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« Nature / Culture » : un paradigme à relativiser

Intervention de Philippe Descola aux journées d’études de l’Acireph d’octobre 2002

dimanche 27 octobre 2002, par Acireph

Par Philippe DESCOLA

L’étude du couple conceptuel nature/culture est depuis des dizaines d’années un pilier incontesté du cours de philosophie en terminale. Mais depuis le début des années 60, époque du culturalisme triomphant, de nombreux travaux en ethnologie et en anthropologie ont conduit non seulement à des redéfinitions du partage entre nature et culture mais même à une remise en cause du paradigme lui-même.

C’est notamment le cas des recherches engagées par Philippe Descola, professeur au Collège de France, dont la chair est significativement intitulée Anthropologie de la nature. Dans l’analyse nouvelle qu’il propose des différents modèles à travers lesquelles les sociétés humaines pensent les relations entre humains et non-humains, le modèle fondé sur l’opposition entre nature et culture, qui est aujourd’hui celui de la science et de la philosophie occidentales, n’est plus qu’un modèle parmi d’autres : d’autres sociétés opèrent avec d’autres paradigmes.

En quoi cette hypothèse scientifique est-elle susceptible de remettre en cause les catégories de notre entendement philosophique ? Comment peut-elle contribuer à enrichir et renouveler nos cours, non seulement sur « nature et culture » mais aussi sur « autrui » par exemple ? Peut-elle et des nos élèves à mieux comprendre les différentes manières de penser des sociétés humaines, y compris la leur ? Notre enseignement est-il, à son corps défendant, massivement ethnocentriste ? Ce sont là quelques-unes des questions que nous avons voulu poser à Philippe Descola. Nous le remercions vivement d’avoir accepté si généreusement de nous présenter ici le dernier état de sa recherche et de ses réflexions.


Comme beaucoup d’anthropologues français, jusqu’à ma génération en tout cas, j’ai eu une formation philosophique (j’ai même été élève de khâgne ici, au lycée Balzac). Mais mon expérience de l’enseignement de la philosophie s’est arrêtée assez tôt : j’ai juste fait un stage pédagogique, puis je me suis orienté vers l’anthropologie. L’une des raisons pour lesquelles j’ai abandonné — peut-être le terme est-il excessif — la philosophie, c’est que tout au long de mes études, il m’est apparu qu’on ne s’y intéressait guère à d’autres formes de pensée auxquelles donne accès l’ethnographie et qui permettent de réfléchir à des problèmes posés par la tradition philosophique, mais d’une manière très différente. D’autres anthropologues ont suivi le même itinéraire. Il y a François Jullien aussi, qui s’est engagé dans une démarche du même genre s’agissant de la Chine, en essayant d’interroger la philosophie grecque à partir de la pensée chinoise.

Cependant, mon ambition a été différente de la sienne : j’ai voulu aborder certains des grands problèmes que j’avais rencontrés au cours de mes études de philosophie à partir de pensées qui en apparence ne sont pas réflexives. C’est pourquoi je suis parti, comme tout ethnographe débutant, faire une expérience de terrain ; en Amazonie, en l’occurrence, parmi des Indiens qui avaient été contactés peu de temps auparavant. Toute réflexion anthropologique naît d’une expérience ethnographique. Certes, on apprend à poser des problèmes en fonction du type de formation que l’on a reçu ; mais on se trouve aussi souvent confronté à des sociétés qui, par leur façon de poser ces problèmes, vous engagent à redéfinir la manière dont vous aviez appris à les aborder.

Mon rêve un peu naïf était de trouver chez ces Indiens une sorte de compendium d’une pensée sauvage au sens classique, et je n’ai pas été déçu. Car la chose qui m’a le plus frappé chez eux, c’est qu’à leur façon de traiter la plupart des non-humains comme des humains, on comprenait qu’ils ne faisaient pas de distinction marquée entre la nature et la culture. En particulier ils imputaient aux non-humains une conscience, une intentionnalité, une réflexivité, une aptitude à communiquer ou à recevoir des messages dans certaines circonstances. Certes, ce fait n’était pas de nature à me surprendre, puisqu’il est décrit par les pères de l’anthropologie moderne comme Durkheim (Les formes élémentaires de la vie religieuse) ou Frazer (Le Rameau d’or). Simplement j’étais très ému de voir que dans les années 70, il y avait encore des gens qui fonctionnaient comme cela dans un petit coin de la planète. C’est ce qui m’a incité à me pencher sur ces questions.

 

Le couple nature / culture

Dans une carrière d’anthropologue, on procède par une série d’agrandissements successifs des problèmes, par l’inclusion d’une quantité croissante de matériaux ethnographiques. J’étais un ethnographe, spécialiste d’une petite région de l’Amazonie : je suis devenu un ethnologue. La question que j’avais découverte dans cette société, j’ai commencé à l’aborder à une plus grande échelle, celle du monde amazonien. Puis à une échelle un peu plus grande encore, celle du monde amérindien en général, puisque je trouvais des phénomènes du même ordre dans les sociétés du nord de l’Amérique du Nord, les sociétés subarctiques, chez les Inuit, puis progressivement et en courant la planète, en Sibérie septentrionale, etc. Toutes ces sociétés présentaient le même type de profil, à savoir que les hommes ne paraissaient pas y établir une distinction tranchée entre nature et société, entre nature et culture.

Cette extension d’un problème que j’avais rencontré dans un point très précis de la planète m’a conduit à me poser une question plus générale : que faire de cette distinction entre nature et culture ? Comme je vous l’ai dit, j’ai été nourri au lait de la philosophie orthodoxe, dans lequel cette distinction joue un rôle très important — je me souviens avoir fait moi-même, lors de mon stage pédagogique une leçon sur cette distinction, et j’ai même été inspecté à cette occasion. Mon directeur de thèse était Claude Lévi-Strauss et, comme vous le savez, ce couple nature / culture est chez lui d’une très grande ambiguïté : d’un côté, Lévi-Strauss est moniste sur le plan de la théorie de la connaissance, mais de l’autre, en utilisant cette opposition pour analyser certains corpus, notamment de mythes, il tend à lui donner une portée universelle, tout en disant par ailleurs qu’elle n’en a pas ! C’était évidemment un déchirement d’avoir à abandonner cette distinction, et surtout d’avoir à en faire la critique. D’autant que j’étais conduit par là à une autre question : que met-on à la place de cette opposition, puisque toute l’histoire de l’anthropologie est fondée sur elle ?

En effet, une bonne partie de l’histoire de la pensée occidentale, de la manière dont nous concevons le monde, est fondée sur cette opposition : globalement, il y a d’un côté la nature avec ses lois universelles, nature qui constitue un domaine indépendant, autonome, soustrait à l’invention et à la liberté de l’action humaine ; et de l’autre, il y a la culture ou, plus précisément, une multitude de cultures, qui sont autant de variations sur les manières dont des peuples conçoivent et utilisent, en fonction de leur histoire, les lieux particuliers où ils vivent. Or, cette opposition entre une nature universelle et une multitude de cultures est en fait apparue très récemment dans l’histoire des idées. Elle est devenu normale et normative depuis à peu près un siècle et demi. Elle s’est précisée avec Dilthey, Windelband et surtout Rickert, qui est à mon sens le premier à l’avoir véritablement définie en termes épistémologiques et en termes de méthode : alors qu’on parlait auparavant de “ sciences de l’esprit ”, (Geisteswissenschaften), il est le premier à avoir employé le terme de “ sciences de la culture ”, désignant par là des sciences qui approchent leur objet par une démarche individualisante, tandis que les sciences de la nature abordent leur objet – en droit, c’est le même – à travers une démarche généralisante.

Toujours est-il que notre façon de voir le monde a été gouvernée par cette opposition, ainsi que notre façon de voir les autres peuples. Or il m’apparaît à présent que, si cette opposition n’a pas de sens pour ces peuples, et si elle est relativement récente dans notre histoire, il convient alors de trouver un autre moyen d’aborder la représentation que ces peuples très différents de nous se font du monde et d’eux-mêmes.

 

Intériorité et physicalité

Pour cela, je pars des considérations suivantes. Quand on arrive dans le monde, on est équipé d’un corps et d’une intentionnalité rapportée à un sujet abstrait – menant une sorte d’expérience de pensée. Ce corps, je l’appelle “ physicalité ” ; cette expérience de pensée, je l’appelle “ intériorité ”. Il est vrai qu’il existe une tendance assez manifeste depuis une vingtaine d’années — notamment dans l’anthropologie anglaise et surtout américaine — à contester le dualisme cartésien et à mettre en cause l’idée d’une séparation du corps et de l’esprit, en soulignant que cette idée est une notion proprement occidentale, une création du rationalisme français. Mais en réalité, quand on examine un peu attentivement dans la littérature ethnographique les théories et les conceptions de la personne qui ont cours dans les régions les plus diverses de la planète, on constate qu’il y a toujours une séparation entre deux plans qui sont distingués ne serait-ce que par la terminologie. Il y a, d’une part, une intériorité, c’est-à-dire quelque chose que l’on ne connaît que par ses effets et que l’on peut décrire à l’aide de termes comme “ intentionnalité ”, “ orientation vers autrui ”, “ conscience ”, “ conscience réflexive ”, “ aptitude à signifier ”, “ aptitude à rêver ”, etc. ; et il y a, d’autre part, quelque chose qui a une forme physique, ce que l’on appelle globalement le corps, mais qui comprend aussi par exemple les humeurs, en tant que celles-ci sont censées définir un type de tempérament. Ce système d’opposition est universel, car on ne trouve trace nulle part – sauf, récemment, en Occident – d’une théorie de la personne vivante normale dans laquelle celle-ci serait une pure intériorité – disons un esprit sans corps – ou une pure physicalité – un corps sans esprit. En revanche, l’opposition entre nature et culture n’existe pour l’essentiel – notamment sur le plan lexical et terminologique – que dans les langues européennes : il est impossible de trouver quoi que ce soit d’équivalent, même dans les langues des grandes civilisations orientales.

La question se posait donc ainsi : si un sujet quelconque se présente avec ces deux éléments d’appréhension du monde que sont la physicalité et l’intériorité, que peut-il faire pour identifier autrui (autrui au sens très général d’un alter, sans spécification, c’est-à-dire : en attente d’une identification) ? A cette question, quatre réponses sont possibles : ce sujet peut considérer :

  1. soit que cet alter a la même intériorité et la même physicalité que lui,
  2. soit que cet alter a la même intériorité que lui et une physicalité différente,
  3. soit que cet alter a une physicalité identique à la sienne et une intériorité différente,
  4. soit que cet alter et lui sont complètement différents sur tous les plans.
    Avant d’examiner ces quatre formules, il me faut ici préciser qu’il y a une grande différence entre l’anthropologie d’une part, et l’ethnologie et l’ethnographie d’autre part. Ethnographie et ethnologie sont toutes deux inductives : on y commence par une expérience de terrain et l’on essaie, à partir de cette expérience, de produire une connaissance monographique sur une société ou sur un ensemble de sociétés, en comparant, à partir de l’information ethnographique dont on dispose, une classe de phénomènes ou un ensemble de sociétés. L’anthropologie en revanche – et je suis tout à fait d’accord avec Dan Sperber à ce propos – est une science différente en ce qu’elle procède selon une démarche hypothético-déductive. Elle s’appuie sur des principes généraux concernant les propriétés de la vie sociale, de l’homme en société ou de la condition humaine ( quel que soit le terme que vous souhaitez ici utiliser). L’hypothèse anthropologique dont je pars est fondé sur les principes suivants : il y a quatre manières de construire des identifications avec un alter indéterminé et ces quatre manières correspondent à quatre grandes formules qui existent dans le monde et que j’ai appelé l’animisme, le totémisme, l’analogisme et le naturalisme – préférant en cela, conformément à ce qui se pratique en anthropologie, réformer des termes qui existent depuis longtemps dans la discipline plutôt que créer des néologismes. Précisons la nature de ces modes d’identification.

 

L’animisme

L’animisme est le premier mode d’identification auquel j’ai été confronté par mon expérience ethnographique. Il se définit par la conscience d’une continuité des intériorités et d’une discontinuité des physicalités. Les systèmes animiques sont localisés dans les Basses-terres des Amériques – zones andines et méso-américaines exclues –, en Sibérie septentrionale, dans les nombreuses poches aborigènes d’Asie du sud-est et dans une bonne partie de l’Océanie, notamment de la Mélanésie. L’animisme suppose qu’une grande partie des non-humains possèdent une intériorité identique à celle des humains. Les non-humains sont des personnes et le modèle de l’humanité se trouve ainsi étendu bien au-delà de l’espèce humaine. Cependant, ces personnes végétales et animales, avec lesquelles on peut entrer en communication dans certaines circonstances, ont des corps très différents des nôtres. Par conséquent – puisqu’à chaque grand type d’identification correspond un problème – le grand problème ontologique du système animique sera : comment expliquer à la fois cette continuité des intériorités (le fait que ces êtres soient des personnes) et le fait que ces êtres soient très différents de nous par leur apparence physique ?

Il y a en effet dans le système animique, une discontinuité matérielle des physicalités. Chaque espèce – on peut ici véritablement parler d’espèce au sens biologique – constitue un ensemble social, une tribu. Le monde est constitué de tribus-espèces qui ont une vie sociale identique à celle des humains et avec lesquelles les humains peuvent entrer dans des situations d’interrelation. Évidemment, on est loin de la notion moderne d’espèce. Pour le systématicien moderne, les espèces sont distinguées par le regard qu’il pose sur le monde naturel, par la décision qu’il prend d’employer tel ou tel critère conventionnel afin d’isoler un agrégat d’individus réputés conformes à un type – même s’il peut appeler cela la méthode naturelle. Pour l’animiste, ce qui définit l’espèce c’est le fait que ses membres se considèrent comme appartenant à celle-ci. C’est donc le point de vue des membres de l’espèce qui, dans une ontologie animique, est pris en considération pour définir l’espèce. Je souligne ce point parce que c’est dans ce type d’ontologie qu’on trouve pour l’essentiel des métamorphoses, c’est à dire le fait qu’une intériorité puisse revêtir une autre matérialité. Il ne s’agit pas, comme dans d’autres systèmes de pensée, d’une métamorphose au sens de l’intrusion d’une intériorité dans le corps d’autrui. Dans les ontologies animistes, on peut quitter à sa guise sa matérialité pour en acquérir une autre, mais c’est toujours temporaire.

On peut donc dire que, dans ce système, il existe, d’une part, une continuité des intériorités – qui évidemment n’englobe pas la totalité des existants, puisque certains d’entre eux mènent une existence machinale dépourvue d’intériorité – et, d’autre part, une discontinuité des physicalités qui a pour fonction essentielle de mettre de l’ordre dans le monde, permettant ainsi de distinguer des communautés de personnes pouvant s’engager dans des rapports sociaux. Dans nos termes modernistes classiques, on pourrait dire qu’ici, c’est la culture qui englobe la nature ; on assiste à une généralisation de la culture, et c’est la nature qui devient un problème à résoudre : quelle est la part naturelle, la part physique, au sein de ce continuum culturel ? Mais dès lors qu’on pose la question en ces termes, il devient très difficile de rendre compte de la nature profonde du mode d’identification que constitue l’animisme.

 

Le naturalisme

Prenons maintenant le mode d’identification inverse, celui qui se caractérise par la conscience d’une continuité matérielle et physique entre les existants et d’une discontinuité du point de vue de leurs intériorités. Une seule catégorie d’existants, les humains, est dotée d’une intériorité, d’un esprit. À l’intérieur de cette catégorie d’existants, on observe toutefois des variations importantes qui définissent ce que l’on appelait autrefois “ l’esprit d’un peuple ”, le “ Volksgeist ”, et que l’on appelle maintenant une culture. Ce système, c’est le nôtre. Il est l’une des variations possibles des différents modes d’identification. Je le mentionne maintenant parce qu’il est une inversion logique du premier, le mode animiste. Je n’ai pas besoin de le décrire. Vous le connaissez par cœur. C’est ce système que l’on enseigne dans les cours de philosophie.

Certes l’éthologie comportementale et l’éthologie cognitive ont fait un peu bouger les frontières entre nature et culture. Je pense, par exemple, aux travaux de Marler et de ses disciples sur la communication animale, ou à ceux de McGrew sur les cultures techniques chimpanzées. Marler accepte parfaitement qu’à propos de certains systèmes de communication animale on parle de langage, parce que ce sont des systèmes référentiels, arbitraires, transmis avec des variations au sein des collectivités animales concernées. Pour plusieurs espèces, on peut donc parler dans ces cas-là de langage. Il en va de même avec l’innovation technique et sa transmission au sein de bandes de chimpanzés : on peut parler ici de variations “culturelles”, c’est-à-dire qui ne sont pas transmises génétiquement. Du fait des acquis de l’éthologie, il n’est donc plus aussi simple qu’autrefois de faire passer la frontière entre nature et culture entre l’animalité et l’humanité. Mais en dépit de ces rectifications de frontières, globalement, l’opinion commune continue à penser la même chose : il y a bien une nature avec des lois universelles régissant le monde physique et, en face, une multiplicité de cultures qui subissent des contraintes, des déterminations, mais qui, grâce au libre-arbitre et à la capacité d’invention, transcendent ces lois naturelles en se donnant des conventions arbitraires. C’est là notre modèle que j’ai décidé d’appeler “ naturalisme ”, et vous voyez à quel point il est vraiment différent du mode d’identification précédent.

Le naturalisme est un processus qui a commencé à se développer à partir du xviie siècle avec la révolution mécaniste, mais qui n’a connu son véritable point d’aboutissement qu’à partir du moment où les sciences humaines sont apparues. Pour Descartes, il y a certes la nature et le sujet connaissant qui peut la comprendre et la transformer, mais il n’y a pas de collectivité, il n’y a pas de société, il n’y a pas de cultures. Ces notions mettent très longtemps à se former. Je rappelle les analyses de Foucault dans Les mots et les choses, qui insiste à très juste titre sur le fait que cette idée de collectivité n’advient que très tardivement, tout à fait à la fin du xviiie siècle. Même chez Rousseau, comme Durkheim l’avait très bien vu, il n’y a pas véritablement le concept de société, mais tout au plus celui d’une agrégation de libres arbitres. Le concept de société ne commence à prendre forme qu’au xixe siècle, avec l’émergence d’un nouveau type de science, les sciences sociales, ayant pour objet l’investigation de ce que les sciences de la nature ne prennent pas en charge, à savoir la diversité des cultures. C’est un mouvement progressif, qui n’est véritablement acquis que dans le dernier tiers du xixe siècle. Pour ces raisons, l’opposition nature / culture, qu’on nous présente comme une sorte d’évidence universelle, non seulement n’en est pas une, mais elle est pour nous-mêmes une catégorie très historique. Cette considération devrait avoir des incidences sur l’enseignement de la philosophie. En effet, de tous les problèmes philosophiques que l’on peut aborder en Terminale, je pense que celui-ci est l’un des plus historiques, au sens où il présente une trajectoire historique aisément repérable.

Il est vrai que le terme de “ naturalisme ” n’est peut-être pas le mieux choisi, parce que c’est déjà le nom d’une doctrine. Je l’appelle néanmoins ainsi parce qu’il est fondé, d’une part, sur l’idée que la nature existe et, d’autre part, sur l’idée qu’elle est ce qui donne assise et fondement à la possibilité de comprendre la variation des cultures. Alors que dans l’animisme la culture englobe la nature, dans le naturalisme c’est la nature qui englobe la culture. Cette thèse est largement admise à l’heure actuelle, et on ne la trouve pas seulement chez les matérialistes ou les déterministes les plus militants. Dans La descendance de l’homme de Darwin, par exemple, la culture advient comme le produit progressif d’une évolution naturelle. C’est la nature, et les sciences qui la prennent en charge, qui constituent l’horizon désirable de la réflexion sur les cultures et qui fournissent le modèle explicatif qu’il s’agit d’égaler, par contraste avec le caractère approximatif et subjectif des “sciences” de l’interprétation. Telle est bien la manière de poser les problèmes, le type d’épistémologie ou de méthode qui domine à présent.

Le totémisme

Face à ces deux modes d’identification inversés (continuité des physicalités / discontinuité des intériorités et discontinuité des physicalités / continuité des intériorités), il faut à présent évoquer un mode de pensée qu’il nous est très difficile d’appréhender : il est caractérisé par une continuité des intériorités et une continuité des physicalités. C’est, pour l’essentiel, le totémisme australien, cette chose incroyablement bizarre et mystérieuse qui a sollicité l’attention et la réflexion des plus grands anthropologues depuis qu’on a des informations sur les Australiens, c’est à dire depuis la fin du xixe siècle. L’interprétation du totémisme qui a dominé un certain temps – et qui était d’ailleurs l’interprétation qui ressortait des textes et de l’ethnographie sur l’Australie – était celle d’une étrange continuité entre les humains et les animaux ou les plantes considérés comme leurs totems.

Pour ouvrir ici une parenthèse, je pense que l’ethnologie ou l’anthropologie ont vraiment surgi au xixe siècle comme une tentative pour éliminer ce genre de scandale logique, justement dans un contexte où le naturalisme tel que je l’ai défini avait véritablement pris sa forme. On ne pouvait pas admettre, ni comprendre, que des hommes ne fassent pas ces distinctions qui nous étaient si familières. En Australie, ce scandale était particulièrement évident. Par exemple, Spencer et Gillen citent un Aborigène, affilié au totem du kangourou, à qui l’on présente une photo de lui-même et qui dit : “ Ah, oui, celui-là, il est tout à fait pareil à moi : tout comme l’est le kangourou. ” Les anthropologues ont spéculé longuement sur des réponses aussi bizarres.

La solution que Boas avait entrevue et que Lévi-Strauss a magistralement développée dans Le totémisme aujourd’hui, était une solution intellectualiste qui permettait de résoudre cette question de façon très satisfaisante pour les naturalistes que nous sommes, car elle faisait appel à une distinction universelle entre la nature et la culture. Elle consiste en ceci : le totémisme est fondé sur deux séries de discontinuités, les unes naturelles et les autres culturelles. Les discontinuités naturelles, on peut les observer dans la nature sous la forme des différences manifestes entre espèces, et ce sont elles qui nous fournissent un modèle conceptuel pour penser les discontinuités sociales. La nature offre donc une méthode de pensée afin de conceptualiser les segmentations sociales. Ce qui compte, ce n’est pas le rapport entre un totem A et un groupe A’ : c’est le rapport qu’il y a entre le totem A et le totem B, d’un côté, et le groupe A’ et le groupe B’, de l’autre ; bref, une homologie entre deux écarts différentiels.

Malheureusement, cette interprétation ne marche pas pour l’Australie. Car les termes par lesquels on désigne des totems dans les langues australiennes sont généralement des termes qui désignent des propriétés et, accessoirement, des espèces naturelles ; on pourrait les traduire par “ le véloce ”, “ le mou ”, “ le malléable ”, “ le guetteur ”, etc. Autrement dit, ce qui est désigné dans ce que nous appelons “kangourou”, ce n’est pas au premier chef un taxon biologique : c’est une propriété qui est incarnée par une espèce, et qui est partagée non seulement par cette espèce mais aussi par des humains et toute une série de non-humains qui sont regroupés dans ces affiliations totémiques. C’est pourquoi l’idée de Lévi-Strauss d’un démarquage ou de la transposition des discontinuités naturelles dans les discontinuités sociales n’est pas pertinente ici.

Ce qui est très intéressant dans la manière dont les Aborigènes envisagent leur appartenance à des groupes totémiques, c’est que celles-ci sont des classes prototypiques, quasi éternelles (quasi platoniciennes pourrait-on dire), mais qui ont été constituées à un certain moment – ou plus exactement actualisées parce qu’elles existaient déjà : actualisées sous une forme particulière. Ces classes regroupent des entités humaines et non humaines, et sont caractérisées par des propriétés. L’une de ces propriétés va devenir emblématique de la classe, celle du nom du totem : le “ mou ”, le “ malléable ”, etc. Ces propriétés sont associées à des caractéristiques physiques, par exemple, un sang plus clair ou un sang plus foncé, un corps plutôt rond ou un corps plutôt anguleux, etc. Dans toute cette série de propriétés, on trouve aussi un ensemble de propriétés morales – par exemple “ entreprenant ”, “ réservé ” etc. –, qui caractérisent tous les existants appartenant à cette classe prototypique.

C’est là un modèle achevé du système totémique. L’Australie est un cas très particulier. Cela fait cinquante à soixante mille ans que les Aborigènes développent sur leur continent immense ce modèle unitaire avec de nombreuses variations internes. On trouve ailleurs des formes de totémisme beaucoup moins manifestes, mais qui en présentent cependant certaines des caractéristiques générales, à savoir notamment une continuité entre l’individu et les membres de son groupe totémique en raison des propriétés que tous partagent du fait de leur origine commune.

 

L’analogisme

Le dernier mode d’identification est celui que j’ai appelé l’analogisme. Ce que je veux souligner en employant ce terme, c’est une caractéristique de certaines ontologies dans lesquelles le monde est constitué d’une multiplicité fragmentée d’existants qui se différencient autant par leurs attributs moraux ou intérieurs que par leurs attributs physiques. Un tel monde est très compliqué à concevoir, puisqu’il est composé d’un nombre quasi infini d’éléments uniques, et que chacun des existants est lui-même dissocié en une multiplicité de composantes. Dans les systèmes dont j’ai parlé auparavant, le nombre des composantes de la personne est à peu près maîtrisable, mais dans le système analogique des Dogons par exemple, il y a plus d’une centaine de composantes de la personne humaine, qui en outre se modifient sans cesse, c’est à dire que vous n’êtes jamais véritablement un jour ce que vous avez été la veille. Non seulement les existants sont tous différents les uns des autres, mais ils sont différents au fil du temps. Pour choisir un exemple plus proche de nous, la conception longtemps dominante en Occident de la “ grande chaîne de l’être ” représente une bonne approximation d’un système analogique. Selon cette théorie, tout est discontinu, mais en même temps, et c’est ce qui fait problème, les discontinuités sont si faibles qu’elles donnent l’illusion de la continuité. Selon l’époque, on va mettre l’accent tantôt sur les discontinuités, chez Plotin par exemple, tantôt sur les continuités, comme dans les variantes de la théorie de la chaîne des êtres qui se développent dans la philosophie des xvie et xviie siècles.

On rencontre ce modèle analogique en méso-Amérique, dans le monde andin, en Inde et dans la Chine ancienne comme l’a montré Granet. Il s’est aussi développé en Europe jusqu’à l’émergence du naturalisme. Ce que Foucault décrit sous l’intitulé de “ la prose du monde ”, dans Les mots et les choses, c’est la forme européenne de l’analogisme. Seulement, l’analogie – et c’est pour cela que j’ai choisi ce terme – est le dispositif qui permet de réduire cette multiplicité de différences et de singularités de façon à lui donner un ordre. C’est dans ce genre de systèmes – et non dans les autres modes d’identification – que vous trouvez des grands systèmes de classification bipolaires qui permettent de regrouper des existants hétérogènes. L’opposition entre le chaud et le froid, le sec et l’humide, par exemple, est inconnue en Australie ou dans les mondes animiques. On la trouve, en revanche, dans la théorie des quatre éléments, dans la médecine galénique ou ayurvédique, en méso-Amérique, en Afrique de l’Ouest, dans les Andes, etc. C’est dans ces modes de pensée analogiques que l’on rencontre aussi la migration des âmes, parce que chaque existant est un ensemble de composants en équilibre instable qui peuvent à tout moment se disperser ou subir une intrusion d’autres composants. Il y a un mouvement général entre les différents existants, pendant la vie, mais aussi dans le passage de la vie à la mort, ce qui suppose des recompositions perpétuelles.

Un dernier mot, très important, avant de conclure : ces quatre modes d’identification sont à mon sens des modes cognitifs d’appréhension d’un alter en général fondés sur des inductions schématiques. Nous les avons tous en nous à l’état de potentialités, et nous les utilisons tous plus ou moins, selon les circonstances. Simplement, il se trouve qu’ils se constituent en schèmes publics dans des ensembles que l’on appelle des cultures ou des civilisations, où ils organisent un certain style de rapport avec autrui et avec les autres existants. Ils se transforment en ontologies qui partagent des points communs, puisqu’ils partent du même dispositif initial ; et ils aboutissent aussi à des cosmologies, c’est à dire à des manières de distribuer des entités dans le monde en fonction des propriétés qu’on leur impute. Je pense comme Lévi-Strauss et avec la plupart des anthropologues contemporains, qu’il n’y a pas de pensée plus ou moins sauvage, mais qu’à tout moment, nous pouvons être plutôt animique, plutôt naturaliste, ou plutôt analogique, etc. Quand on consulte son horoscope, on est analogique. Quand on parle à son chat, on est animique. Il nous est cependant difficile d’adhérer jusqu’au bout à l’une de ces ontologies : vous pouvez parler à votre chat, vous pouvez même intellectuellement suivre Peter Singer qui veut concéder des droits aux animaux, mais cela ne va pas vous conduire pour autant à penser, comme les Indiens chez qui j’ai séjourné, que tel animal est une personne. Il y a donc des limites, et même une impossibilité d’exprimer complètement ces quatre schèmes de façon simultanée, en raison du dispositif socioculturel dans lequel on est inséré et qui privilégie toujours l’un d’entre eux.

 

[On trouvera dans le document présenté en annexe de cette conférence, une brève présentation synoptique de cette analyse, accompagnée d’un tableau]

 

Discussion

— Quel usage pédagogique pourrait-on faire de votre grille ? Peut-on s’en servir pour faire apparaître la consistance des façons de voir minoritaires ?

— Ce serait sans doute très pédagogique de le faire, et je pense qu’on peut essayer de progresser dans cette direction. Ce que je vous ai exposé là, ce sont les éléments d’un livre que je suis en train d’achever, qui sera beaucoup plus argumenté et qui concerne non seulement les modes d’identification, mais aussi les modes de relation à l’alter, lesquels viennent moduler ces grands modes d’identification. Ces derniers ont une ampleur considérable. Ils permettent de constituer des ontologies unitaires, mais, à l’intérieur de celles-ci, il y a de très grandes variations. Comme les anthropologues s’intéressent au système des différences, ce sont ces modes de relation qui permettent, à l’intérieur de chacun des modes d’identification, de les moduler. Pour revenir à la question pédagogique : je crois qu’il faut insister sur la probable universalité de ces modes d’identification comme dispositions psychologiques à ranger autrui dans telle ou telle catégorie ontologique. Je commence d’ailleurs une collaboration avec un psychologue du développement afin d’examiner la possibilité de mettre en évidence ces modulations de l’appréhension d’autrui chez des sujets occidentaux par les méthodes classiques de la psychologie expérimentale. Plus exactement, il s’agirait de voir comment les modes d’identification non naturalistes sont inhibés par l’éducation dans un contexte naturaliste. Mais je vous parle-là de recherches qui en sont à leur tout début.

 

— Ma question est relative aux problèmes de classification. Votre système est-il clos ou y a-t-il une catégorie-rebut, avec des êtres qui ne pourraient pas être classifiés ?

— Dans tout système de classification bien constitué, il existe toujours la catégorie de “ tout ce qui n’entre pas dans les autres catégories ”. Cela dit, il y a en effet des rebuts, au sens où vous l’entendez. Ainsi dans les systèmes animiques, une partie des existants peuvent n’être pas dotés d’une intériorité. C’est une question que je me suis posée : peut-on y “ sauver la nature ” ? Chez les Achuar, chez qui j’ai vécu, la plupart des animaux et des plantes ont une âme, mais les poissons n’en ont pas, sauf les prédateurs. Rien de ce qui existe d’une façon multiple — l’herbe, le sable, le gravier, etc. — n’a une âme. Il faut, pour en posséder une, la possibilité d’une individuation.

Dans tout système, il y a donc des zones de marge. Ces classifications sont généralement très englobantes. C’est surtout le cas des systèmes analogiques. Certes, dans toute société on est sensible au fait qu’on peut classer les choses en fonction de leurs qualités sensibles. Le chaud et le froid constituent ainsi une opposition commode car contrastive et qualitative, c’est-à-dire non absolue. On pourra donc utiliser cette opposition pour des regroupements très larges, comme pour la classification des simples. Mais seuls les systèmes de classification analogiques sont complètement englobants. C’est qu’il y est impératif d’avoir de l’ordre, sinon tout vous file entre les mains. D’où, dans ces systèmes, la généralisation des dispositifs de divination, de géomancie, etc., qui sont nécessaires pour avoir une prise sur un futur extrêmement incertain.

 

— En vous écoutant, je me suis demandé si votre réflexion allait avoir des incidences morales. Nous disons à nos élèves, en nous appuyant sur Kant par exemple, que l’être humain a une capacité de responsabilité, qu’on a le droit d’être propriétaire d’animaux mais pas le droit d’être propriétaire d’êtres humains, etc. Mais, à partir de ce que vous nous avez expliqué sur ces quatre grands systèmes, serons-nous amenés à dire que notre morale est simplement fonction de l’un d’entre eux ? A la limite même, va-t-il y avoir quelque chose comme une morale chez des gens qui ne font pas passer la différence entre l’humain et le non humain là où nous la faisons passer ? Car après tout, ces gens ont bien des codes, des manières de dire “ cela se fait, cela ne se fait pas ”. C’est troublant.

— Je comprends votre trouble. Je l’éprouve aussi. J’ai aussi “ sucé le lait ” de Rousseau et de Kant. Tout cela pose un problème très aigu en philosophie, celui du relativisme. Mais l’anthropologie est relativiste par méthode et non par ambition. Dans un cas pareil, on est relativiste tout simplement parce qu’on montre qu’il y a des façons très différentes d’appréhender le monde et autrui. En revanche, dans un enseignement de philosophie, on peut très bien, je pense, expliquer qu’en dépit de ces façons très différentes de voir les choses, un certain nombre de principes de base qui sont fondés globalement sur une ontologie naturaliste, peuvent quand même être utiles.

Prenons le cas de l’animisme : on y traite les animaux comme des personnes, mais on y chasse ces mêmes animaux. Les Achuar tiennent des discours au gibier : leur intériorité s’adresse à celle de l’animal qu’ils chassent, pour l’inciter à se laisser approcher et tuer. Ils les considèrent de manière générale comme des beaux-frères et, pour eux, les maîtres des animaux sont des esprits qui exercent leur contrôle sur le gibier comme le feraient des beaux-pères. On est bien là dans un rapport social. Cela dit, la conclusion du rapport social, c’est qu’on va les tuer et les manger. Ce n’est pas de l’hypocrisie ni de la perversion, car on fait la même chose avec les humains ! On tue aussi ses ennemis que l’on appréhende globalement comme des parents par alliance, car l’on cherche à capter en eux des principes d’individuation réputés nécessaires à la perpétuation du soi, tout comme la chair des plantes et des animaux est nécessaire à la perpétuation de la vie.

Ici, les manifestations extérieures du rapport à autrui sont un peu différentes de celles qu’on a l’habitude d’enseigner dans un cours de morale ! Toutefois, lorsque les mouvements écologistes arrivent dans ces pays et disent qu’il faut protéger les singes, etc., ils se trouvent dans une situation de contradiction aiguë par rapport aux ontologies de ces gens-là. En effet, on ne peut protéger quelque chose que si on exerce sur elle une forme de juridiction, ou si l’on a conscience de l’avoir mise en danger. Les Indiens ne se sentent aucune responsabilité sur les singes, puisque ces êtres sont des partenaires sociaux avec lesquels on peut discuter, faire la guerre, s’entendre, etc. D’où des ambiguïtés fondamentales dont les Amérindiens savent jouer magnifiquement, notamment en Amérique du Nord. Publiquement, ils tiennent un discours écologiste, parce que c’est celui qui est le plus facile à faire entendre, tout en pratiquant autre chose parce que leur rapport au monde animal est très différent.

 

— Mais qu’en est-il si l’on arrive chez ces Indiens en disant non pas “ on protège les singes ” mais “ on protège les femmes ” ? Comment échapper au relativisme ? La vision que vous nous présentez n’ôte-t-elle pas tout fondement à la préférence que nous accordons à un discours des Droits de l’homme ?

— Je ne donne pas dans ce que je dis un point de vue normatif ; j’essaie de trouver un moyen de rendre compte de grandes différences à partir d’une logique plus simple. Cela dit, je m’inscris dans le camp de l’universalisme. Si j’étais relativiste, je ne m’intéresserais pas à la réalisation du genre de construction anthropologique dont je vous ai parlé. C’est cependant un universalisme d’un genre un peu particulier parce qu’il considère que notre façon de penser est l’une des multiples façons possibles, et qu’elle doit être incluse dans les mécanismes qui nous permettent de comprendre l’ensemble des systèmes de pensée et de pratique.

Notre manière de procéder est l’une des quatre entrées du tableau. Ce n’est donc pas un point de vue privilégié. Néanmoins, il y a un peu d’hypocrisie dans cette affirmation. Car le fait de construire un tableau à quatre entrées, compris dans une combinatoire, est déjà naturaliste. Mais il y a là quelque chose de normal : on ne peut pas penser autrement qu’à travers les outils qu’on a reçus en partage. Je répète que le relativisme est en anthropologie une question de méthode. On ne peut pas considérer que nos institutions, notre morale, etc., sont la norme par rapport à laquelle on doit juger ou évaluer d’autres cultures. Ce point est admis par tous les anthropologues. Cela ne veut pas dire pour autant qu’en tant que citoyen on considère comme acceptables ou positives certaines coutumes pratiquées ailleurs. Ce que je mets en cause dans une certaine forme d’universalisme, c’est le fait que, tout en admettant le principe du relativisme méthodologique, les lunettes que l’on chausse pour appréhender d’autres ontologies ou d’autres cosmologies sont des lunettes qui sont très étroitement “ formatées ” par ce que j’ai défini comme étant le naturalisme. Nous pouvons en être conscient, mais la plupart du temps ce n’est pas véritablement délibéré. Pour ma part, je serais en faveur de ce que j’appellerai — sans jeu de mots — un universalisme relatif (au sens de “ relation ” comme dans le “ pronom relatif ”). L’universalisme relatif essaie de mettre au jour l’ensemble des relations possibles avec un monde extérieur, ou avec une altérité, ainsi que leurs diverses formes de combinaisons. Je pense que le nombre des manières d’entrer en relation avec autrui, et avec le monde, n’est pas infini. C’est un des grands acquis du structuralisme, notamment de celui de Lévi-Strauss, que d’avoir mis l’accent sur l’étude des relations plutôt que sur l’étude des termes (ce qui ne veut pas dire qu’il faut négliger les termes, puisque – vous l’avez vu — mon point de départ est une analyse en termes de termes).

 

— Comment récririez-vous aujourd’hui Race et histoire ?

— Lévi-Strauss a écrit les deux textes, Race et histoire et Race et culture, dans un contexte précis, pour l’UNESCO, cela à une époque où l’opinion commune tenait encore pour acquise l’existence des races humaines, et il a voulu, à juste titre, placer sa réflexion non pas sur le terrain biologique, mais sur celui de la diversité des conceptions de l’altérité. Mener la critique du racisme, comme le font beaucoup de gens bien intentionnés, en termes simplement biologiques, en disant que les races n’existent pas, n’aboutit à rien. La conscience, que n’importe qui peut avoir, d’une différence entre moi et un autrui dont le phénotype est distinct, est un préjugé si profondément enraciné qu’il est douteux que l’on puisse le dissiper avec des arguments purement scientifiques. Ce qu’il faut comprendre, au-delà de la réflexion sur l’universalité de l’ethnocentrisme menée par Lévi-Strauss, c’est d’où vient le fait que l’on va imputer justement une intériorité – des mœurs, une orientation d’esprit, un type de comportement – à une différence visible de physicalité. Certains travaux d’anthropologie cognitive, ceux de Hirschfeld notamment, s’attaquent à cette question. Mais je ne pense pas qu’un discours seulement scientifique permette d’aller très loin dans la lutte contre le racisme. Il y a ici un point de morale. C’est une question normative, qui doit être expliquée comme telle, sans se réfugier derrière des arguments scientifiques.

 

— Quand on lit le récit que vous nous faîtes de la vie des femmes Achuar dans Les lances du crépuscule, on ne peut manquer de se dire que, appréciée de notre point de vue occidental, cette vie est extrêmement pénible et que nous souhaiterions y changer quelque chose. Le statut de l’anthropologie, tel que vous le pensez, reste-t-il purement spéculatif ou bien y en a-t-il un usage pratique ?

— Que faire, si en classe de philosophie, nous nous trouvons devant des élèves qui nous opposent un type d’argumentation que nous pourrions qualifier de totémiste, à savoir que l’univers est divisé en groupes prototypiques étanches, qui , au fond, n’ont pas de terrain d’entente ? Il me semble par exemple que l’identitarisme culturel pourrait être interprété en termes totémiques : il y a des gens qui entretiennent certaines affinités avec un terroir, certains habitus, etc. Que répondre à une argumentation qui puiserait dans votre classification de quoi défendre un multiculturalisme extrêmement embarrassant ?

— Je ne pense pas que le fait d’élaborer une typologie analytique comme celle que je vous ai proposée – une typologie qui essaie de comprendre les racines des visions du monde – ou suppose une forme quelconque d’adhésion ou autorise son utilisation comme justification. Le genre de réponse qu’on peut faire à la question que vous venez tous deux de poser, c’est celle que l’on peut fait à l’heure actuelle, dans le contexte précis d’une France où l’idée de contrat, notamment de contrat social, a encore une légitimité. Il y a tout un arsenal philosophique qui peut être utilisé très facilement. Parler d’un totémisme de l’attachement au terroir, c’est un argument de fait. Mais dans un cours de philosophie, on peut très facilement faire la différence entre un argument de fait et un argument de droit. Il ne me semble donc pas qu’il y ait de grande difficulté sur ce point. S’il y en avait, tout texte d’anthropologie qui décrit et analyse une situation locale pourrait être employé comme un argument contre toute exigence à portée universelle. Or, ce n’est pas le cas.

Vous mentionnez la description que j’ai donnée du statut des femmes achuar. Il est vrai qu’elles sont battues. Elles sont aussi quelquefois mises à mort par leur époux. Cela est très choquant pour l’ethnographe que je suis. Je me souviens de mon désarroi profond quand je suis allé voir un jour un achuar très sympathique, bel homme, du genre acteur italien des années 50, qui s’entendait plutôt bien avec ses six femmes. Il venait de casser un bras à l’une d’entre elles. Je lui ai expliqué que cela ne se faisait pas, etc. Mais je voyais bien que je parlais à un mur. Il me regardait en se disant à l’évidence que ce n’était pas mon histoire et que je n’avais pas à m’en mêler. Ce n’est pas du tout la même chose dans une classe de philosophie. Si un professeur de philosophie utilise l’argument achuar pour dire que les “ tournantes ” sont autorisées, alors là, rien ne va plus !!

 

— Est-ce que pour vous Hans Jonas, un philosophe qui accorde des droits à la nature, tombe dans une sorte d’animisme philosophique ?

— Globalement, les éthiques de l’environnement sont de deux types : les éthiques individualistes et les éthiques écocentriques. Les éthiciens individualistes (Singer, Reagan, etc.) accordent des droits individuels aux animaux. On est là dans une forme de naturalisme : ce sont les humains qui, du fait de leur position, du fait qu’ils ont la conscience de la loi et de la liberté d’en user, concèdent des droits aux non-humains. Plus difficiles à classer sont les éthiques écocentriques développées par Jonas ou Callicott. Elles sont fondées sur la nécessité de maintenir la continuité de la chaîne trophique à travers tous ses maillons en tablant sur la conscience qu’un maillon peut avoir de son rôle dans la conservation de l’intégrité de la chaîne. Comme les humains sont les plus importants maillons de cette chaîne parce qu’ils ont les capacités de bouleversement les plus élevées de ces connexions synécologiques, il leur revient au premier chef la responsabilité de les perpétuer. Les éthiques écocentriques se démarquent donc nettement du naturalisme. Cela dit, l’idée est très claire chez Callicott, même si elle l’est moins chez Jonas : ce sont les savants qui sont dans la meilleure position pour comprendre cela, car ils savent vraiment ce qu’est un écosystème. Il y a derrière ces conceptions l’idée d’une république des savants, qui sont les mieux placés pour savoir ce qu’il faut faire à l’intérieur de systèmes aussi complexes pour protéger l’environnement.

 

— Vous avez souligné l’importance de la taxonomie et du langage, et mentionné votre collaboration avec un psychologue du développement. Comment l’anthropologie contemporaine se positionne-elle par rapport à la linguistique et aux sciences cognitives ? Y a-t-il encore un objet propre à l’anthropologie ?

— La question est vaste ! Sous sa forme la plus élevée – celle qui s’intéresse aux conditions d’intelligibilité de la variabilité culturelle prise à son niveau le plus englobant –, l’anthropologie contemporaine poursuit le projet de l’anthropologie philosophique. Je ne pense donc pas que l’anthropologie ainsi définie ait une spécificité.

Si elle en a une, c’est en ce sens qu’elle a sous son égide deux autres disciplines, qu’il est parfois difficile de distinguer, l’ethnologie et l’ethnographie, qui ont accumulé une gigantesque base de connaissances et développé une approche technique de certains problèmes, comme celui de la parenté, l’un des plus formalisés dans la discipline. L’anthropologie, en effet, se construit toujours dans le but de comprendre comment une certaine classe d’organismes s’insère dans le monde, y décèle des propriétés, et se sert de ces propriétés pour tisser, avec le monde et avec les autres classes d’organismes, des liens qui sont très divers, mais non infinis. Pour ce faire, elle se sert d’une grande masse de connaissances ethnographiques et aussi de tout ce qu’elle peut trouver ailleurs. Cette base de connaissances et de techniques lui permet de raisonner sur une gamme de données concernant la diversité humaine que d’autres disciplines (notamment l’histoire comparée) ne maîtrisent pas. Le grand intérêt de l’anthropologie, ce n’est pas de faire des comparaisons, c’est de pouvoir jouer sur un éventail extrêmement ample de possibles, qui permettent de mieux comprendre les variations. C’est un des grands avantages de l’anthropologie, même s’il est quelque peu conjoncturel.

Je suis donc très attentif à ce qui se passe dans les sciences cognitives – sans penser pour autant qu’il faille tout réduire à une dimension psychologique ou psychique – et à ce qui se passe en éthologie : j’ai introduit l’éthologie dans le Laboratoire d’anthropologie sociale fondé par Lévi-Strauss au Collège de France car, dans la gamme des variations dont je parlais tout à l’heure, il faut inclure maintenant les grands singes.

Quant à la linguistique, elle reste importante, mais pas simplement à titre de modèle – au sens où Lévi-Strauss avait pensé que la phonologie pouvait fournir le modèle de l’analyse structurale. Il y a eu en France un divorce entre la linguistique et l’ethnologie, car on a pensé qu’il suffisait de transplanter le modèle de la phonologie structurale dans l’anthropologie structurale pour en être quitte avec la linguistique. C’était une grave erreur. Les Américains, depuis Boas, ont, eux, continué à mener de front les deux types d’enquête, ethnographique et linguistique. Je déplore que règne dans l’anthropologie française actuelle une grande ignorance des développements récents en linguistique, notamment en pragmatique. Les conséquences en sont importantes, non seulement en ethnographie, car on essaie là de travailler dans les langues vernaculaires, mais encore, plus généralement, pour répondre aux questions qui se posent à l’interface entre psychologie et linguistique.

 

— Comment situeriez-vous vos recherches par rapport au courant que représente en anthropologie Maurice Godelier ? Le matérialisme historique ne constitue-t-il pas, en anthropologie, un angle d’approche différent de celui qui se réclame plutôt de Rousseau ? Ne peut-on pas d’ailleurs avoir de ce dernier une approche naturaliste ?

C’est Maurice Godelier qui m’a orienté vers l’anthropologie. J’étais élève à l’ENS Saint-Cloud et lui, qui venait de quitter cette école quelque temps auparavant, était venu y faire des séminaires sur la rationalité et l’irrationalité en économie, c’est à dire une lecture commentée du Capital (il s’en pratiquait beaucoup à l’époque). La dernière partie de cette lecture était une introduction à l’anthropologie économique et je me suis aperçu qu’il y avait là une possibilité de faire de l’anthropologie d’une façon originale. J’ai subi cette influence et celle du marxisme. J’ai aussi subi l’influence de Lévi-Strauss. Cela peut paraître paradoxal mais finalement ça ne l’est pas tellement, parce qu’il s’agit de deux démarches matérialistes, même s’il ne s’agit pas tout à fait du même matérialisme. Comme vous le savez, Lévi-Strauss dit toujours que Marx est l’une de ses trois maîtresses. J’ai donc le sentiment de m’inscrire dans un mouvement qui est un prolongement, même si ce n’est pas une conciliation (car je pense qu’il y a quantité de choses qui sont inconciliables entre le marxisme et le structuralisme). J’ai en tout cas subi l’influence et reçu les enseignements des deux types de problématiques.

En ce qui concerne Rousseau, je pense que le naturalisme n’est pas une grille permettant de dire si tel texte est (ou n’est pas) naturaliste et si Rousseau, par exemple, est plus ou moins naturaliste. Les grands auteurs, ceux dont on parle dans le cours de philosophie, sont grands d’être à la fois des symptômes d’une époque et d’avoir su formuler les problèmes d’une manière très différente de ce qu’avaient réussi à faire leurs prédécesseurs. J’aime particulièrement Montaigne, qui est une exception dans la conception traditionnelle du naturalisme telle qu’elle se met progressivement en place avant Rousseau. Montaigne écrit des choses extraordinaires sur les animaux dans l’Apologie de Raymond de Sebond. Il y a un courant souterrain qui est là présent, que l’on retrouve chez Condillac, auteur certainement assez à part lui aussi. On pourrait s’amuser à faire l’histoire de la philosophie du point de vue de la consolidation du naturalisme, à trouver dans cette histoire des courants souterrains, avec des affleurements puis des replongées, mais ce n’est pas cela qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre le naturalisme dans le lot commun, de mettre notre monde dans le lot commun et de ne pas le voir comme quelque chose d’exhaussé. Cela dit, je ne suis pas spécialiste de ce monde naturaliste-là. Je n’en suis pas complètement ignorant, mais ce n’est pas mon objet principal. De plus, il me paraît plus simple que les autres. Peut-être parce qu’il m’est plus familier. Le totémisme australien en revanche est invraisemblablement complexe, beaucoup plus compliqué à comprendre et difficile à rendre intelligible que le naturalisme sous ses différentes manifestations.

 

— Mais ne vous vous pas êtes écarté du point de vue du matérialisme historique pour adopter un point de vue taxonomique ?

— Je procède par étapes et la première étape est typologique. S’il y a une leçon de Marx que j’ai retenue, c’est d’abord celle-là : on ne peut pas bien étudier la genèse d’un phénomène sans en avoir d’abord défini la structure. Cette première étape typologique est déjà un énorme travail car, comme vous avez pu vous en rendre compte, c’est toute l’histoire de l’humanité que j’essaie de faire rentrer dans les différents modes d’identification. Se pose ensuite la question de leur genèse et de leur évolution, des modes de passage possibles et impossibles d’un mode d’identification à un autre. C’est là l’étape suivante, dont je ne vais pas parler dans le peu de temps qui nous reste, parce qu’elle suppose d’entrer dans de nombreux détails historiques.

En ce qui concerne le matérialisme historique, mon premier travail — le sujet de ma thèse — était une étude des formes d’utilisation et de conceptualisation de l’environnement développées par les Achuar d’Amazonie. C’était une enquête tout à fait classique d’anthropologie économique, mais qui n’était pas très courante à l’époque dans le contexte des études amazoniennes. C’est Godelier qui m’en avait donné le goût et l’intérêt. J’ai mesuré des temps de travail, j’ai mesuré des jardins avec une planchette topographique, j’ai mesuré des carrés de densité de plants de manioc ; mais cela ne m’a pas empêché de recueillir aussi les mythes, d’apprendre la langue, d’étudier la parenté, etc., parce qu’il me semblait – il me semble toujours – que tout est signifiant dans une société à l’échelle de la compréhension ethnographique. L’un des résultats que j’ai obtenus en me penchant sur ces systèmes de production et d’adaptation à l’environnement, c’est qu’il n’y avait pas de différences significatives dans la production selon les types de milieux exploités par les Achuar, même si ces milieux avaient une productivité potentielle très contrastée : il y avait partout surproduction par rapport aux besoins.

J’en suis donc venu à penser au fil du temps que le déterminisme technique – auquel il ne faut certainement pas réduire le matérialisme historique, même si Marx est ambigu sur cette question – ne permet pas de rendre compte des différences et des ressemblances entre systèmes sociaux : tout simplement parce qu’il y a des sociétés qui ont des ontologies et des cosmologies qui sont tout à fait analogues, mais avec des systèmes économiques et techno-économiques tout à fait différents ; et, inversement, des sociétés qui ont exactement le même système techno-économique, mais qui ont une vision complètement différente des rapports au monde et à autrui. Le matérialisme historique ne permet pas de rendre compte de ces phénomènes. C’est d’ailleurs ce que pensait aussi Althusser, qui disait que le matérialisme historique permet très bien de comprendre le mode de production capitaliste ou la genèse du mode de production féodal, mais que dès que l’on arrive dans des sociétés sans classes, on ne voit pas du tout comment les analyses de Marx pourraient être appliquées. Le matérialisme historique m’a donc donné des leçons et notamment l’idée que tout processus de genèse doit être étudié de façon régressive, un point fondamental et qui va à l’encontre de l’historicisme classique. Il m’a donné aussi bien d’autres idées sur lesquelles je pourrais revenir, mais peut-être dans une autre occasion.


DOCUMENT (rédigé par Gérard CHOMIENNE)

LES QUATRE SYSTÈMES D’IDENTIFICATION SELON PHILIPPE DESCOLA

L’anthropologie est confrontée à un problème général : “ comment concilier le fait que l’espèce humaine possède un équipement biologique et cognitif sans grande variation interne avec le constat qu’elle emploie cet équipement de manière extrêmement variable ? ” Par exemple, on ne marche pas, on ne mange pas, on ne lance pas, de la même manière selon les milieux auxquels on appartient (Mauss). La diversité est encore plus grande en matière d’institutions collectives. La tâche de l’anthropologie est de mettre au jour les irrégularités dans ce foisonnement, de déceler des invariants anthropologiques.

Les invariants anthropologiques ne sont pas des universaux, mais des règles de combinaison, fondées sur certaines propriétés fondamentales du monde, et permettant d’engendrer un nombre fini de réalisations possibles, dont une partie seulement se trouve actualisée dans la vie sociale. Les systèmes de nomenclature de parenté constituent un exemple bien connu d’invariant anthropologique : il existe un nombre fini de manières de classer et nommer des parents.

Les invariants étudiés par Philippe Descola concernent les modes d’objectivation de la nature, c’est–à–dire “ les formes et les propriétés des différents systèmes possibles de rapport à l’environnement humain et non-humain ”. Pour étudier ces modes d’objectivation, on peut partir du fait que tous les hommes ont un double équipement : un corps et un esprit, ou encore une physicalité et une intériorité. On entendra par intériorité des aptitudes mentales (penser, signifier, rêver, aimer, etc.) ou encore des caractères plus abstraits, comme le fait d’avoir même origine, même essence, ou de relever de la même catégorie ontologique.

Ce double équipement nous permet de procéder à des identifications, c’est–à–dire d’établir des différences et des similitudes entre nous et l’ensemble des existants. Or, il existe un nombre fini de modes d’identification. En effet, “ face à un autrui quelconque, humain ou non humain, je peux supposer, soit qu’il possède des éléments de physicalité et d’intériorité identiques aux miens, soit que sa physicalité et son intériorité sont distinctes des miennes, soit encore que nous avons des intériorités similaires et des physicalités hétérogènes, soit enfin que nos intériorités sont différentes et nos physicalités analogues. Ces formules définissent quatre grands types d’ontologies, c’est–à–dire de systèmes de propriétés des existants que l’on appellera, par convention, le totémisme, l’analogisme, l’animisme et le naturalisme. ”

D’où le tableau suivant :

 Ressemblance des intériorités Différence des physicalités L’ANIMISME (ex. : chez certains peuples d’Amazonie, du grand Nord ou d’Asie du Sud-Est.)Tous les existants partagent la condition humaine, mais l’espèce humaine seule se distingue par son physique. Des animaux et des plantes sont traités comme des personnes. On peut communiquer avec eux. Ils ont des relations de type social.
 Ressemblance des intériorités Ressemblance des physicalités   LE TOTEMISME (ex. : la cosmologie des aborigènes australiens.) Le monde est divisé en groupes totémiques comprenant chacun des humains et des non-humains qui partagent un ensemble de propriétés physiques (substances, humeurs) et psychiques (qualités morales, tempérament) en vertu d’une origine ou d’une essence commune.
 Différence des physicalités Différence des intériorités  L’ANALOGISME(ex. : la correspondance macrocosme / microcosme dans la divination chinoise.) Derrière l’infinie diversité de forme des existants, un réseau d’analogie relie les propriétés de tous les êtres. Par exemple, la croyance que des désordres naturels annoncent des désordres sociaux.
 Ressemblance des physicalités Différence des intériorités LE NATURALISME(ex. : l’ontologie dominante dans le monde occidental, notamment depuis les Temps Modernes) Il y a une coupure radicale entre la nature (l’ensemble des êtres soumis à des lois propres et non au hasard ou à la volonté humaine) et d’autre part la sphère de l’artifice et de la liberté humaine.

 

Sources :
 “ Par delà la nature et la culture ”, Le Débat, n°114, mars-avril 2001, p. 86-21.
 Leçon inaugurale, chaire d’anthropologie de la nature, le 29 mars 2001, Collège de France.