ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Les corps divisés. Réponses à la Nouvelle Critique, par Jacques Derrida © La Nouvelle Critique, 84, mai 1975, 85, juin 1975.

«...C’est au contraire la défense traditionnelle du statu quo, défense démobilisée, démobilisante, toujours déjà en retraite, qui se trouve d’avance en situation de «concertation» avec le pouvoir.
Est-ce surprenant?
Certains défenseurs-de-la-classe-de-philosophie, le plus souvent passifs, murmurant leurs protestations ou sollicitant des entrevues inutiles dans les ministères, voire des sièges dans les commissions désignées pour remplir ce que le Ministre appelle les dernières «corbeilles» d’une réforme arrêtée sans consultation, ces défenseurs se sont tout à coup déchaînés devant les contre-attaques du Greph : on avait donc osé changer de terrain, on avait eu l’impudence d’avancer que la philosophie devait, pouvait s’enseigner non seulement en Terminale mais hors d’elle et avant elle! La violence de certaines réactions donna la mesure des investissements, des passions et pulsions ici engagées. Tout à coup la cible principale n’était plus le projet gouvernemental mais l’incroyable entreprise du Greph ! »

 

Les corps divisés.  Réponses à la Nouvelle Critique

Jacques Derrida
La Nouvelle Critique, 84, mai 1975, 85, juin 1975.

 

Question I : Nous pensons que la réforme «Haby» contient une destruction radicale de la philosophie. Quelle est là-dessus votre position ?

 

Jacques Derrida: Les différentes portées du projet Giscard-Haby - je préfère lui donner son nom propre de régime - ont déjà été déchiffrées. N’isolons pas trop vite le sort qu’il réserve à la philosophie. Cette abstraction démobilisatrice - d’origine corporatiste dans le pire des cas — dissimulerait l’envergure systématique du projet, de la maternelle au seuil de l’université: système de dépendances politiques dont la ligne la plus immédiatement voyante conduit à des «réformes» produites depuis d’autres lieux ministériels (la loi Royer par exemple ou ce qu’on voit venir du côté du secrétariat d’État aux Universités quant au branchement sur les besoins économiques des régions, etc.): autant de «réformes» qui aménagent les échanges entre l’enseignement et l’état actuel du marché capitaliste; et vont comme au-devant, on pourrait le montrer textes à l’appui, d’une commande patronale. Expressément formulée.

 

Cela ne doit pas empêcher d’analyser chaque pièce du projet dans sa spécificité la plus aiguë. Quant à la philosophie, il «modernise» à peine les tentatives les plus lugubres du Second Empire et de Vichy. Oui, il équivaut pratiquement à une suppression de l’enseignement philosophique en tant que tel: dans le secondaire et dans le supérieur. En comprimant la philosophie dans une seule classe, à raison de trois heures seulement, on l’exclut en fait de toute la scolarité dite obligatoire et on fait tout pour réduire le nombre des candidats éventuels à l’«option» «philosophie». Ce simulacre de liberté est d’autant plus choquant et cynique que tout aura été mis en place pour favoriser la sélection sociale, accroître massivement les sorties d’élèves avant la Terminale, raréfier les postes d’enseignement en philosophie. Depuis sa publication, cette machinerie a été décrite dans ses implications ou finalités économico-politiques.

 

Et donc philosophiques. Je voudrais insister sur ce point, au lieu de revenir sur des dénonciations légitimes mais maintenant connues. Le projet Giscard-Haby a des visées philosophiques. Je ne dirai donc pas à la lettre qu’il «contient une destruction radicale de la philosophie». Dans un champ de luttes qui le déborde et le détermine de toute part — et qui comporte aussi son instance philosophique — le projet tend à imposer un appareil capable d’inculquer une philosophie ou de maintenir un type philosophique, une force ou un ensemble de forces philosophiques, en position dominante. A travers le sommaire de son argumentation et la grossièreté de sa rhétorique (Cousin faisait mieux dans le genre) le texte Pour une modernisation du système éducatif (tiré, je crois, à 600 000 exemplaires!) est aussi un texte philosophique qu’il faut aussi expliquer comme tel. Tendant à contenir — à la limite de ce qui est aujourd’hui possible — l’enseignement du philosophique en tant que tel, ce projet vise à réduire l’étendue d’un champ de critique et de lutte au moment où d’autres forces philosophiques risquaient, étaient en réalité en train d’y progresser. Contre ce progrès, qui est aussi politique, le projet gouvernemental permettrait à une certaine force ou coalition de forces d’occuper le terrain et de résister par d’autres voies: celles d’autres enseignements, voire d’autres systèmes que le système scolaire au sens étroit. Raison de plus pour ne pas enclore le débat à l’intérieur d’une discipline ni même de l’enseignement. Et pour rappeler que l’enjeu n’est pas simplement la destruction radicale ou la survie interminable de quelque chose comme la philosophie. Il n’y a rien de radical dans l’accentuation d’une offensive en cours depuis longtemps. C’est en particulier pour n’avoir pu ou voulu voir que cette offensive n’est pas de la non-philosophie contre la philosophie que la traditionnelle défense-de-la-philosophie n’a pu reconnaître sa propre contradiction et n’a jamais su organiser que sa retraite. On ne peut remonter ici aux origines de l’enseignement philosophique, ni même à ses fondations françaises. Rappelons seulement les épisodes les plus récents et l’impuissance d’une telle défense depuis 68 (réduction des horaires et des coefficients en Terminale, réduction du nombre de postes, dissociation accentuée du scientifique et du philosophique, répression contre certains professeurs ou élèves des Terminales, etc.).

 

Mais si elle n’a rien de radicalement nouveau, la réforme envisagée propose une formule de compromis dont le schéma reste, à ma connaissance, inédit: suppression de l’obligation et d’un horaire indispensable dans certaines sections de la Terminale, obligation générale avec un horaire minimal (trois heures) en Première. Fouchet avait bien pensé au recours à la Première, Fontanet à la ruse «optionnelle», mais la situation n’était pas mûre ou pas assez urgente et ils avaient dû reculer. Il ne s’agit donc pas d’une «idée nouvelle» d’Haby, cela va de soi, c’est l’effet d’une contradiction, l’aménagement d’une formation de compromis dont on a cru, après une analyse très courte, qu’elle devenait enfin acceptable. Il fallait réduire, pour les raisons que j’ai évoquées, le champ d’exercice de la critique, fermer le terrain des luttes philosophiques (dans la Terminale et dans le Supérieur), «assurer une formation dans un champ limité, et qui, de tradition, laisse à l’écart tous les domaines controversés des connaissances et des modes de pensée» (c’est Haby qui souligne), limiter le nombre des philosophes «de métier» dont le marché n’a que faire, hâter la spécialisation professionnelle, en durcir et abréger les relais, etc. Mais simultanément, le rapport des forces excluant une suppression franche, pure et simple de l’enseignement philosophique comme tel, le vestige concédé devait garder sa forme traditionnelle: blocage dans une seule classe, en fin d’études, cloître pour l’ancienne «reine-des-disciplines» ou pour la cérémonie du «couronnement-des-études», réflexion libérale-neutre-objective-laïque (voir plus haut) sur un savoir-acquis, la scène ne devant se déclarer ouverte sur la virginité questionnante et tout étonnée (il y a de quoi) qu’au moment où la famille, l’école et ses classes ont assez solidement étayé leur formation. On pensait, par ce compromis, rassurer tout le monde, et même une certaine droite (et pourquoi pas, une certaine gauche) qui voit dans la classe de philosophie (en son modèle classique) un garde-fou contre la propagation hors institution, à l’état qu’elle considère comme sauvage, de philosophies qu’elle préférerait domestiquer, réapproprier, encadrer: c’est ainsi que Duruy avait justifié le rétablissement de la classe de philosophie sous le Second Empire. Cette contradiction (garder sans garder le statu quo) a pris une forme spécifique qui a poussé à toucher (irrésistiblement, imprudemment) à ce qu’on appelait encore, pour le souvenir, la-classe-de-philosophie, c’est-à-dire à un lieu un peu sacré où depuis plus d’un siècle la même contradiction s’était cachée, pétrifiée aussi, naturalisée. C’était déjà une formation de compromis, réglée sur un état - relativement stable – des rapports de force. D’un côté, en raison du nombre d’heures, du groupement massif des questions, d’une scène quasi transférentielle, etc., la pénétration d’un certain type philosophique, l’exercice d’une critique philosophique correspondant à ce type étaient certes possibles. Mais le verrou politico-sexuel y était maintenu: classe pour une classe, jeunes bourgeois entre la puberté et l’entrée dans la vie, de formation plus littéraire que scientifique, conduits à considérer comme naturel et éternel un programme très singulier, d’apparence éclectico-baroque mais très propice à un encadrement idéologique déterminé. Bien entendu, étant donné la structure complexe et contradictoire de cette formation, la critique libérale pouvait s’y déployer contre plus d’un dogmatisme, et parfois, dans des situations et selon des relais ou des fractions à analyser, contre les intérêts que l’institution devait massivement servir, contredisant ainsi, comme cela se produit toujours, la simplicité de la reproduction. Il faut en tenir compte.

 

Le compromis était donc par définition instable. Contraint par le marché à l’adapter, le projet gouvernemental a du même coup révélé que la forme du compromis n’était pas intangible. C’est comme si, à travers une brèche qu’on n’aurait pas dû ouvrir, la contradiction était apparue comme telle, ou plutôt à travers une représentation plus inquiète ou inquiétante. Il ne faut pas se hâter de colmater la brèche. En touchant à la «classe-de-philo», en provoquant un débat virulent et national à ce sujet, la manœuvre Giscard-Haby a fait apparaître (l’imprudence compulsive est ici réglée par une nécessité qu’il faudrait analyser dans toutes ses portées et l’aggravation d’une répression remet presque à nu, avec des effets d’obscénité, cela même qu’elle aurait dû cacher, toutes les structures étant ici paradoxales et contradictoires) que la classe-de-philosophie n’était pas naturelle, neutre et intouchable; dès qu’elle a cessé de répondre à telle transaction historico-politique, on peut la détruire comme on l’avait construite. Dès lors la lutte contre le projet devait jeter une lumière très crue sur un clivage principal qui traverse aussi le corps enseignant, comme l’ensemble de ceux qui se disent intéressés à la pratique philosophique. La lutte pour la philosophie, dans la philosophie, autour de la philosophie divise en effet, rien d’étonnant à cela, tout le corps d’enseignement, aussi bien du côté des enseignants que des élèves ou étudiants. L’opposition au projet Giscard-Haby et aux réformes antérieures a déjà toute une histoire. On peut commencer à la reconnaître. On a constaté que toute une «défense» de la philosophie, reproduisant pour l’essentiel l’argumentation cousinienne (Défense de l’Université et de la Philosophie, 1844), s’est retrouvée sur les bases traditionnelles: maintien du statu quo, attachement immuable à la classe-de-philosophie, critique a-politique et objectivement corporatiste, idéaliste, conservatrice, d’un projet qu’on juge «menaçant», voire «criminel» à l’égard, disons, d’un corpus singulier, d’une discipline aussi vulnérable que prééminente. Cette défense d’un pur pouvoir questionnant, aussi capital que démuni, capital parce qu’il occupe la place du mort, trouve d’ailleurs son renfort objectif chez les tenants de la mort-de-la-philosophie. Le pathos est fondamentalement le même. Cette défense a toujours été en elle-même peu efficace, en tout cas elle n’a jamais défendu ce qu’elle disait ou croyait défendre.

 

Dans l’autre camp (je laisse de côté pour le moment, dans l’analyse de cet affrontement principal, des différences qu’une autre situation pourrait mettre au premier plan) ceux qui, prenant position sans équivoque contre l’ensemble systématique du projet en tant que projet politique, exigent non seulement que la philosophie comme telle continue d’être enseignée où elle est déjà (dans toutes les Terminales et sans option), mais aussi et déjà dans les classes antérieures: au moins, pour commencer, depuis la Seconde. La philosophie ne doit plus être contenue dans la prison-forteresse d’une classe (Terminale ou Première). Cette position offensive a, pour la première fois, rassemblé un nombre important d’enseignants, d’étudiants et d’élèves de toutes disciplines. Elle avait été élaborée et clairement énoncée par le Greph, en particulier dans un appel largement approuvé parmi les élèves, étudiants et enseignants les plus mobilisés. Il réclame que la philosophie soit «alignée sur les autres disciplines, c’est-à-dire fasse l’objet d’un enseignement progressif étalé sur plusieurs années». Il s’agit ici d’en finir avec le faux «privilège» («gloire de l’enseignement français») au nom duquel on parquait ainsi un enseignement critique dans une réserve impériale. En exigeant cet alignement, on s’en prend sans doute à cette sorte de retard-hégémonique (notion que je ne peux analyser ici), mais on donne aussi à l’enseignement de la philosophie comme telle les moyens et l’espace qui sont accordés ailleurs, au moins ceux d’un débat critique quant à la philosophie implicitement inculquée ailleurs, d’une articulation des savoirs, etc. Au moins. Il ne s’agissait pas, bien au contraire, d’approuver ou de négocier l’introduction-réduction de la philosophie en Première sous la forme prévue par le gouvernement. Ni en fait ou objectivement ni dans notre intention: repoussant le projet dans son ensemble, le Greph propose à court terme de faire front avec tous ceux qui entendent s’opposer à la régression imminente et de s’allier avec eux sur une exigence minimale: nous considérons que l’enseignement de la philosophie en «première» pourrait, dans d’autres conditions (transformation des contenus et de la pratique pédagogique entre autres), constituer un premier élément positif; mais nous revendiquons que l’obligation en soit maintenue en Terminale à l’intérieur d’un tronc commun. Ces revendications minimales n’ont bien entendu de sens qu’à l’intérieur d’une lutte pour une refonte véritable de l’enseignement de la philosophie — et de l’école en général —, refonte seule capable d’imposer l’idée qu’il n’y a pas d’âge naturel pour la pratique de la philosophie et que celle-ci devrait déjà être enseignée en seconde et dans les collèges d’enseignement technique.

 

C’est au contraire la défense traditionnelle du statu quo, défense démobilisée, démobilisante, toujours déjà en retraite, qui se trouve d’avance en situation de «concertation» avec le pouvoir.

Est-ce surprenant? Certains défenseurs-de-la-classe-de-philosophie, le plus souvent passifs, murmurant leurs protestations ou sollicitant des entrevues inutiles dans les ministères, voire des sièges dans les commissions désignées pour remplir ce que le Ministre appelle les dernières «corbeilles» d’une réforme arrêtée sans consultation, ces défenseurs se sont tout à coup déchaînés devant les contre-attaques du Greph: on avait donc osé changer de terrain, on avait eu l’impudence d’avancer que la philosophie devait, pouvait s’enseigner non seulement en Terminale mais hors d’elle et avant elle! La violence de certaines réactions donna la mesure des investissements, des passions et pulsions ici engagées. Tout à coup la cible principale n’était plus le projet gouvernemental mais l’incroyable entreprise du Greph! Ne considérons ici que les objections argumentées dont il a été fait publiquement état, qu’elles aient été directement adressées au Greph ou à la logique de sa position.

 

1. Au moment où, «à l’unanimité», il «repousse le projet d’une initiation philosophique en Première et Seconde» et «pense que la philosophie doit prendre le relais du français», le Bureau national de l’Association des professeurs de philosophie de l’Enseignement public invoque d’avance le prétexte suivant, comme s’il fallait ne jamais demander que ce que le ministère voudra bien nous donner: les horaires de Première et de Seconde risquaient de ne pas s’ajouter à ceux de Terminale. Le Greph réclame au contraire que la philosophie soit présente avec un horaire accru dans ces trois classes, à l’intérieur d’un tronc commun.

 

2. Le prétendu «manque de maturité des élèves»: cet argument n’est pas seulement celui de l’Association que je viens de citer. On l’a retrouvé partout. Dans des conditions et au cours d’une histoire que le Greph tente actuellement d’étudier, des intérêts et des phantasmes multiples ont coopéré pour construire ce dogme et le faire passer pour le sens commun. Même si la valeur de maturité intellectuelle n’était pas, à cet état d’abstraction, plus que suspecte, même si on ne pouvait expérimenter, de la façon la plus probante, dans certaines conditions, la très suffisante «maturité» des élèves à cet égard, leur demande même, pourquoi ne pas s’étonner qu’on enseigne des disciplines au moins aussi «difficiles» dès la sixième, et surtout qu’on y fasse pénétrer, de toute façon, tant de philosophie?

 

3. On a dit encore: la philosophie «formant-un-tout», un «système-articulé-de-concepts», etc., son enseignement doit être global et se dispenser en un an. Sans nous engager dans le si difficile problème d’une telle «totalité-systématique», acceptons cette hypothèse: mais alors pourquoi un an (neuf mois)? pourquoi tant d’heures (et d’ailleurs combien? le chiffre varie de section à section, s’affaiblit sans cesse et tend de plus en plus vers l’interruption)? Pourquoi pas un mois, une semaine, une heure, le temps d’une longue phrase ou d’un clin d’œil? Avec une logique aussi respectueusement soumise à ladite systématicité philosophique, on peut soutenir la compression ministérielle la plus sévère. Mais la même logique a un autre relais: couvrant plusieurs années, l’enseignement serait confié à des «maîtres différents»: on se réfère ainsi à un concept en effet très classique de la maîtrise ou de la magistralité philosophique. Nommons-le, sous réserve d’analyse, socratico-transférentiel. Il ne comporte pas seulement toutes sortes de risques (dogmatisme, charismatisme, etc.), il s’accorde mal, de surcroît, avec l’éthique critico-libérale de la «défense traditionnelle». Il devrait conduire, en toute logique, à l’inamovibilité du même maître dans le Supérieur (pourquoi ne pas y présenter la même requête?), voire toute la vie, maître à penser, maître de sagesse, confesseur ou directeur de conscience, analyste pour une formation interminable. De quoi donc a-t-on peur quand vient en question l’unicité de la classe-de-philo ou du prof-de-philo?

 

4. On a aussi émis des réserves sur la valeur de progressivité: ne risque-t-elle pas de provoquer un émiettement ou un tronçonnement empiristes? Ou de reproduire l’enseignement traditionnel en le rendant seulement moins consistant, plus vulnérable aux détournements idéologiques, exposé à la dissolution dans des disciplines non philosophiques? Ou encore d’étendre l’impérium de la philosophie, voire, dans telle ou telle situation historico-politique, d’une philosophie, reproduisant ainsi cela même qu’il faudrait transformer? L’objection est plus intéressante, et c’est même la seule qui permette un certain travail. Il faut donc préciser que, bien entendu, la valeur de progressivité appartient à une tradition fort classique de la pédagogie. Nous ne devons donc pas la recevoir avec une tranquille assurance, encore moins fétichiser le mot ou le mot d’ordre «progressivité». Il s’agit seulement, dans la phase très déterminée d’une lutte et d’une stratégie, de faire accepter pratiquement lextension de l’enseignement philosophique sur plusieurs années, de le rendre coextensif aux autres enseignements pour lesquels on admet tout «naturellement» la progressivité. Il s’agit en se référant à une norme reçue, de sortir la philosophie de son étroite clôture pédagogique et de justifier une revendication (des horaires équivalents à ceux des disciplines scientifiques ou littéraires). Une fois cette extension légitime acquise - au prix d’une lutte difficile -, d’autres débats ne manqueront pas de se développer pour définir les contenus et les formes des enseignements, de leurs articulations, de leurs communications, entre eux et avec le dehors de l’école. Les propositions du Greph quant à la progressivité en appelaient – indissociablement — à de telles transformations. Bien entendu, si, sous prétexte de progressivité, on réinstaurait un apprentissage, voire un dressage aux finalités suspectes, si on distribuait une «formation» orientée comme un progrès vers l’accomplissement harmonieux de quelque telos, quel qu’il soit, il faudrait, il faudra sûrement combattre une telle réappropriation dont le risque (ou la sécurité) réapparaîtront toujours. D’autres fronts se dessineront. Mais une fois que la philosophie ne sera plus le lot d’une classe, l’élargissement du champ rendra le travail, les échanges critiques, les débats et les affrontements plus effectifs. En tout cas, cela du moins est sûr d’ores et déjà, refuser l’extension de l’enseignement philosophique sous prétexte que le motif de la «progressivité» ne résout pas tous les problèmes et peut être réapproprié par le camp qu’on dit adverse, c’est accréditer un argument mystificateur, qu’il soit avancé ou non de bonne foi. Mystificateur et sans avenir, la démonstration en est faite.

 

Il faut au contraire travailler dès maintenant à créer les conditions d’une extension et d’une transformation de l’enseignement dit philosophique, ouvrir des débats, élaborer des expérimentations, y associer le plus grand nombre d’enseignants, d’étudiants et d’élèves, non seulement dans la «discipline» philosophique, non seulement dans l’école. Le processus est en cours, nous en avons plus d’un symptôme, et le terrain des luttes à venir s’y prescrit déjà. Quel que soit le sort immédiat du projet gouvernemental, ce régime ne peut pas se donner un «système d’éducation» qui ne représente à l’état le plus critique et le plus manifeste — parce que systématique et philosophique, précisément, et parce que l’école y devient un enjeu de plus en plus déterminant - ses propres contradictions. Il devra donc faire semblant d’en changer tous les matins ou d’en multiplier la confection: avec un affairement compulsif, convulsif, comme dans la précipitation d’une phase finale.

 

Question II: Nous pensons que la philosophie a une fonction irremplaçable qui selon nous comporte au moins deux points fondamentaux :

 — la mise en place de l’apprentissage des processus de la connaissance rationnelle;

— l’apprentissage d’un débat réglé et démocratique.

 

Question III: Au-delà de la simple et insuffisante défense de la philosophie telle qu’elle est, comment pensez-vous qu’il faudrait la penser ?

 

Jacques Derrida: Si la philosophie a en effet une «fonction irremplaçable», est-ce parce que rien ne pourrait la remplacer en cas de décès? Je crois plutôt qu’elle se remplace toujours: telle serait plutôt la forme de son irremplaçabilité. C’est pourquoi le combat n’est jamais simplement pour ou contre la philosophie, la vie ou la mort, la présence ou l’absence, dans l’enseignement, de la philosophie, mais entre des forces et leurs instances philosophiques, au-dedans et au-dehors de l’institution scolaire.

 

Quant aux «deux points fondamentaux» et à la troisième question, je ne peux répondre ici sous la même forme et selon les mêmes prémisses, sans vous poser à mon tour beaucoup d’autres questions, sur chacune des notions engagées. Cela nous demanderait beaucoup plus de temps, de place, au moins, et d’autres analyses, d’autres partages. Disons que j’essaie, j’essaierai d’y répondre ailleurs.