ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Le Colloque de Sèvres, 1984

Le Colloque de Sèvres

C'est tourner le dos aux réalités, que de prendre plaisir à la contemplation

d'un fantôme du passé qui n'est que la projection de frustrations actuelles.

Oui, il est plus difficile d1enseigner aujourd'hui qu'autrefois. Nous nous trouvons devant

des problèmes tout nouveaux. Il nous faut scolariser jusqu'à 18 ans toute la population.

Le véritable problème, c'est de revendiquer les réformes nécessaires

Robert Genton

 

En mars 1984, l’Inspection Générale de philosophie prend l’initiative avec quelques universitaire d’un « Colloque philosophique» qui se tient à Sèvres les 6, 7 et 8 mars. L’objectif est double : d’une part, contrer les réformes liées à la démocratisation du lycée engagées par le Ministère Savary ; d’autre part, critiquer les propositions du GREPH, sans jamais le désigner nommément. La rhétorique antipédagogique (sous couvert de républicanisme) se met en place, les motifs n’en varieront pas durant les 25 années suivantes.

Le Colloque de Sèvres permet d’assister à la « naissance d’un philosophisme », c’est-à-dire doctrine systématique et normative sur l’école et la philosophie qui entend régir le devenir de l’école et celui- de l’enseignement de philosophie (cf. ci-dessous son analyse par Francis Marchal). Le colloque de Sèvres est aussi le moment où se constitue un « front républicain du refus» constitué principalement par des professeurs de philosophie qui s’opposeront à toutes les réformes de l’école.

Pour ce qui est de l’enseignement de la philosophie, on entre dans les « années de plomb ». Non seulement, le front du refus fait échouer toutes les tentatives de rénovation mais l’Inspection générale réprime durement les professeurs qui s’écarte des dogmes philosophistes ou les mettent en doute. Au fond, ce n’est guère étonnant lorsqu’on sait que les principaux intervenants du Colloque étaient des Inspecteurs généraux (Jean Lechat, Jacques Muglioni - Doyen de l’Inspection Générale de philosophie -) ou des Inspecteurs pédagogiques régionaux (Georges Laforest, Léon-Louis Grataloup, Henir Leroux, Mlle Chasseur, Jean Svagelski, Jean Michel Christian Souchet – futur Inspecteur Général et Doyen)… ou alors de futurs Inspecteurs pédagogiques régionaux puis généraux : Alain Chauve, Jean-Yves Château, Christiane Menasseyre – future doyenne).  

Enfin, le Colloque de Sèvres illustre assez bien les méthodes du corporatisme conservateur : réunir des professeurs s’autoproclamant seuls représentants légitimes de la profession, puis lancer des manifestes, des pétitions, se livrer à du lobbying, exercer d’amicales ou inamicales pressions, jusqu’à la chute des projets de réformes, même les plus timides. Pour ce qui est de l’Inspection, veiller à ne jamais apparaître au premier plan, agir dans la coulisse.

Il fallu beaucoup de courage aux rares voix discordantes pour s’opposer à la belle unanimité d’une assistance savamment composée « par le ban et l’arrière-ban » d’une certaine « élite professorale » - pour reprendre l’expression d’Hervé Boillot -  parmi les quelles celles de Robert Genton (professeur au lycée Henri Poincaré de Nancy) et André Comte-Sponville stigmatisant le « philosophisme » de ses collègues.  

On trouvera ci-dessous le texte du « Manifeste » issu de ces journées. Il est tout à fait représentatif d’un certain discours purement « défensif » aux formules à la fois grandiloquentes, pauvres et creuses. On trouvera aussi le témoignage de Robert Genton qui résume pour le SNES, la teneur exacte de ce Colloque.

 

Le « Manifeste » du 7 mars 1984

Plus d’une centaine de professeurs de philosophie enseignant dans les Écoles normales, les lycées et les Universités des diverses académie se sont réunis exceptionnellement les 6 et 7 mars. Ils ont décidé d’exprimer publiquement leur commune inquiétude devant la dégradation de l’école, dont les origines ne sont pas récentes.

Ils rappellent les principes d’un enseignement authentiques, et par même authentiquement démocratique :

1. l’enseignement vise à instruire les hommes. L’instruction est en elle-même un bien et le seul fondement possible de l’éducation ;

2. la véritable instruction élève l’esprit aux raisons et principes élémentaires des mots et des choses. L’abstraction théorique est libératrice. La superstition du concret n’est que le fourre-tout de l’ignorance. L’instruction méthodiquement donnée et reçue a trait à la spécificité essentielle des disciplines, aux contenus d’enseignement, aux règles de leur appropriation ;

3. l’oubli de ces principes serait surtout préjudiciable aux plus démunis, comme tout ce qui mettrait en cause les caractères fondamentaux de l’enseignement public, et tendrait ainsi à une privatisation de fait de l’instruction.

Ils en appellent aux maîtres de tous les degrés et de toutes les disciplines qui veulent le renouveau de l’école.

 

A propos du modèle pédagogique de la IIIe République. Robert Genton

 

On assiste actuellement à toute une série de prises de position, hostiles à l’école d’aujourd’hui, qui se réclament du modèle pédagogique de la IIIe République, et de l’époque où l’Éducation Nationale était encore Instruction Publique.

C'est ainsi que l'Inspection Générale de philosophie, et quelques universitaires, professeurs de philosophie eux aussi, ont convoqué à Sèvres, les 6 et 7 mars une réunion de philosophes. Et ce n’est qu'un début, car l'intention proclamée des organisateurs de ce “ colloque ” est d’étendre leur activité à toutes les disciplines,

Un manifeste

La réunion des 6 et 7 mars fut consacrée à dresser un constat de la dégradation, de la désagrégation, de l'école dans son ensemble, et à la dénonciation du “ pédagogisme ” et du “ professionnalisme ” comme causes de cet échec. Le remède consistant dans la restauration d'une véritable “ instruction ”, c'est-à-dire dans une pédagogie des contenus et de l'abstraction, présentée comme la seule qui puisse lever les obstacles à l'enseignement des enfants les plus pauvres et s’opposer à la privatisation de l'école.

Cent professeurs de philosophie environ approuvèrent un texte allant en ce sens.

Quelques militants du SNES présents dans la salle ne s'y associèrent pas, parce qu'ils estimèrent que ce texte ne prenait en compte ni la situation réelle de l'enseignement, ni ses difficultés réelles, et aussi pour protester contre les conditions dans lesquelles ce texte fut présenté au vote.

“ Instruire ” ? Certes, …

Les militants du SNES écoutent volontiers, mais sans avoir le sentiment d'entendre des rappels à l’ordre bouleversants, les discours où s'expriment les soucis de tout enseignant : le professeur doit avoir une compétence théorique ; l'acte pédagogique doit aboutir à l'acquisition, par l’élève, de contenus de connaissance ; le collège et le lycée doivent être des milieux protégés.

Combien d'actions syndicales le SNES n'a-t-il pas organisées pour obtenir une élévation du niveau de formation des maîtres, de meilleures conditions pour le travail scolaire, ainsi que les statuts nationaux pour les catégories et les crédits inscrits dans la loi, qui seuls procurent aux établissements l'indépendance nécessaire par rapport aux influences privées?

Mais le SNES n'en éprouve pas, pour autant, de la nostalgie pour l'école de la IIIe République, dont les résultats réels étaient très décevants. Il suffit pour s'en convaincre de faire un peu d'histoire. En 1939, 1 élève de l'école primaire sur 13 accédait au 2ème degré ; plus de la moitié des enfants étaient à 14 ans en apprentissage sur le tas. La vérité, c'est que, fondée sur une philosophie spiritualiste, laissant entier, et soumis à l’Église, un très important secteur d'enseignement privé, méprisant le technique, limitant à 13 ans la scolarité obligatoire (à 14 ans depuis le Front Populaire), la IIIe République institua une véritable école de classe, à deux voies juxtaposées : le primaire, élémentaire et supérieur, pour le peuple, et le secondaire pour l'élite. École à laquelle elle donna d'ailleurs de moins en moins d'argent (moins en 1939 qu'en 1914, par ex.)

…mais comment ?

C'est tourner le dos aux réalités, que de prendre plaisir à la contemplation d'un fantôme du passé qui n'est que la projection de frustrations actuelles. Oui, il est plus difficile d1enseigner aujourd'hui qu'autrefois. Nous nous trouvons devant des problèmes tout nouveaux. Il nous faut scolariser jusqu'à 18 ans toute la population. Voilà déjà presque deux décennies que le SNES dit que le Second Degré est une idée neuve. Mais aujourd'hui encore, sur 3 élèves de terminale, 2 sont issus de parents qui ne sont pas allés au lycée.  Cela n'explique-t-il pas certains comportements scolaires?

Le problème n'est pas d'affirmer, sous forme de déclaration de principe, que les enseignants doivent “ instruire ”. Les militants du SNES reçoivent cette déclaration comme une vérité de La Palisse. Notre problème est plus ardu. Il consiste à être attentif à toutes les conditions, à toutes les méthodes, qui permettent d'ouvrir aux connaissances la raison de nos élèves, lesquels sont beaucoup plus nombreux qu'autrefois, d'origine sociale différente, et autrement formés par le milieu.

Dans cette perspective, que gagne-t-on à condamner globalement toutes les méthodes pédagogiques (d’autant plus qu'elles se contredisent souvent les unes les autres)? Elles sont utiles, si elles ont le mérite de prendre en compte les difficultés réelles de l’accès au savoir, dans la situation nouvelle qui est la nôtre.

Le véritable problème, c'est de revendiquer les réformes nécessaires.

Robert Genton