégés ou certifiés, à se dire : on va accumuler les allocations de recherche, les postes de moniteurs, etc. Et on se retrouve finalement propulsé à l’université sur un poste de maître de conférence sans avoir mis les pieds dans un lycée. Je trouve que c’est absolument dévastateur. Il faut que les jeunes gens qui sont allocataires de recherche ou moniteurs normaliens dans les universités aient aussi un lien réel avec l’enseignement secondaire et qu’ils aillent y enseigner au moins un certain temps, y faire des stages. C’est crucial sur le plan pédagogique, quelle que soit, par après, la carrière à laquelle on se destine. Par ailleurs, quand on passe un concours de recrutement, n’est-ce pas une exigence éthique minimale que de se dire : on va devenir professeur. Cela aussi fait partie du contrat.

On a donc vraiment besoin de tisser des liens beaucoup plus réels et beaucoup plus souples entre l’université et le secondaire. C’est indispensable si l’on veut éviter à la fois cette espèce d’amertume qui me frappe beaucoup chez un certain nombre de collègues du secondaire, et l’espèce d’indifférence qu’on rencontre chez un certain nombre d’universitaires ou de chercheurs du CNRS.


(1) Ce rapport remis au ministre en juillet 2001 est consultable sur divers site internet. Sur la base de ce rapport, une réforme du programme et des épreuves des deux agrégations et du CAPES a été publiée au Journal Officiel du 21 décembre 2002 (l’intervention de Claudine Tiercelin que nous reproduisons ici date du 25 octobre 2002). Sur cette réforme, on peut aussi lire Jean-Jacques Rosat, « Moins d’histoire de la philosophie à l’agrégation », Côté Philo, n°1, fév. 2003 (cf. rubrique Côté-Philo sur notre site).

 

 

---- DISCUSSION ---

 

— Vous avez évoqué tout à l’heure la leçon B. Mais est-ce qu’on n’y demande pas aux candidats de parler de choses qu’ils ne connaissent pas — en logique, en épistémologie, en sciences humaines, en esthétique — et surtout sur lesquelles ils n’ont pas été formés ?

— En toute rigueur, ils ont été formés. Il y a, dans le cursus universitaire, une formation en logique, en épistémologie, en esthétique ; et on ne demande rien de plus, rien de moins aux candidats aux concours que ce qu’on demande effectivement à des étudiants qui ont suivi un cursus universitaire classique.

— Mais ce cursus est-il aussi systématique et cohérent que vous le dites ? D’abord, ce cursus complet est-il présent dans toutes les universités ? Et puis surtout, par le jeu notamment du choix des unités de valeur, n’est-il pas fréquent que les étudiants passent au travers, c’est-à-dire arrivent au concours sans avoir jamais vraiment fait d’épistémologie, ou de logique, ou d’esthétique ? Pour ne rien dire de domaines qui me paraissent très peu présents comme le droit, l’économie ou même la sociologie.

— Je reconnais que ce cursus, tel que je le décris, correspond peut-être à une vision parfois un peu théorique. Néanmoins, il y a des textes et il y a un certain nombre d’UV dont, en principe, vous ne pouvez pas faire l’économie.

Mais je vais vous dire pourquoi, en fait, dans l’un des domaines au moins que vous évoquez, celui de la logique, on peut avoir l’impression que beaucoup de candidats passent au travers. Il y a un certain nombre d’années, les élèves des khâgnes qui préparaient le concours de l’ENS en philosophie devaient obligatoirement passer une épreuve de logique. Celle-ci a été supprimée, moyennant quoi, aujourd’hui, les étudiants qui, après la khâgne, grâce à un système d’équivalences, poursuivent leurs études à l’université au-delà du DEUG peuvent très bien ne jamais avoir eu à suivre le moindre cours de logique. Et comme, bon nombre de candidats à l’agrégation sont des normaliens ou d’anciens khâgneux, ils peuvent se présenter au concours sans avoir jamais reçu le moindre enseignement de logique. Là, je n’ai pas de recette.

— Peut-être est-il temps que quelqu’un se charge de dire des choses qui fâchent. Premièrement, vous avez parlé de l’inadéquation entre les normes du concours et les représentations que s’en font les candidats ; mais vous n’avez rien dit d’une autre inadéquation : celle qui existe entre les normes du concours et l’exercice concret du métier de professeur de philosophie. Les concours récoltent largement ce que l’enseignement supérieur fabrique et leurs normes restent pour l’essentiel des normes de cooptation : les candidats arrivent avec une formation d’histoire de la philosophie et c’est là-dessus qu’ils sont avant tout jugés. Peut-on parler d’une véritable formation ? N’est-ce pas plutôt, à la limite, de l’ordre du formatage ?

Deuxièmement, vous déplorez le manque d’engagement des candidats. Mais est-il vraiment surprenant ? Les enjeux sont paralysants. A vous entendre, il faudrait que les candidats développent des problématiques de façon vraiment désintéressée et décontractée, en oubliant qu’ils passent un concours et en faisant semblant, à la limite, de ne pas le passer ! En outre, ce que vous demandez supposerait, de la part de gens qui sont encore étudiants, une maturité, un recul et une capacité de digestion de leur culture philosophique qu’il me paraît complètement irréaliste d’exiger d’eux.

La proposition que je voudrais faire vous semblera peut-être incongrue, mais j’ai envie de dire :il ne devrait plus y avoir de concours qu’interne ! Le concours deviendrait une sélection de confirmation professionnelle pour des gens qui exercent déjà le métier. D’une part, ils auraient eu le temps de vérifier la solidité de leur projet professionnel. Et puis, on leur donnerait le temps aussi de cette maturité ou de cette maturation nécessaire. Vous avez évoqué les qualités des étudiants américains. Oui, mais aux Etats-Unis, il n’y a pas de concours destiné à sélectionner une fois pour toutes à 25 ans les professeurs de l’enseignement secondaire. Je crois que ce système où nous sommes mériterait autre chose que des discussions sur l’équivalence d’importance de la leçon A et de la leçon B.

— Pardonnez-moi, mais, quant aux constats que vous faites, il me semble qu’il n’y a rien dans mon propos qui s’oppose vraiment à ce que vous dites. Je n’ai sans doute pas été bien comprise.

S’agissant de votre première remarque, sur ce que vous appelez le « formatage », il me semble que ce que j’ai dit va dans le même sens : il faut s’interroger sur la formation que reçoivent les futurs professeurs et, sur un certain nombre de points, la revoir. Dans le rapport que j’ai évoqué tout à l’heure, André Pessel avance, par exemple, une proposition qui me paraît très intéressante : il faudrait, dit-il, pouvoir regrouper, dès la seconde année de DEUG, les étudiants qui veulent passer les concours et devenir professeurs pour, d’une part, leur assurer une sorte de tutorat dans leurs études (conseils de lecture, conseils de travail, formation aux exercices et notamment à la dissertation, etc.), et, d’autre part, leur offrir des enseignements (en sciences de la nature, en sciences humaines, en droit, etc.) qui leur permettraient d’acquérir les savoirs non-philosophiques qui sont indispensables pour faire de la philosophie. Ce n’est évidemment pas facile à mettre en place, mais je suis convaincue qu’il faut aller dans cette direction, et que c’est possible : c’est une question de volonté, et aussi de moyens financiers, bien entendu.

Vous me dites — c’est votre seconde remarque — : on a au concours des exigences qui sont hors de la portée de jeunes gens de vingt-cinq ans. Jusqu’à un certain point, je suis d’accord avec vous. Il y a une question que je me pose chaque fois que j’ai à évaluer un candidat : qu’est-ce que j’aurais dit, moi, à son âge là-dessus ? Est-ce que j’étais tellement plus maligne ? Et les membres du jury se disent cela en permanence : à leur âge, aurions-nous fait aussi bien ? Et c’est vrai que, dans notre discipline, cet effort de maturation que vous évoquez est fondamental. Ce n’est pas comme en mathématiques où il vaut mieux avoir trouvé le théorème avant trente ans. En philosophie, on a besoin de temps.

Il est vrai également que le concours met les candidats dans une situation stressante et déstabilisante qui est loin d’être optimale. Ce n’est jamais qu’une photographie, terriblement cruelle d’ailleurs, puisque en quelques heures vous jugez cinq années d’études, au minimum, et qu’à chaque session un certain nombre d’étudiants qui ont pu, auparavant, produire des travaux de maîtrise ou de DEA tout à fait remarquables n’obtiennent à l’agrégation que des notes extrêmement médiocres. C’est aussi quelque chose que je trouve très préoccupant : comment se fait-il que des jeunes gens qui ont montré de réelles capacités à la recherche et fait preuve d’une vraie maturité philosophique échouent par ailleurs lourdement à l’agrégation ?

Mais là où je ne peux plus vous suivre, c’est dans la conclusion que vous tirez de cette situation. Vous suggérez de supprimer l’agrégation et de la remplacer par un concours interne de promotion. Mais ces collègues qui seront déjà dans une situation d’enseignement, comment allez-vous les recruter ? Où irez-vous les chercher ? Il vous faut bien un point de départ. Que proposez-vous à la place du concours de recrutement ? Tout autre système d’évaluation risque fort d’être, cette fois, un pur système de cooptation, ce qui me paraît extrêmement dangereux. Un concours national, avec des gens qui vous notent de façon anonyme, c’est tout de même une garantie de justice et de démocratie qu’il me paraît indispensable de préserver. Le concours actuel a des défauts ? Eh bien, essayons ensemble d’y remédier. C’est ce à quoi je m’efforce, au niveau de responsabilité qui est le mien.

— Je voudrais revenir sur la question de la rhétorique et des connaissances au concours car ce que vous avez dit sur ce sujet ne me satisfait pas complètement. J’ai passé le concours il y a longtemps, dans les années 70, à une époque où, à la Sorbonne, nous étions « bourrés » d’épistémologie, de logique, d’histoire des sciences, et où on faisait un peu moins de philosophie morale et politique et de métaphysique. Mais j’ai quand même l’impression d’avoir réussi ma grande leçon d’agrégation sur des capacités rhétoriques, avec les plus grosses ficelles : pas la rhétorique au bon sens du terme, non, la rhétorique au mauvais sens du terme.

— Si vous permettez, moi aussi !

— Il y a une chose qui me paraît évidente, c’est que les attendus des épreuves de concours sont loin d’être clairs. Et si les candidats en ont une représentation fausse, peut-être faut-il leur donner les moyens d’en avoir une représentation juste. Il me semble, moi, que ce qui manque, ce sont peut-être moins les connaissances des étudiants dans tel ou tel domaine qu’une certaine préoccupation de la part les universitaires : ils oublient qu’ils forment des gens qui vont devenir enseignants de philosophie et qui auront donc eux-mêmes à apprendre à leurs élèves à faire de la philosophie, à écrire des dissertations, à présenter des exposés oraux. Ce qui manque vraiment, c’est plutôt une réflexion sur la forme des discours philosophiques et sur « comment ça s’apprend ». Pour ma part, j’ai le sentiment de n’avoir jamais appris à faire une dissertation. J’ ai pu en réussir une ou deux au concours, mais je ne sais pas comment. C’est seulement depuis que je suis enseignante que j’essaie de comprendre comment je peux moi-même l’enseigner à mes élèves. Mais je n’ai pas l’impression que les enseignants dans le supérieur aient ce souci. Dans ma formation, à la fac, personne ne m’a jamais dit : voilà, une dissertation, c’est ça ; on attend ça ; et, ça c’est une qualité, ça c’est une faiblesse et, et pour la surmonter, il y a peut-être tel petit apprentissage que vous pouvez faire.

Le second défaut de la formation des futurs professeurs, c’est l’absence de réflexion sur l’histoire de l’enseignement de la discipline : pas seulement l’histoire de la philosophie mais l’histoire de l’enseignement de la philosophie. Il y a une espèce de naturalisation de l’enseignement de la philosophie. Une fois qu’on est philosophe, on arrive dans une classe, et ça y est : on est capable d’être enseignant, alors qu’on est dans l’ignorance complète de ce qui s’est passé auparavant dans la tradition de cet enseignement, ou qu’on en a une image complètement fausse.

Une dernière chose, si vous permettez : je pense qu’il faut arrêter de dire comme vous l’avez fait, et comme je l’entends dire depuis que j’ai passé le concours, qu’on doit faire sa grande leçon comme si on était devant des élèves … sauf qu’il n’y en a pas ! On ne peut pas faire la même chose devant un jury de concours et devant une classe. Il faut arrêter de dire ça. C’est mystificateur.

— J’ai été moi-même assez critique sur certains aspects de la formation des étudiants, mais, sur le point que vous évoquez — l’apprentissage de la dissertation et de la leçon —, les choses ont beaucoup évolué dans les départements de philosophie, et la situation ne correspond plus vraiment à celle que vous décrivez. Le nombre des exercices didactiques de formation aux techniques de la dissertation et de l’explication de textes s’est multiplié ces dernières années. Dans mon université, par exemple, mais je sais qu’elle est loin d’être la seule, il y a vraiment des cours de méthodologie et un nombre important de « colles » et de dissertations corrigées. Et là, je voudrais donner un coup de chapeau aux collègues qui font ce travail. Très souvent, ce sont des jeunes gens, eux-mêmes tout frais émoulus de l’agrégation, qui donnent de leur personne et qui connaissent parfaitement les exigences du concours.

Sur l’intérêt qu’il y aurait à donner aux étudiants une conscience un peu plus aiguë de l’histoire de notre enseignement, je suis naturellement tout à fait d’accord avec vous. La nécessité, sur laquelle j’ai insisté tout à l’heure, d’une contextualisation des différents savoirs vaut tout aussi bien pour notre propre discipline. Il est important d’avoir conscience du fait que l’enseignement de la philosophie n’est pas comme une sorte de bulle d’air : il s’inscrit dans une histoire, il existe différents courants, etc. La comparaison de ce qui a pu se passer à différentes époques pourrait d’ailleurs nous aider à mieux comprendre où nous en sommes et à dédramatiser certains débats.

Je crois aussi qu’il serait important que les futurs professeurs aient une idée plus concrète de leur futur métier. Dans son rapport, André Pessel propose d’inclure dans la formation des étudiants un stage dans une classe. Je ne puis qu’approuver. Peut-être d’ailleurs cela en fera-t-il renoncer certains : après avoir passé quelques mois dans une classe, peut-être ne souhaiteront-ils plus se présenter au CAPES ou à l’agrégation. Ce ne serait sans doute pas une mauvaise chose que certains fassent cette expérience avant, plutôt que de préparer pendant trois ou quatre années des concours pour se rendre compte ensuite qu’ils n’étaient pas du tout faits pour ce métier. Savoir vraiment en quoi va consister son métier, cela aussi fait partie pour moi de ce que j’ai appelé l’ « esprit de sol » !

Alors vous me dites : la leçon, ce n’est pas la même chose qu’un cours. Bien entendu. La leçon est une situation artificielle : il faut tout rassembler en quelques heures, on est plus ou moins en forme ce jour-là… Mais quand même, ce n’est pas tout à fait vrai : on ne fait pas dans une leçon et dans un cours des choses si différentes !

Quelqu’un a dit tout à l’heure : comment voulez-vous que, dans une leçon de concours, on puisse s’engager philosophiquement ? Mais bon sang ! cela ne me paraît pas si difficile ! En réalité, vous le savez tous : quand on parle vraiment, quand on s’engage dans un véritable travail philosophique, lorsqu’on est vraiment dans son affaire et qu’on effectue un parcours philosophique, eh bien, au bout de cinq minutes — quelle que soit la situation : concours, examen, ou situation de classe —, on se concentre sur son affaire et puis on construit une problématique : on donne des raisons, on trouve des objections et, s’il y a des élèves, on discute avec eux, et voilà !

Je crois que ce n’est pas une bonne chose de trop dissocier situation de concours et situation de classe. Même en situation de concours, on peut quand même montrer ce qu’on a dans l’estomac. Ça ne veut pas dire qu’ensuite on sera nécessairement un bon professeur. Et je sais comme vous, pour l’avoir expérimenté, qu’on ne fait pas le même cours selon la section, selon le nombre d’élèves, selon l’heure de la journée… Je le sais comme vous. Mais en même temps, on ne fait pas quelque chose de si différent et il y a un certain nombre de critères communs.

Depuis trois ans que je suis présidente du jury d’agrégation, je demande à chacun de faire des rapports extrêmement soignés qui soient le plus clairs possible. Nous précisons les modalités et les critères de chaque épreuve. Je demande à chacun de ne pas seulement critiquer ce qui a été lu et entendu, mais de donner des exemples concrets, d’être le plus positif possible à l’égard des candidats. Nous essayons dans le rapport d’expliquer aux candidats pourquoi ils ont une représentation erronée de certaines épreuves et pourquoi ils doivent en changer. Je ne sais pas si ce sera suivi d’effets et il est possible que je m’illusionne complètement sur la nouvelle image que je veux donner des épreuves. Mais je crois qu’il est essentiel malgré tout qu’on ne se représente pas la leçon, en situation de concours, comme une épreuve totalement artificielle et de pure rhétorique.

— Je suis tout de même surprise, en lisant les rapports d’agrégation, de constater que les exigences qui y sont posées sont exactement les mêmes que celles que nous avons à l’égard de nos élèves en terminale, et qu’elle sont formulées dans les mêmes termes.

— Cela vous étonne ? Moi, je trouve cela plutôt réconfortant ! Cela confirme ce que je viens de dire et montre bien qu’il y a un accord, à tous les niveaux de la discipline, sur ce que sont les exigences minimales.

— Mais ça voudrait dire qu’on exige des élèves de terminale la même chose que ce qu’on exige des candidats à l’agrégation !

— Oui. Ni plus ni moins. Vous ne demandez pas à vos élèves de passer un concours d’entrée au CNRS. Mais ce n’est pas non plus ce qu’on demande aux candidats à l’agrégation ! On leur demande d’être capables d’organiser leurs idées, d’argumenter, de s’exprimer clairement, et de connaître un certain nombre de choses. Et quand vous êtes professeur de lycée, vous attendez de vos élèves qu’ils sachent un certain nombre de choses et qu’ils les expriment clairement. L’essentiel c’est ça.

— Je ne voudrais pas donner l’impression d’être exclusivement critique à l’égard de l’agrégation : c’est, je pense, une formation extrêmement bonne. Mais je trouve regrettable qu’il y ait un décalage aussi considérable entre cette formation philosophique et la réalité que l’on rencontre et que l’on vit ensuite dans les classes.

— Je suis à la fois d’accord et pas d’accord avec vous. Bien entendu, ce n’est pas la même chose de passer des concours, et d’être ensuite professeur de philosophie. Mais ne croyez vous pas que cela vaut pour tous les métiers et qu’il y a toujours une différence colossale entre la formation qu’on a reçue et ce qui se passe ensuite, une fois qu’on est dans le bain et qu’on se retrouve, par exemple, dans une entreprise ? Ce décalage est-il propre aux professeurs de philosophie ? Je n’en suis pas sûre. Vous allez me dire : ce n’est pas une réponse. Peut-être. Mais il y a bien un moment où il faut franchir le cap et passer du statut de l’étudiant formé à celui de professionnel en exercice, avec toutes les difficultés du métier. Y a-t-il des difficultés propres au professeur de philosophie ? Sûrement ; mais peut-être ne faut-il pas trop dissocier les deux aspects : la formation et le métier. Bien sûr, il y a les cas où on n’arrive même pas à faire enlever le walkman des oreilles de l’élève ! Mais, quand on enseigne, quand on fait son cours, en règle générale, c’est tout de même bien de philosophie que l’on parle !

— Il me semble cependant qu’il y a au sein de notre profession un double sentiment d’absence de légitimité. D’une part, celui des agrégés : l’agrégation a la réputation de ne pas préparer à l’enseignement, eux-mêmes ont souvent l’impression que leur formation ne les a pas préparés à ce qu’ils rencontrent sur le terrain et ils ne se sentent pas pédagogiquement légitime. D’autre part, celui des certifiés et des autres enseignants qui, parce qu’ils n’ont pas l’agrégation, ne se sentent pas, eux, philosophiquement légitimes.

— Je pense que ce sont de faux problèmes. Il faut que nous cessions de ressasser ces discours d’amertume. Il faut que nous soyons sûrs de nous, sûrs de notre discipline, sûrs des choses que nous savons et que nous savons faire, et ne pas avoir de complexes.

— J’ai tout de même été un peu surprise de vous entendre dire qu’il n’y avait pas de problème de recrutement des étudiants en philosophie ! Ce n’est pas tout à fait ce qu’on entend en ce moment : les terminales L se vident progressivement — ce qui, un jour ou l’autre, fera moins d’étudiants —, on assiste à une diminution significative des effectifs des DEUG de philo, et chacun sait que la survie d’un certain nombre d’UFR de province est loin d’être assurée. Certes, il y a si peu de postes au concours qu’on peut dire que, pendant un certain temps, il y aura largement assez de candidats. Mais enfin, ce n’est pas cela qui suffira pour assurer à moyen terme l’existence d’une philosophie un peu vivante, un peu active, d’un vivier d’enseignants, de chercheurs, ou de gens exerçant d’autres métiers mais avec une culture philosophique solide.

Je voudrais relier ce constat à quelque chose que vous avez dit et qui m’a beaucoup intéressé : la très grande responsabilité que portent un certain nombre d’enseignants et de chercheurs à cause — je vais employer un mot que vous n’avez pas osé employer, mais moi je peux me le permettre — du très grand mépris où ils tiennent tout ce qui se passe ailleurs que dans leur environnement immédiat, et de leur désintérêt pour l’avenir d’une discipline qui, après tout, les fait vivre. Je suis frappée du contraste avec ce qui se passe en ce moment dans les disciplines scientifiques : la diminution du nombre des étudiants qui s’engagent actuellement dans des études scientifiques est très préoccupante, pas seulement en France, mais aussi à l’échelle européenne. Mais cette inquiétude commence à être très sérieusement prise en charge par des enseignants du supérieur, des chercheurs, des gens de très haut niveau, qui vont désormais rencontrer des lycéens pour les persuader que « les sciences, c’est intéressant », qui s’occupent même du développement des sciences à l’école primaire, bref, qui n’hésitent pas à mettre les mains dans le cambouis. Par comparaison, il me semble qu’il y a dans le milieu philosophique une très grande irresponsabilité.

— Je vous remercie d’avoir dit les choses très carrément. Je ne voudrais pas avoir été mal comprise : quand je dis qu’on n’a pas de souci à se faire concernant le nombre des jeunes philosophes animés par la ferveur de la discipline, cela ne signifie pas bien entendu que je ne sois pas extrêmement préoccupée, comme chacun devrait l’être, par les faits que vous avez évoqués. Quand j’ai dit tout à l’heure qu’il y a pour le moment un vivier suffisant de candidats, je n’ai fait que m’appuyer sur les chiffres : il y avait l’année dernière à l’agrégation externe près de 1100 candidats présents (1612 inscrits) pour 82 postes !

Mais il est évident que si nous ne réfléchissons pas ensemble, et avec une volonté réelle d’améliorer les choses à tous les niveaux, nous risquons d’avoir prochainement de très gros soucis. Il y a effectivement la baisse d’effectifs des terminales L, il y a la diminution du nombre d’étudiants qui s’engagent dans des études de philosophie : il faut que nous réfléchissions tous ensemble à la manière de sortir de ce guêpier. Et il est évident que ce sont les élèves de terminale et les étudiants des départements de philosophie d’aujourd’hui qui permettront d’assurer demain la relève dans la recherche philosophique la plus pointue. Il y a un lien entre tous les problèmes et il faudrait que la profession, à tous les niveaux, en soit consciente.

— Vous mettez en garde, dites vous, les étudiants qui viennent d’être reçus au concours contre la tentation d’échapper au lycée. Pour ma part, j’ai rencontré les deux attitudes. J’ai vu des jeunes gens, extrêmement courageux, bien convaincus que pratiquer sérieusement la philosophie exigeait qu’ils passent par l’enseignement en lycée, au point que certains d’entre eux se mettaient, un peu par naïveté, dans des situations parfois très difficiles, sans réaliser le prix à payer. Et j’en vu d’autres qui cédaient à la tentation d’échapper au lycée, et qui étaient vivement incités à le faire par des universitaires : on faisait comprendre à ces jeunes gens que le travail que nous faisons sur le terrain pour former les élèves de terminale n’est pas digne de la philosophie, qu’il implique des aménagements ou des compromis tels qu’ils se rendraient, en allant en lycée, complices d’une opération de sabordage ou de destitution de la philosophie. Excusez-moi d’avoir à employer ces termes un peu vigoureux, mais j’ai vu ainsi des jeunes gens tout à fait sympathiques, mais heureux de pouvoir échapper au lycée, non pas parce qu’ils se sentaient incapables d’y enseigner, mais parce qu’à leurs yeux la philosophie ne se jouait pas là, mais ailleurs : dans les milieux de la recherche et de l’université. Je pense qu’il faut clarifier les choses et faire en sorte que nous soyons plus proches du terrain, et aussi plus compréhensifs et modestes dans les discours.

— Écoutez, s’il y a quelqu’un qui est convaincu de la nécessité d’aller sur le terrain, c’est bien moi ! Mais — permettez-moi d’être un peu offensive à mon tour — je pense qu’il existe aussi chez les professeurs de lycée une certaine illusion concernant la disparité qui existerait entre ce qui se passe au lycée et ce qui se passe à l’université. Il ne faut pas croire que la situation du professeur d’université soit sensiblement différente de celle du professeur de lycée. Je suis professeur dans le département de philosophie de l’université de Paris XII ; j’y enseigne — c’est un choix — en première année : je n’ai pas l’impression d’avoir, pour former mes étudiants de première ou de deuxième année, des difficultés très différentes de celles que je pouvais avoir quand j’étais en lycée. Vous présentez les universitaires comme des gens qui n’auraient aucune idée des difficultés rencontrées sur le terrain au lycée, mais je ne suis pas sûre qu’il y ait actuellement beaucoup de départements de philosophie dans ce pays qui soient à l’abri du genre de difficultés que vous évoquez. Il ne faut pas se voiler la face : les difficultés sont communes, et c’est bien pourquoi il nous faut essayer de les affronter en commun.

— Il me semble que l’agrégation est un concours ambivalent, que cette ambivalence est une source de confusions et qu’elle à l’origine d’un certain nombre des problèmes dans lesquels nous nous débattons. L’agrégation a en réalité deux fonctions. D’une part, elle est un concours de recrutement pour l’enseignement secondaire. D’autre part, elle est le passeport sans lequel on n’a pratiquement aucune chance d’accéder à l’enseignement supérieur ou à la recherche : c’est là une règle non écrite, tout à fait singulière, et spécifique à la France. Un des effets de cette ambivalence, c’est que l’agrégation devient en quelque sorte le critère de l’excellence philosophique dans l’absolu, indépendamment de toute référence à l’exercice du métier d’enseignant de philosophie. Dans son rapport, qu’on a déjà plusieurs fois évoqué dans cette discussion, André Pessel reconnaît qu’il y a là un problème ; mais il conclut néanmoins qu’il convient de conserver à l’agrégation sa double fonction, au motif que, si elle n’était plus qu’un concours de recrutement pour le secondaire, il faudrait bien mettre quelque chose d’autre à la place pour l’entrée dans le supérieur ou l’accès à la recherche ; et ce « quelque chose » risque d’être encore moins satisfaisant. Je continue néanmoins de me poser des questions. Il me semble que la double fonction de l’agrégation et son statut de critère de l’excellence philosophique poussent les candidats à se dire « je passe l’agrégation pour être philosophe » et non « je passe l’agrégation pour être professeur de philosophie ». Il me semble qu’un certain nombre de problèmes dans notre profession sont liés à cette ambiguïté là.

— Vous soulevez une question importante. L’agrégation, c’est une spécificité française. C’est vrai que dans tous les autres pays, pour devenir un professionnel de la philosophie, il n’y a pas d’agrégation : vous faites des études de philosophie, vous faites une thèse, des articles, des livres, et, à partir de là, vous présentez votre candidature à des postes dans les universités. Mais je vous avoue que, dans l’état actuel de mes réflexions, j’ai tendance à rejoindre les conclusions de Pessel.

L’agrégation est un concours de recrutement au même titre que le CAPES. Si nous voulons maintenir les deux concours, ce qui me paraît souhaitable, il est clair qu’il faut, d’une manière ou d’une autre, que l’agrégation ait une autre fonction que celle qui est assurée par le CAPES. Dans les faits, elle en a une : elle est encore, le plus souvent, une condition nécessaire, mais pas suffisante, d’accès à l’enseignement supérieur. On peut considérer que ce n’est pas satisfaisant, parce que cela induit les effets pervers que nous venons d’évoquer et qu’un certain nombre de jeunes agrégés se disent : « Moi, si j’ai l’agrégation, ce n’est pas du tout pour aller en lycée, c’est pour entrer à l’université. » Ce qui, à mon sens, est un tort. Et il y a un deuxième effet négatif : lorsqu’on se présente à l’université, ce qui devrait être important, ce n’est pas tellement d’avoir l’agrégation, mais plutôt de manifester une capacité d’enseignant chercheur, et donc d’avoir un certain nombre de travaux (thèse, publications) à son actif. Cela me paraît d’autant plus important qu’il nous faut aller, j’en suis convaincue, vers un élargissement du recrutement des universitaires à des philosophes d’autres pays que la France. Nous avons tout à gagner à accueillir dans nos universités des collègues étrangers. De même, nous avons tout à gagner à ce que nos diplômes soient reconnus dans les autres pays. Il faut aller dans le sens de la circulation des savoirs et des personnes. Et à cet égard, c’est vrai, l’agrégation peut être un frein. Je me rappelle avoir entendu dire dans une commission de spécialistes, à propos d’un étranger candidat à un poste universitaire : « Ah oui, mais il n’a pas l’agrégation ! » Cela s’entend peut-être moins aujourd’hui, mais c’est vrai : l’agrégation peut être un frein.

Il y a deux arguments cependant qui me font pencher en faveur du maintien de la double fonction.

D’abord, dans quelle situation matérielle et institutionnelle se retrouveraient les étudiants qui s’engageraient dans la préparation de thèses sans agrégation ? Le nombre des allocations de recherches est aujourd’hui extrêmement faible et très peu de possibilités sont offertes aux étudiants d’avoir un cursus doctoral digne de ce nom. Quand on est agrégé, au moins, on a un poste, on a de quoi vivre et on est, si je puis dire, « dans le circuit ». Nous n’en sommes qu’au début des écoles doctorales et de la mise en place du fameux système 3-5-8. Tant que notre système d’études doctorales ne sera pas plus performant, tant qu’il ne sera pas capable d’assurer à tous les doctorants des conditions matérielles stables et acceptables, de leur offrir une vraie formation de chercheur et une insertion effective dans le monde de l’université et de la recherche, l’agrégation restera indispensable.

Et puis surtout, je suis convaincue que la grande chance du système d’enseignement français, c’est justement de former des gens qui soient capables à la fois d’enseigner en lycée, puis plus tard à l’université, et aussi de se consacrer à la recherche. L’agrégation reste le moyen de sceller tout cela et, de ce point de vue, ce que vous appelez son « ambivalence » est à mes yeux une bonne chose.