ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

La crise de l’enseignement philosophique, par Jacques Derrida

[ ...D’une part, nous pensons devoir maintenir l’unité de la discipline philosophique contre tous les tropismes séduisants des sciences humaines (...) et à travers cette unité la force critique de la philosophie et des épistémologies philosophiques.  
Mais d’autre part, nous ne voulons pas assumer ce que ce mot d’ordre («unité et spécificité de la discipline») peut comporter de réactif, voire parfois d’obscurantiste.  
Il est souvent mis en avant par les représentants les plus légitimes, en tout cas officiels, de l’institution. Nous luttons donc à la fois pour que le souci de la spécificité philosophique, jusqu’à un certain point, soit maintenu devant une dispersion pseudo-scientifique, et en fait faiblement philosophique, mais aussi pour étendre le champ de la scientificité dans l’enseignement, même s’il peut paraître menacer la représentation que se font certains philosophes de l’unité intouchable de leur discipline. ] 

La crise de l’enseignement philosophique

Jacques Derrida

Extrait de la conférence prononcée à Cotonou (Bénin) à l’ouverture d’un colloque international réunissant des philosophes africains francophones et anglophones. (décembre 1978)

 

Bien que le Greph ne se soit pas constitué en réponse au projet de Réforme Haby, bien que son Avant-Projet (dont je pourrai lire quelques passages au cours de la discussion) date d’avant ladite Réforme, il est vrai que le Greph s’est considérablement étendu à travers toute la France, il a mieux fait connaître ses positions, son programme de recherches et d’action dans le contexte d’urgence créé par le projet gouvernemental. Plutôt que de déployer tout le discours que le Greph a tenté d’avancer depuis quelques années, il me paraît préférable de définir la position singulière qu’il a prise devant la Réforme Haby, en un moment précisément où la «crise» paraissait la plus urgente et la plus spectaculaire. Cette position me paraît assez révélatrice quant à l’ensemble de notre problématique. Le Greph s’est opposé simultanément aux forces représentées par la position gouvernementale — et donc à la politique visant à la disparition de l’enseignement philosophique — et aux forces qui semblaient sur un mode conservateur vouloir défendre le statu quo et la classe de Terminale telle qu’elle était. En fait ces deux positions apparemment antagonistes devaient aboutir, étant donné l’état réel de l’enseignement dans ces Terminales et la politique générale de l’éducation, à la même conséquence: l’asphyxie progressive de tout enseignement philosophique.

La singularité du Greph a consisté à exiger que non seulement on continue à enseigner la philosophie, de manière non optionnelle, non facultative, en Terminale mais qu’on lui accorde le droit reconnu à toute autre discipline, à savoir un enseignement progressif et «long» depuis les plus «petites» classes. Cela supposait naturellement une réélaboration générale des contenus, des méthodes, des rapports interdisciplinaires, etc. C’est cette réélaboration qui occupe les groupes qui se sont constitués à l’intérieur du Greph et qui rassemblent des enseignants du secondaire et du supérieur, des élèves et des étudiants. Naturellement le Greph n’est pas seulement un groupe de recherches théoriques, c’est aussi un mouvement qui entend intervenir dans l’institution, selon des modes politiques spécifiques qui ne sont ni ceux des partis ou des syndicats (notre indépendance est à cet égard précieuse et absolue, même si certains d’entre nous appartiennent à des organisations politiques et syndicales) ni ceux d’une organisation professionnelle et corporative. Je pourrais, si vous le souhaitez, vous donner plus de précisions sur les textes et les arguments concernant ce que nous appelions d’abord la «progressivité» de l’enseignement philosophique. Ce qui était alors, et reste, notre mot d’ordre, avait pour cible le verrou politico-sexuel qui réservait l’accès à l’enseignement philosophique au jeune homme de dix-sept ou dix-huit ans appartenant le plus souvent à une certaine classe sociale et venant à la philosophie une fois que les autres enseignements (notamment celui des «humanités» et des sciences dites «humaines») avaient joué leur rôle d’imprégnation idéologique. Plutôt, donc, que de reprendre toute notre argumentation à ce sujet (et elle touche, on s’en aperçoit vite, au tout de la tradition philosophique et de son enseignement car cet enjeu de l’âge est une sorte de révélateur général), plutôt que de vous parler des luttes et des expérimentations engagées autour de ce mot d’ordre, il me paraît préférable d’insister ici sur les raisons pour lesquelles nous avons très vite abandonné le mot de «progressivité» et l’avons remplacé par celui d’«extension». Il me paraît préférable d’y insister parce qu’il y va justement du rôle de l’État dans cette crise, et quelles que soient les forces que prétend servir ou sur lesquelles prétend s’appuyer cet État, même si ce sont des forces «progressistes» ou de «gauche». De quoi s’agit-il?

Très vite, et à l’intérieur même du Greph, une certaine équivoque est apparue, liée au mot, sinon à la chose dite «progressivité» de l’enseignement philosophique. On s’est demandé si la répartition de l’enseignement philosophique sur de nombreuses années ne risquait pas de conduire à une dispersion et à une désarticulation empiriste; ou encore de réitérer l’enseignement traditionnel en l’affaiblissant, en le rendant plus accessible aux détournements idéologiques ou à sa dissolution dans des disciplines non philosophiques; ou encore d’étendre l’imperium philosophique, voire, dans telle ou telle situation politique, l’hégémonie de telle ou telle philosophie devenue subrepticement philosophie officielle, philosophie d’Etat, et dispensée comme un dogme tout au long de la scolarité. Dans ce cas-là, le mot d’ordre de la progressivité reproduirait, voire aggraverait une situation qu’on voulait au contraire transformer de fond en comble. A cette objection, que nous avons prise au sérieux et qui à vrai dire avait tout de suite été envisagée à l’intérieur du Greph, notre réponse était en son principe la suivante. Sans doute la valeur de progressivité relève-t-elle de la pédagogie la plus traditionnelle. Nous ne devons pas la recevoir comme une nouveauté ni surtout la «fétichiser». Mais dans une phase déterminée de la lutte, il était stratégiquement opportun d’exiger pour l’enseignement philosophique le respect de normes traditionnelles qui rendait légitime que d’autres disciplines bénéficient d’un enseignement long et «progressif». Une fois acquise une extension légitime et dite «naturelle», d’autres débats pourront se développer plus facilement quant aux contenus et aux formes des enseignements, à leurs articulations, à leurs communications, entre eux et avec le dehors de l’école. Les propositions du Greph quant à la progressivité visaient toutes cette transformation profonde. Et je voudrais citer ici telle déclaration par laquelle j’avais alors exprimé, je crois, une préoccupation essentielle du Greph, et que je soumets à votre discussion parce qu’elle me paraît d’une portée assez générale pour valoir au-delà du contexte étroitement français où elle fut formulée: «Bien entendu, si, sous prétexte de progressivité, on réinstaurait un apprentissage, voire un dressage aux finalités suspectes, si on distribuait une «formation» orientée comme un progrès vers l’accomplissement harmonieux de quelque telos, quel qu’il soit, il faudrait, il faudra sûrement combattre une telle réappropriation dont le risque (ou la sécurité) réapparaîtront toujours. D’autres fronts se dessineront. Mais une fois que la philosophie ne sera plus le lot d’une classe, l’élargissement du champ rendra le travail, les échanges critiques, les débats et les affrontements plus effectifs. En tout cas, cela du moins est sûr d’ores et déjà, refuser l’extension de l’enseignement philosophique sous prétexte que le motif de la «progressivité» ne résout pas tous les problèmes et peut être réapproprié par le camp qu’on dit adverse, c’est accréditer un argument mystificateur, qu’il soit ou non avancé de bonne foi. Mystificateur et sans avenir, la démonstration en est faite. Il faut au contraire travailler dès maintenant à créer les conditions d’une extension et d’une transformation de l’enseignement dit philosophique, ouvrir des débats, élaborer des expérimentations, y associer le plus grand nombre d’enseignants, d’étudiants et d’élèves, non seulement dans la «discipline» philosophique, non seulement dans l’école. Le processus est en cours, nous en avons plus d’un symptôme, et le terrain des luttes à venir s’y prescrit déjà.» (Réponses à la Nouvelle Critique, mai-juin 1975, repris dans Qui a peur de la philosophie, ouvrage collectif du Greph, Paris, Flammarion, 1977.)

Depuis cette époque, le Greph a multiplié ses actions, ses groupes de travail, étendu les conséquences de ses premiers mots d’ordre, en particulier du côté de ce que nous appelons maintenant la nécessaire «délocalisation» du corps enseignant: mobilité, dé-hiérarchisation, circulation des enseignants selon de nouveaux modes de «formation». Nous pourrons, si vous le souhaitez, y revenir au cours de la discussion. Ce que je voudrais simplement situer, ou au moins nommer, sinon analyser, avant de conclure, ce sont les types de difficulté que rencontre le Greph dans son travail théorique et dans son activité militante. Peut-être cette typologie n’est-elle pas, dans sa généralité, limitée à la scène française. La loi de cette typologie, c’est la nécessité et parfois l’impossibilité de lutter sur deux fronts, en démultipliant les portées et les rythmes de cette lutte.

 

1. D’une part, nous pensons devoir maintenir l’unité de la discipline philosophique contre tous les tropismes séduisants des sciences humaines (psychanalyse, sociologie, économie politique, ethnologie, linguistique, sémiotique littéraires, etc.), et à travers cette unité la force critique de la philosophie et des épistémologies philosophiques. Et il est vrai que des enseignants en nombre croissant auraient tendance à céder à ces tropismes et donc de limiter la formation des élèves ou des étudiants, leur entraînement à la vigilance critique devant tous les contenus idéologiques, les dogmatismes ou les philosophèmes pré-critiques qui guettent constamment le discours des sciences humaines.

Mais d’autre part, nous ne voulons pas assumer ce que ce mot d’ordre («unité et spécificité de la discipline») peut comporter de réactif, voire parfois d’obscurantiste. Il est souvent mis en avant par les représentants les plus légitimes, en tout cas officiels, de l’institution. Nous luttons donc à la fois pour que le souci de la spécificité philosophique, jusqu’à un certain point, soit maintenu devant une dispersion pseudo-scientifique, et en fait faiblement philosophique, mais aussi pour étendre le champ de la scientificité dans l’enseignement, même s’il peut paraître menacer la représentation que se font certains philosophes de l’unité intouchable de leur discipline. Cette contradiction ou cette loi de double bind, dont je nomme sèchement la fatalité, vous savez qu’elle peut avoir des effets très concrets dans notre pratique. Pour la traiter au fond, il faudrait déployer évidemment un long et puissant discours sur le scientifique et le philosophique, sur une «crise» qui déborde sans doute ce que Husserl aurait voulu conjurer sous le titre de Crise des Sciences européennes... ou de Crise de l’humanité européenne et la philosophie.

 

2. Dans ses rapports à l’État, à tout ce qu’il tente de programmer de l’enseignement de la philosophie et de ses rapports aux enseignements et aux pratiques scientifiques, à tous les modes de formation et de reproduction par lesquels l’État finalise le système éducatif, le Greph tente d’être aussi indépendant, maître de ses critiques, de sa problématique, de ses motifs d’action, comme il tente de l’être par rapport au code dominant du politique, aux partis, organisations syndicales et associations corporatives. Loin d’être un facteur de dépolitisation, cette liberté (relative) et cette distance sans détachement devraient nous permettre au contraire de re-politiser les choses, de transformer le code politique dominant et d’ouvrir à la politisation des zones de questionnement qui lui échappaient pour des raisons toujours intéressées et intéressantes. Cette liberté (relative) par rapport aux structures étatiques, nous ne cherchons pas à la prendre d’abord par rapport à un État en général, à l’État en soi, mais, aussi précisément que possible, par rapport aux forces particulières qui, dominant les pouvoirs d’État à un moment donné, lui dictent — par exemple — sa politique de la science et de la philosophie.

Car d’autre part, inversement, notre rapport à l’État n’est ni simple ni homogène. Une certaine rationalité étatique nous paraît non seulement accordée à l’unité du philosophique que nous ne voulons pas abandonner purement et simplement, mais représenter le moyen le plus puissant de lutter contre les forces ou les intérêts de classe (par exemple) qui profiteraient de l’empirisme ou de l’anarchisme politique. Certes. Il n’en reste pas moins que sous sa forme la plus accomplie, la rationalité étatique-philosophique (qu’on la pense de façon hégélienne de droite ou de gauche, marxiste ou non marxiste, etc.) doit aussi rester à portée de questionnement (théorique) ou de mise en question (pratique).

 

3. Toutes ces contradictions qui traversent la réflexion et la pratique du Greph, nous tâchons de ne pas nous les dissimuler et nous les croyons signifiantes. Elles reviennent peut-être toutes, dans leur généralité la plus formalisée, à la nécessité de ne renoncer ni à une déconstruction (du philosophique, de ce qui lie le philosophique à l’État, à l’enseignement, aux sciences, etc.), ni à une critique philosophique dans la forme la plus exigeante et la plus effective, aujourd’hui, ici, maintenant, de sa tradition. Ne renonçant ni à la déconstruction ni à la critique, le Greph se divise, se différencie, se partage selon les lieux, les individus, les urgences, les situations. Il n’a pas de statut, en quelque sorte, pas de place et de forme fixe. Il a bien eu des statuts provisoires mais l’histoire de ces statuts montre bien qu’il n’a jamais pu ni voulu se donner un statut. C’est pour le moment, quant à la contradiction que je viens de nommer, un lieu un peu vague où un consensus minimal se renouvelle depuis quatre ans pour une pratique relativement commune et surtout pour un débat aussi vigilant et aussi libéral que possible.