ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

A propos du nouveau programme de philosophie : pourquoi je ne suis ni « républicain », ni « pédagogue »

Par Jean-François Chazerans

© Pratiques Philosophiques

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Ce qui est remarquable avec Robert Redeker[1] et avec les autres « républicains »[2], c'est leur empressement à débusquer la paille dans l'œil du « pédagogue », ne se préoccupant pas le moins du monde de la poutre qui est dans le leur. Car enfin, le « lycée » dont ils parlent, l'« école »[3], l'« élève »[4], le « professeur »[5] ne sont-ils pas des mythes commodes qui servent à reconstruire l'histoire récente afin de nous faire oublier comment était en fait ce passé plutôt trouble ?

Cela ne veut bien-sûr pas dire qu'ils aient toujours tord dans leurs analyses. Ils ont certainement raison lorsqu'ils dénoncent l'éducation devenue un marché, les dangers de l'Internet, et en particulier, l'inanité du nouveau programme de philosophie. Par exemple Henri Pena-Ruiz considère que « L'enseignement philosophique ne consiste pas à imposer une philosophie, mais à faire philosopher les élèves. C'est-à-dire à leur permettre d'exercer leur jugement de façon autonome dans la réflexion critique sur les questions majeures de l'existence humaine. »[6] Pourtant comment pourrait-on y être opposé à de si bonnes idées ? Comment pourrait-on être d'un autre avis ? C'est que, Bernard Defrance l'explique bien dans l'un de ses derniers livres[7] : « D'une certaine manière, concernant les grands principes ou finalités de l'école, tout le monde est d'accord. Qui oserait affirmer aujourd'hui que l'instruction doit être réservée à une élite présélectionnée par la naissance ? Que le bâton, la férule et le fouet sont les auxiliaires indispensables du maître ? Que l'école n'a pas pour finalités la culture, l'autonomie et la citoyenneté du sujet ? Ce ne sont pas les grands principes qui sont en cause dans les débats sur l'école, mais bien la manière de les appliquer. Leur déclinaison pédagogique et institutionnelle révèle trop souvent des contradictions entre les finalités affichées et les pratiques réelles, entre les intentions généreuses et les effets produits » (page 9)

Bien-sûr les « républicains » ne veulent pas d'une philosophie officielle, mais les « pédagogues » en veulent-ils d'ailleurs vraiment une ? Et dans les faits, n'y en avait-il aucune avant ce nouveau programme[8] ? Henri Pena-Ruiz précise une « philosophie officielle [impose] des orientations philosophiques, voire idéologiques. La liberté reconnue aux professeurs de concevoir eux-mêmes leurs problématiques est en danger »[9]. En fait de non-philosophie officielle, il était surtout mis en avant dans l'ancien programme une « liberté pédagogique » de l'enseignant. Il est écrit dans l'Arrêté du 5 juillet 1983 qui fixe les modalités du programme, « l'étude des notions est toujours déterminée par des problèmes philosophiques dont le choix et la formulation sont laissés à l'initiative des professeurs ». Cette liberté est aussi prônée par le nouveau programme, on y trouve écrit : « Réaffirmer et garantir le respect de la liberté philosophique et pédagogiques de l'enseignant de philosophie, maître de l'organisation de son cours ». Mais ce que soutiennent les républicains, c'est qu'elle n'est pas garantie dans les faits comme elle l'était dans l'ancien programme.

Par contre ce qu'oublient les tenants de l'ancien programme, c'est que le cadre même dans lequel on enseignait induisait une philosophie officielle implicite. Il y avait toute une batterie de textes, d'instructions officielles, de directives et de recommandations écrites et surtout orale données par l'inspection. On ne pouvait pas faire nos cours comme on l'entendait. Chaque cours devait être une « leçon »[10], composée comme une véritable dissertation[11]. La leçon avait ses propres règles que l'on n'avait pas à inventer, la dissertation aussi. Ce qui était ainsi préjugé, c'était de considérer que l'on peut séparer le fond de la forme, que la liberté sur le fond sans la liberté sur la forme est suffisante. Cela n'induisait pas comme il était avancé que « la philosophie était à elle-même sa propre pédagogie » mais une certaine façon « magique » et non interrogée d'enseigner la philosophie, une pédagogie implicite qui obtenait les résultats que l'on sait et qui ont servi de prétexte à l'élaboration du nouveau programme[12].

Il faut dire aussi qu'on ne risquait pas grand chose à faire autrement. Seul l'inspecteur pédagogique régional (IPR) a une certaine autorité pour ce qui est de la façon de faire cours des professeurs. Mais l'inspection n'a pas vraiment les moyens d'inspecter correctement. En l'état actuel des choses, comme il n'y a pas en philosophie un IPR pour chaque académie, nous ne nous faisons inspecter en moyenne qu'une fois tous les sept ans. Et lorsqu'on l'est, comme on est prévenu quelques jours à l'avance et que ça ne dure qu'une seule heure, c'est très rapide et très superficiel. Si bien que si on ne joue pas les provocateurs, on peut très bien sauver les apparences ce jour-là. Le tout, comme beaucoup de choses à l'école, c'est de ne pas faire de vagues. Si bien que, comme je m'étais permis de dire à mon inspecteur en décembre dernier au sujet de ce nouveau programme : « n'est-il pas vrai que l'on continuera à faire comme avant : ce qu'on veut ? »

Mais les choses étaient quand même verrouillées car, hors de cette philosophie officielle, point de possibilité de devenir professeur puisqu'ils sont recrutés par rapport à leurs capacités de faire de telles leçons et dissertations. Il n'y a qu'à se souvenir des obstacles qu'ont connu les « pédagogues », Meirieu, Tozzi, Grataloup, Defrance. Ils étaient, il y a encore quelques années, dans une quasi-clandestinité. Pas question même de prononçer leur nom dans certains lieux et devant certaines personnes. Par exemple, la revue de didactique de la philosophie de Michel Tozzi Diotime / L'Agora bien qu'éditée par le CRDP de Montpellier, n'ayant pas le label de l'inspection, a eu toutes les peines du monde a être distribuée par le CNDP[13]. Et, je me souviens très bien de mes 8 années d'auxilariat, des 12 fois que j'ai échoué au CAPES et des 8 fois que j'ai échoué à l'Agrégation. Notre passé était aux mains de l'inspection, émanation de l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm et de la Sorbonne. Je me souviens d'avoir visité la Sorbonne au milieu des années quatre-vingt. Il y avait dans le département de philosophie, la liste des reçus à l'Agrégation. La totalité des premiers noms venait de la Sorbonne et à la 20ème ou 30ème place quelqu'un venant de Lyon. On pourrait penser que cette situation est normale sinon juste puisque ce sont les professeurs de ces candidats qui les sélectionnent.

Il est amusant de constater que la situation ne saurait changer avec le nouveau programme. Car n'avons-nous pas seulement assisté à une révolution de palais ? N'est-ce pas seulement une faction adverse qui a pris le pouvoir ? Cela semble être aussi l'opinion de Henri Pena-Ruiz dans son article de Marianne. En effet il y écrit :

 

« Les professeurs de philosophie ne comprendraient pas qu'une réforme qu'ils rejettent [celle d'Alain Renaut, ami de Luc Ferry] leur soit imposée malgré tout, alors qu'une réforme qu'ils approuvaient [celle de Dagognet-Lucien] a été récusée [par Luc Ferry] »[14]. C'est toujours une clique, pas la même qu'avant il est vrai, qui décide. Comme l'écrivait Bernard Defrance :

« C'est à l'école que les bons élèves forment, notamment en France dans le creuset des classes préparatoires, les mafias qui se répartiront l'essentiel des pouvoirs économiques, administratifs et politiques, dans un jeu féroce de chaises musicales, de complicités occultes et de corruptions partagées »[15].

Au contraire un tel programme continue, comme le précédent, à éluder l'essentiel. D'abord, de controverser sur la pertinence de tel ou tel programme, permet de détourner l'attention de la nécessité de l'extension de l'enseignement de la philosophie à tous les classes terminales y compris celles des Lycées Professionnels dans un premier temps, jusqu'à la seconde dans un deuxième temps, au collège dans un troisième temps et à l'école dans un quatrième temps. Cela occulte ensuite une réflexion sur la nécessité de mettre en place un horaire raisonnable pour tous les élèves (au moins 4 heures par semaine, 6 heures en lycée technique)[16].

Une réforme qui s'attacherait à aller au delà de la question du programme et qui s'attaquerait aux questions occultées, serait courageuse et responsable et permettrait de rompre avec l'élitisme que partagent les républicains et les pédagogues et de proposer un enseignement philosophique de qualité pour le plus grand nombre.

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[1] Philosophie.com ? Par Robert Redeker, l'Humanité, 25 Juin 2001 .  [Pour R. Redeker l’enjeu est le suivant : «  L'école de demain sera " l'école.com " : sans élèves ni professeurs, mais avec des " jeunes " et des " adultes ", et sans philosophie. La bataille de la philosophie est en effet la dernière : pour substituer définitivement la communication à l'école, l'idéologie dominante des élites techno-marchandes, gouvernantes et médiatiques doit d'abord en finir avec la philosophie  ». Quand on relit aujourd’hui les programmes Renaut, on ne peut être que s’étonner de la facilité avec laquelle de pareilles inepties crues et répétées… crues (!) par des professeurs de philosophie. Avaient-ils lu les programmes ?]

[2] Républicains contre pédagogues c'est ainsi que Philippe Meirieu avait présenté les choses dans « Qui sont ces « républicains » ? Libération, 08 septembre 1999. La réponse de Jean-Pierre Le Goff, Education : refuser les faux dilemmes , Libération, 21 septembre 1999. Une analyse claire peut se lire dans l'article d'Alain Auffray, Ecole : la gauche se cherche toujours, Libération, 06 septembre 1999. Un bon exposé des positions « républicaines » : L'école de la confusion par Jean-Pierre Legoff, Libération, samedi 4 et dimanche 5 septembre 1999.

[3] Voir Philosophie.com ? Par Robert Redeker, l'Humanité, 25 Juin 2001.

[4] « L'élêvôssantr » par Pierre Windeker, Le Monde 25 février 1998.

[5] Adieu, professeur, par ROBERT REDEKER, Libération, jeudi 4 mars 1999.

[6] Contre le retour d'une philosophie officielle, par Henri Pena-Ruiz Marianne 27/02/2001

[7] Le droit dans l'école, Castells / Labor, 2000

[8] Henri pena-Ruiz est « contre le retour d'une philosophie officielle » mais ne dit pas dans son article quand il y avait dans le passé une telle philosophie.

[9] Contre le retour d'une philosophie officielle, par Henri Pena-Ruiz Marianne 27/02/2001

[10] Voir le manuel à l'usage des nouveaux professeurs et des maîtres auxiliaires, Enseigner la philosophie, Coordonné par André Perrin, Chargé de mission d'Inspection Pédagogique Régionale de Philosophie, MAFPEN - Montpellier, juin 1995.

  [11] Recommandation orale de mon inspecteur lors de ma formation à l'IUFM en 1998-1999 et lors de sa visite dans ma classe.

[12] Pour plus de précisions sur ce qui a motivé l'élaboration du nouveau programme, Luc ferry et Alain Renault, Philosopher à 18 ans, Grasset, 1999

[13] C'est très surprenant car un CRDP (Centre Régional de Documentation Pédagogique) fait partie du réseau CNDP (Centre National de Documentation Pédagogique).

[14] Contre le retour d'une philosophie officielle, par Henri Pena-Ruiz Marianne 27/02/2001

[15] Le droit dans l'école, Castells / Labor, 2000, p. 10.

[16] Au lieu de cela la tendance est à la baisse, 7 heures au lieu de 8 en terminale L, 3 heures au lieu de 4 en terminale S