ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

L'âge de Hegel, par Jacques Derrida, ©Garnier-Flammarion 1977

[Pour légitimer l’extension de la philosophie à toute les classes du Secondaire, en commençant par celles de Seconde et de Première, le GREPH a usé de l’argument de la « progressivité » : on l’admet comme une évidence pour toutes les disciplines (comment maîtriser le niveau mathématiques de Terminales si on l’enseignait seulement en un an et d’un coup ?). Dans ce texte Derrida déconstruit les présupposés de cet « argument stratégique » et met en garde le GREPH lui-même sur les dangers qu’il recèle. Il y a d’abord le risque de la « mystification naturaliste », croire comme les adversaires de l’extension de la philosophie qu’il y a un « âge naturel » pour philosopher ; mais ensuite et surtout le risque que cet argument soit finalement repris par les adversaires pour empêcher toute transformation de l’enseignement de philosophie. Derrida explique ici que, la référence à Hegel par exemple (qui dit avoir philosopher dès 11 ans) serait un piège dans la mesure où celui-ci explique aussi que le lycée ne peut que préparer à l’enseignement de la philosophie qui ne peut être dispensé qu’à l’Université. L’utilisation de la notion de « progressivité » est équivoque au sein même du GREPH dit Derrida et pourrait bien conduire à l’exacte opposé du but qu’il se propose le en la mettant en avant, à savoir une transformation radicale de l’enseignement de philosophie. Pourquoi ? C’est qu’on peut très bien faire semblant d’introduire une  « progressivité » en se contentant d’étaler sur plusieurs années l’enseignement traditionnel (qui alors n’y gagnerait rien sauf le risque de son affaiblissement par dilution ou détournements potentiels) ; ou la concevoir comme extension de « l’imperium philosophique » : « dans ce cas-là, le mot d’ordre de la progressivité reproduirait, voire aggraverait une situation qu’on voulait au contraire transformer de fond en comble » écrit Derrida dans un autre texte, la Crise de l’enseignement philosophique [également reproduit dans l’acte 1] qui éclaire - s’il en était besoin - le sens de cette expression « argument stratégique ». Et visiblement, certains en ont besoin ; par exemple, Simon Perrier, président de l’APPEP, qui se prenant sans doute pour un fin lecteur écrit ceci dans un éditorial de la revue jaune: « Remarquons encore, quant à ce concept de « progressivité »,  l’honnêteté de la réflexion du Greph pour en dire le vide. J. Derrida disait qu’il n’était constitué que d’un « argument stratégique provisoire », celui que, puisque les autres disciplines commencent en Sixième, il doit en être de même pour la philosophie… Rien donc d’une innovation didactique ou pédagogique, mais seulement un argument capable d’être entendu par le pouvoir politique, une stratégie de communication » (L’Enseignement Philosophique, Éditorial de mai - juin 2010). Maître Perrier ne comprend ni le sens de « stratégique » ni celui de « provisoire », il y voit seulement une ruse, une argumentation ad hoc, relevant d’une rationalité stratégique [cf. aussi la rubrique Philosophie en Première]. Oui l’argument de la progressivité n’est que « provisoire » tant que sa signification n’est pas « travaillée » et il est « stratégique » en ce sens qu’aucune transformation réelle de l’enseignement de philosophie ne sera possible tant que celle-ci restera cantonnée en Terminale. Cela les conservateurs de tout poil l’ont bien compris. En d’autres termes : la « progressivité » est une condition nécessaire mais non suffisante.] 

L’âge de Hegel

Jacques Derrida

Paru dans le volume Qui a peur de la philosophie? du Greph, Paris, Garnier-Flammarion, 1977.

 

«... et s’il m’est permis d’évoquer ma propre expérience... il me souvient d’avoir appris à l’âge de onze ans, destiné que j’étais au séminaire de théologie de mon pays, les définitions de l’idea clara de Wolf, puis à l’âge de treize ans d’avoir assimilé l’ensemble des figures et règles des syllogismes. Et je les sais encore.»

Et il les sait encore.

Hegel à onze ans, vous voyez d’ici la scène. Et il les sait encore. Et il rappelle, avec un sourire retenu, une étincelle sans doute dans le regard, l’humour de Hegel vous auriez tort d’ignorer, qu’il se les rappelle, l’idea clara du vieux Wolf et toutes les formalités syllogistiques, toute la machine. Laissant entendre: je radote, j’ironise, je ne dirais pas ça dans la Grande Logique, mais enfin peut-être car si j’ironise avec autant de modestie que de coquetterie, mon ironie est au service d’une démonstration, le sérieux du concept ne s’absente pas un seul instant.

Tout de même. Hegel à onze ans, ce n’est pas tous les jours. En 1822, il a cinquante-deux ans. Toutes les «grandes œuvres» sont derrière lui, en particulier l’Encyclopédie et, encore très proche, la Philosophie du droit de Berlin sans laquelle la scène que vous croyez voir vous serait, pour l’essentiel dirait-il, indéchiffrable.

Il a cinquante-deux ans, il parle de ses onze ans. Il était déjà philosophe. Mais comme tout le monde, n’est-ce pas. Enfin pas encore philosophe car, voir le corpus des œuvres complètes de la maturité, ce déjà aura été un pas-encore.

On n’aura rien compris, pour l’essentiel dirait-il, à lâge (par exemple de Hegel) si l’on ne pense pas d’abord la structure conceptuelle, dialectique, spéculative, de ce déjà-pas-encore. A quelque âge que ce soit, singulièrement et par excellence celui de la philosophie ou pour la philosophie.

Tout de même, quelle scène, cet Ecce homo sous pli ministériel. Il doit bien y avoir assez de force, sous le dérisoire, pour qu’à la fin du même siècle, appartenant assez au même âge pour s’expliquer sans cesse avec lui, un autre Ecce homo en fasse son adversaire à peu près principal.

A l’abri du déjà-pas-encore, la confidence autobiographique manoeuvre l’anecdote en vue de la démonstration. Elle entraîne l’événement de l’âge comme une figure dans la phénoménologie de l’esprit, un moment dans la logique. L’album de famille est ouvert au bon endroit pour le ministre. Auquel il aura beaucoup parlé de sa vie privée, on devra le préciser. Ouvert au bon endroit mais de telle sorte qu’aucune illustration ne soit détachable de l’interminable et continu discours philosophique qui ouvre précisément l’album, qui vient sourdre de dessous chaque image. La scène, précisément, est difficile à voir au moment où on sous-entend : «Voyez, Excellence, c’est-moi - quand - j’avais - onze – ans - entre - onze - et - treize - c’est - moi - sur - la - photo - là - dans - mon - premier - rapport - à - la - philosophie - je - lisais - beaucoup - j’étais - déjà - très - doué - je - savais - déjà - tout - ça - j ‘ étais - très - doué – mais -au-fond-comme-tout-le-monde-n’est-ce-pas-d’ailleurs-c’était - pas - encore - vraiment - la - philosophie - seulement - Wolf - la – formalité - syllogistique - et - puis - l’exercice - de - la - mémoire - déjà - moi (enfin Hegel)-mais-pas-encore-Hegel (enfin-moi), etc.»

Supplément de comique et prime de plaisir au premier abord: cette fausse confidence est destinée à un ministre. Elle fait partie d’un Rapport, d’un «rapport spécial» commandé par le ministère, aussi par une bureaucratie d’Etat qui est en train d’organiser l’étatisation des structures de l’enseignement philosophique en le soustrayant, sur la base d’un compromis historique, au pouvoir clérical. On reviendra sur cet espace techno-bureaucratique de la confidence hégélienne. C’est indispensable pour comprendre que les fonctionnaires-philosophes d’aujourd’hui, ceux qui n’adressent plus leurs lettres au prince, au roi, à la reine, à l’impératrice, mais parfois, plus ou moins directement, des rapports à des hauts fonctionnaires typés par l’ENA (c’est-à-dire souvent plus rusés, plus «ouverts», en apparence, comme les interlocuteurs de Hegel, à la «philosophie d’aujourd’hui» que le pouvoir intra-universitaire), que les fonctionnaires-philosophes d’aujourd’hui, donc, appartiennent à ce que j’appelle aussi l’âge de Hegel.

Hegel n’a pas seulement proposé une déduction théorique de l’État et de la bureaucratie moderne dans la Philosophie du droit. Il n’a pas seulement compris à sa manière le rôle de la formation des fonctionnaires et des structures pédagogiques quand elles sont mises au service de l’État. Il ne s’est pas seulement intéressé sur le mode théorique à la transmission par l’enseignement d’une philosophie qui devait être, en l’accomplissement le plus universel et le plus puissant de sa rationalité, le concept de l’État, avec tous les plis, les enjeux, le retors d’un tel «paradoxe». Il s’est trouvé, très vite et très «pratiquement», impliqué, marchant ou pataugeant à plus ou moins grande allure, dans l’espace techno-bureaucratique d’un État très déterminé. Et il s’est expliqué sur cette détermination.

Mais nous n’y sommes pas encore. Gardons à l’oreille cette confidence. Elle est privée puisqu’il s’agit d’un souvenir d’enfance, confié dans une lettre par un philosophe singulier qui se souvient, et qui se souvient de sa mémoire, de ce qu’il a appris par cœur et dont il se souvient encore. Mais elle est si peu privée qu’elle s’adresse aux bureaux d’un ministère, à la technocratie d’un État, et pour son service, pour l’aider à mettre en pratique un concept de l’État qui oriente toute la lettre.

 

LA CORRESPONDANCE ENTRE HEGEL ET COUSIN

Vingt-deux ans plus tard, en France, dans un contexte différent par plus d’un trait mais analogue et connexe, Cousin versera aussi la confidence au dossier. Il y sera question de son âge (il n’était pas aussi précoce: «Sans être un élève arriéré, j’ai fait mon cours de philosophie à dix-neuf ans.»). Cela se passe à la Chambre des Pairs, dans le fameux discours sur La Défense de l’université et de la philosophie. Les Pairs voudraient supprimer l’enseignement de la philosophie dans les collèges et s’inquiètent de la jeunesse des esprits qu’on met au contact de la philosophie. Cousin répond en substance: mais non, la philosophie enseignant des certitudes naturelles (par exemple l’existence de Dieu, la liberté ou l’immortalité de l’âme), il n’est - en principe - jamais trop tôt pour commencer. Autrement dit, dès lors que le contenu de l’enseignement est, disons par commodité, rassurant pour les forces dominantes, il vaut mieux commencer le plus tôt possible. Et l’unité contradictoire qui scelle ici la force dominante à elle-même et forme la base du compromis historique, c’est un contrat qui se cherche entre l’État laïque et la religion. Cousin s’écrie: «Mais, dira-t-on, la métaphysique à des auditeurs de quinze à seize ans! Je réponds: oui certainement...» Laissons de côté pour l’instant la définition du jeune philosophe comme auditeur et la question de l’enseignement par l’oreille. Retenons seulement ceci: c’est l’enseignement de la métaphysique qui soulève l’objection de l’âge, du moins en apparence et dans la mesure où on la distingue ici de la théologie dogmatique. Reste à savoir comment on détermine le contenu de cette métaphysique. Cousin, qui se dit favorable à son enseignement, paraît plus audacieux que Hegel. Celui-ci, au moment même où il propose d’étendre et d’améliorer dans les lycées la préparation aux études de philosophie, exclut la métaphysique d’une telle propédeutique. Il rappelle les «raisons supérieures qui visent à exclure la métaphysique proprement dite du lycée». Mais la différence une fois analysée, elle reste de détail à l’intérieur d’une analogie fondamentale. Les adversaires de Cousin veulent bien admettre que des disciplines telles que la psychologie, la logique, au même titre que les humanités, soient enseignées au lycée. Mais la métaphysique, nom ici donné à la philosophie «proprement dite», inquiète davantage. Elle paraît, à tort ou à raison, plus retorse, moins malléable, «idéologiquement» moins flexible. Ce qui n’est ni vrai ni faux en général mais exigerait une autre analyse du retors philosophique à cet égard. Peut-être ce schéma est-il encore à l’œuvre dans une situation analogue: on admet facilement que de jeunes «auditeurs» accèdent à un enseignement de «sciences humaines» souvent associées, voire annexées à la philosophie, mais non à la philosophie «proprement dite».

Cousin, donc, qui confia un jour à Hegel qu’il ne voulait pas faire de carrière politique mais fut ce libéral vraiment persécuté (ne simplifions pas, n’oublions jamais, pas plus que dans le cas de Hegel) qui devint Pair de France, conseiller d’État, directeur de l’École normale supérieure, recteur de l’Université, ministre de l’Instruction publique, Cousin, donc, devant ses Pairs:

 

Mais, dira-t-on, la métaphysique à des auditeurs de quinze à seize ans! Je réponds: oui certainement, l’âme et Dieu à quinze et seize ans. D’ailleurs il plaît de donner quinze ou seize ans aux philosophes de nos collèges. Sans être un élève arriéré, j’ai fait mon cours de philosophie à dix-neuf ans, j’ai enseigné dans un collège la philosophie, et nul de mes auditeurs n’avait moins de dix-huit ans. Vous croyez qu’à dix-huit ou dix-neuf ans, quand on a entièrement terminé ses humanités et sa rhétorique, quand on étudie la physique et les mathématiques, on ne peut pas comprendre les preuves si simples et si solides qui se peuvent donner des grandes vérités naturelles!

 

Je souligne: c’est toujours en insistant sur le naturel, en naturalisant le contenu ou les formes de l’enseignement qu’on «inculque» cela même qu’on veut soustraire à la critique. Le Greph doit sur ce point redoubler de vigilance, sa stratégie pouvant l’exposer à ce risque de mystification naturaliste: en revendiquant un abaissement de l’âge et une extension de l’enseignement philosophique, on peut laisser entendre (sans le vouloir mais l’adversaire s’emploiera à le faire entendre): une fois qu’on aura effacé les préjugés et les «idéologies», on mettra à nu un «enfant» toujours déjà prêt à philosopher, naturellement capable de philosopher. Ce naturalisme, les discours qui passent aujourd’hui pour les plus «subversifs» ne sont jamais quittes avec lui. Ils en appellent toujours à quelque retour au désir sauvage, à la simple levée du refoulement, à l’énergie déliée ou au processus primaire. Comme toujours, le naturalisme cousinien, dans ce contexte, est immédiatement théologique. Les vérités naturelles qu’enseigne la métaphysique procèdent d’une écriture divine. Celle-ci aura gravé dans l’âme du disciple ce que le maître de philosophie doit seulement, s’effaçant lui-même, révéler, comme une écriture invisible qu’il laisse paraître sur le corps de l’enseigné. Les discours du Greph sont-ils toujours à l’abri de ce schéma? Ne revient-il pas nécessairement sous une forme plus ou moins déguisée? Cousin :

 

Vous croyez qu’à dix-huit ou dix-neuf ans, quand on a entièrement terminé ses humanités et sa rhétorique [prémisses que le Greph a maintenant dénoncées], quand on étudie la physique et les mathématiques, on ne peut pas comprendre les preuves si simples et si solides qui se peuvent donner des grandes vérités naturelles! Plus les vérités sont nécessaires à la vie morale de l’homme, plus Dieu a voulu qu’elles fussent accessibles à sa raison. Il les a gravées dans l’intelligence et dans l’âme en caractères lumineux qu’un maître habile s’attache à faire paraître, au lieu de les obscurcir sous les hiéroglyphes d’une science ambitieuse.

 

A travers des relais toujours idiomatiques, on est ici reconduit vers la tradition la plus permanente du concept philosophique de l’enseignement: révélation, dévoilement, vérité découverte du déjà-là sur le mode du pas-encore, anamnèse socratico-platonicienne parfois reprise en charge par une philosophie néo-heideggerienne de la psychanalyse. A travers toutes ces déterminations spécifiques, on retrouve le même schéma, le même concept de vérité, de vérité de la vérité liée à la même structure pédagogique. Mais l’interprétation de ces spécificités ne doit pas s’y soumettre, comme s’il fallait encore se contenter de dévoiler le même sous la variabilité. Il ne faut en aucun cas s’en contenter, mais non davantage oublier de compter avec son insistance. A l’âge de Cousin (le nôtre encore), il s’agit toujours, certes, comme chez Platon, d’une double métaphorique de l’inscription: une mauvaise écriture, secondaire, artificielle, cryptique ou hiéroglyphique, aphone, survient pour dissimuler la bonne écriture; elle surcharge, occulte, complique, pervertit, travestit l’inscription naturelle de la vérité dans l’âme. En s’effaçant, le maître doit aussi faire désapprendre la mauvaise écriture. Mais si ce motif garde des allures «platoniciennes», la spécificité de son «âge» se marque ici d’une profonde référence «cartésienne». Je lui donne son nom philosophique pour simplifier provisoirement: la spécificité n’a pas en dernier ressort une figure philosophique. C’est à Descartes que Cousin lui-même nous renvoie, c’est une interprétation arraisonnante du cartésianisme qui forme ici l’enjeu. On veut à la fois confirmer que l’enseignement français de la philosophie doit relever de la tradition cartésienne (parce que le vrai et le français coïncident, la vérité naturelle est aussi nationale, Descartes, c’est la France) mais aussi démontrer que, contrairement à ce que prétendent certains adversaires de l’école laïque et de l’enseignement d’État, Descartes n’est pas dangereux: le doute cartésien, comme on sait, reste provisoire et méthodique, ce n’est pas un doute sceptique. La Commission des Pairs chargée du projet de loi débattu avait en effet écrit, par la main du duc de Broglie: «Quelle est la philosophie qu’on enseigne en France et qu’on doit y enseigner, non seulement parce qu’elle est d’origine française, mais parce qu’elle est effectivement la vraie, la saine philosophie? C’est la philosophie de Descartes.»

Réservons dans ce cas le problème de la nationalité philosophique, ses implications et ses effets sur l’histoire de l’étatisation relative de l’enseignement français depuis le siècle cousinien. Nous y reviendrons ailleurs pour ce qui est du cas français, ici même et plus bas pour ce qui concerne l’état prussien. Réservons aussi le problème de l’adéquation entre «philosophie effectivement vraie», et «saine philosophie». J’insisterai seulement, à ce point, sur la détermination de la vérité comme certitude. Elle forme un sol commun à Hegel et à Cousin, leur sol commun dans son phénomène philosophique. Et Cousin en a besoin, comme d’un argument décisif, pour imposer son discours à la majorité des Pairs, dans cette partie serrée entre deux intérêts contradictoires de la force alors dominante. En insistant sur ce recours à la valeur de certitude, on peut aussi tenter une mise en perspective systématique. Elle tiendrait compte, pour la mettre à l’épreuve ou en dérive, d’une interprétation fondamentale de l’«âge» philosophique comme époqualitê (disons d’une interprétation de type heideggerien situant l’événement cartésien comme celui de la certitude et du fondement rassurant de la subjectité sur lequel s’installerait toute la métaphysique post-cartésienne, jusqu’à, et y compris, Hegel). Cette interprétation époquale, avec toute sa machinerie, pourrait être mise en rapport (d’épreuve ou de dérive) avec l’interprétation onto-téléologique hégélienne de l’«âge» philosophique comme moment, forme ou figure, totalité ou pars totalis dans l’histoire de la raison. D’où l’on se demanderait si dans cette forme ou dans des formes dépendantes, un tel débat peut dominer, voire éclairer, notre problématique des structures de l’enseignement; si ce que nous y reconnaissons au premier abord sous l’aspect régional du psycho-physiologique, du technique, du politique, du social, de l’idéologique, etc., peut se laisser comprendre depuis un tel débat ou au contraire nous obliger à en transformer les prémisses.

Détour par la France avant de revenir à Berlin. Nous ferons le trajet inverse une autre fois. Cousin vient de citer de Broglie: «Ainsi parle M. le duc de Broglie. Si la philosophie enseignée dans les écoles de l’Université est celle qu’on y doit enseigner en effet, si c’est la saine, la vraie philosophie, tout est au mieux, ce me semble. Comment donc une telle philosophie composerait-elle un enseignement dangereux? C’est, dit-on, que la philosophie cartésienne part du doute...» Cousin démontre alors, sans raffinement mais avec la justesse requise, que le doute provisoire est destiné à asseoir la certitude de l’existence de l’âme et de l’existence de Dieu. Avec une habileté oratoire et une rhétorique politique très sûres — on n’en retrouvera jamais l’équivalent parlementaire - il amalgame Descartes à Fénelon et à Bossuet. Avec pertinence: car si l’amalgame paraît grossier à un historien de la philosophie, c’est le raffinement de cet historien qui reste «grossier» dès lors qu’il lui cache la nature des mécanismes qu’il faut ici analyser. Dans l’ordre de certains effets massifs, dans l’enseignement ou ailleurs, la différence entre Descartes, Fénelon et Bossuet, peut être, et être tenue pour négligeable quand la situation l’exige: les textes y autorisent toujours, et l’alliance, l’alliage qui permet l’amalgame entre Descartes, Bossuet ou Fénelon, on peut juger de sa réalité aux effets massifs qu’elle produit. Et à ceux qu’en tire la rhétorique impeccable de Cousin. Voici l’âge déduit de Descartes :

 « Comment une telle philosophie composerait-elle un enseignement dangereux? C’est, dit-on, que la philosophie cartésienne part du doute, bien entendu du doute provisoire, et recherche avant tout le fondement de la certitude; c’est qu’aussi elle proclame la distinction et l’indépendance réciproque de la philosophie et de la théologie. Ces principes sont excellents, dit M. le Rapporteur. S’ils sont excellents, ils sont donc à la fois vrais et utiles; il est donc bon de les enseigner. Remarquez que ce n’est pas moi qui ai amené dans un débat parlementaire la valeur des principes de la philosophie cartésienne. Je ne voudrais pas convertir cette assemblée en une académie philosophique. [...] Le doute, même provisoire, n’est pas le principe véritable du cartésianisme. Le dessein avoué de Descartes est de détruire dans sa racine le scepticisme, et d’établir inébranlablement l’existence de l’âme et celle de Dieu. [...] Les principes de la philosophie cartésienne sont ceux de Fénelon dans le Traité de l’existence de Dieu; ils sont ceux de Bossuet dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. Ce dernier ouvrage a été composé pour un auditeur qui n’avait pas quinze ans, et dont Bossuet ne voulait pas faire un philosophe, mais un homme, pour en faire ensuite un roi. Il avait aussi enseigné la logique au dauphin, et nous possédons aujourd’hui ses cahiers qui contiennent bien des choses dont s’effaroucherait notre timidité. S’est-il contenté de cet enseignement? Non, il a voulu enseigner à son auguste mais très jeune élève, non pas cette psychologie élémentaire que veut bien nous laisser l’entendement, mais cette métaphysique saine et forte qui s’appuie sur la raison et sur l’âme pour s’élever jusqu’à Dieu. Mais dira-t-on, la métaphysique à des auditeurs de quinze à seize ans... »

 Avec une telle logique, celle de la certitude assurée sur des fondements naturels, natifs, ici découverts dans la langue et l’histoire d’une philosophie nationale mais assez naturelle pour être universelle, Cousin aurait dû remonter bien en deçà des seize ans. Pourquoi ne le fait-il pas? Pour rendre compte de cette «contradiction» et de sa «logique», il faudra poser le problème de l’idéologie, des Idéologues et du rapport de l’Idéologie aux «données invariables dont il faut partir», à savoir de l’existence, dans «toute société civilisée», de «deux classes d’hommes» (Destutt de Tracy, Observations sur le système actuel d’Instruction publique). Il s’agissait pour l’instant de situer le lien entre d’une part une certaine problématique de l’âge-pour-l’enseignement-de-la-philosophie comme état du développement prétendument naturel de l’âme et du corps et, d’autre part, une certaine problématique de l’enseignement-dela-philosophie à l’âge de l’État, au moment où de nouvelles forces sociales tendent à soustraire le monopole de l’enseignement à l’Église pour le remettre à l’État qu’elles sont en train d’arraisonner. Le concept de l’universitas onto-encyclopédique est inséparable d’un certain concept de l’État. Au cours de la lutte pour le monopole de l’enseignement public, Cousin n’aura cessé de le rappeler: «Si l’Université n’est pas l’État, on [l’adversaire] a raison [...] Mais, si je ne me trompe, il a été prouvé que l’Université c’était l’État, c’est-à-dire la puissance publique appliquée à l’instruction de la jeunesse.» (Réclamations sur plusieurs bancs et M. le vicomte Dubouchage: «C’est ce que nous contestons»

Cousin avait commencé, très logiquement, par rappeler que l’enseignement était une institution, dès lors qu’«enseigner n’est pas un droit naturel»: l’État, dit-il, n’a pas seulement le droit de surveiller les instituteurs, il a le droit de leur conférer le pouvoir d’enseigner; et l’enseignement public, dans son ensemble, est un pouvoir social immense que l’État a le droit et le devoir, non pas seulement de surveiller, mais de diriger de haut et dans une certaine mesure... «Le droit d’enseigner n’est ni un droit naturel de l’individu, ni une industrie privée; c’est un pouvoir public.» Et dans un de ces rapports d’agrégation que le Greph devra rassembler en corpus (partiel) et analyser, Cousin rappelle en 1850: «Un professeur de philosophie est un fonctionnaire de l’ordre moral, préposé par l’Etat à la culture des esprits et des âmes, au moyen des parties les plus certaines (je souligne encore, J.D.) de la science philosophique.»

 Correspondance entre Hegel et Cousin. Entre 1822 et 1844, naissance de la philosophie à l’âge du fonctionnariat européen.

A cette naissance le discours hégélien sur l’État aura présidé, dans la mesure du moins où un discours entend présider. Ce discours sur l’État est aussi, indissociablement, un système onto-encyclopédique de l’universitas. La puissance de cette machine discursive et des forces qu’elle sert n’est plus à démontrer. Tous les coups qui lui furent portés - par Marx, par Nietzsche, par Heidegger, par tout ce qui s’agit derrière ces trois noms – tous les coups si violents, si hétérogènes qu’ils paraissent, entre eux et par rapport au programme hégélien, continuent à résonner avec lui, à s’expliquer avec lui, à négocier dans son espace, à se laisser surcoder — aujourd’hui encore — par l’échange auquel il les oblige. Jusqu’à courir, chaque fois, le risque de sa simple reproduction, avec ou sans la modération «libérale» qu’on peut observer chez Hegel ou chez Cousin.

 

L’HERITAGE DE HEGEL ET L’AVENIR DE SON ÉTABLISSEMENT

Est-ce que je lis tout cela dans l’image de Hegel enfant, dans le cliché d’une confidence («s’il m’est permis d’évoquer ma propre expérience... à l’âge de onze ans...»)? Voit-on la scène? Non, pas encore. L’image, sur laquelle on aurait tort de se précipiter, Hegel, jusqu’à un certain point, la met en scène. Il la tient en main et la manipulation hégélienne de la représentation se fait toujours à l’intérieur d’un sac plein de négatifs et qui vous réserve plus d’un tour.

Tout de même, quelle scène. Hegel ne s’est pas toujours interdit la confiance autobiographique. Dans ses œuvres philosophiques dites majeures (mais où situer cette Lettre? Comment la classer dans la hiérarchie? doit-on accepter le principe même de cette hiérarchie?), il lui arrive de se raconter, de murmurer des choses privées dans l’oreille du lecteur. Sur Antigone par exemple, et l’effet d’apaisement que lui procure l’horrible carnage. Ces confidences sont toujours appelées ou entraînées par la nécessité philosophique de la démonstration. Ici aussi sans doute. Mais cette fois c’est le petit Georg Friedrich Wilhelm entre onze et treize ans.

A Strasbourg, il y a quelques années, j’ai vu, je crois avoir vu, une photo de Martin en culottes courtes. Martin Heidegger. Faut-il avoir tremblé devant la Pensée ou devant la Philosophie, faut-il que ses maîtres ou prêtres aient joui de faire trembler, et de faire jouir de peur, pour que ça se décharge en rire devant les culottes courtes d’un grand défroqué (lui aussi sorti, si on peut dire, comme Hegel, d’un inoubliable «Séminaire de théologie»)? Là ce n’était pas Martin qui la montrait lui-même, la photographie. Mais son frère, l’«unique frère» comme dit une dédicace de Heidegger. Le frère lui avait joué ce tour, avec la rouerie très naïve, très affectueuse, de qui est tout fier d’écrire un petit livre sur les souvenirs d’une famille «Heidegger» mais qui en veut (peut-être) aussi (un peu) à mort, à son frère en culottes courtes. En culottes courtes, à l’âge où l’on n’a pas encore appris la philosophie, et encore moins la pensée, pas de différence entre deux frères uniques.

Ici c’est Hegel lui-même qui tend le cliché, le doigt sur la couture de la culotte, au Ministre: c’est moi entre onze et treize ans. Et il le fait à l’âge mûr, au moment où le philosophe (cinquante-deux ans) et sa philosophie commencent à parler de leur mort, à la tombée du jour. Le mois suivant (juin 1822), au même protecteur ministériel, un peu en échange de services où la rigueur philosophique du système n’a jamais rien abdiqué de ses exigences, Hegel parle d’un «supplément de revenus», de ses enfants, de sa mort, de sa veuve et des assurances contractées pour l’avenir. A Altenstein:

 

« Votre Excellence a eu la bonté, lors de ma nomination à l’Université de cette ville, de me donner l’espoir que le développement des projets que Votre Excellence a en vue pour les institutions scientifiques lui donnerait l’occasion de m’ouvrir un nouveau champ d’activité et d’accroître à l’avenir mes ressources. Je ne pouvais considérer la réalisation de ces bienveillantes promesses qu’en relation avec les hautes intentions de Votre Excellence pour le développement de la science et la formation de la jeunesse, et je ne pouvais regarder l’amélioration de ma situation économique que comme un élément subordonné dans cet ensemble. Mais comme quatre ans et demi se sont écoulés depuis ma nomination à Berlin, et comme divers malheurs domestiques ont rendu pour moi ma situation difficile, je me suis souvenu des favorables déclarations antérieures de Votre Excellence; et les sentiments bienveillants de Votre Excellence m’autorisent à lui exprimer les souhaits que font naître en moi ces circonstances. Je n’ai pas manqué d’être reconnaissant lorsque, par l’attribution d’une fonction à la Commission royale d’examen [celle à laquelle notre lettre du 22 avril fait allusion comme à une expérience légitimante], j’ai obtenu un supplément de revenus. Mais ce supplément est déjà presque entièrement absorbé, du fait que, à mesure que j’approche de la vieillesse, j’ai le devoir de songer à l’avenir de ma femme et de mes enfants — et cela d’autant plus que j’ai entièrement consacré mes ressources personnelles à ma formation intellectuelle, que je mets maintenant au service du gouvernement royal. La prime d’assurance à la caisse générale des veuves, pour que mes héritiers puissent toucher 330 thalers par an, m’occasionne, avec ce que je dois verser à la caisse des veuves de l’Université, une dépense annuelle de 170 thalers; et en consentant chaque année cet important sacrifice, deux choses doivent être présentes à mon esprit: la première, c’est que si je ne mourais pas professeur de l’Université royale, mes versements à la caisse des veuves de l’Université seraient entièrement perdus; la seconde, c’est que, du fait de mon assurance à la caisse générale des veuves, ma future veuve et mes enfants ne pourraient compter sur un secours gracieux de Sa Majesté royale. »

 On lira la suite de la lettre, elle le mérite, comme toute cette correspondance, mais remarquez tout de suite la contradiction devant laquelle Hegel est pris d’angoisse et qu’il prie le ministre de résoudre avec lui. Cette caisse d’assurance des veuves de l’Université (il ne pouvait y avoir, n’est-ce pas, que des veuves dans une Université réservée aux hommes et de préférence mariés) représente déjà une socialisation qui devrait donner la sécurité nécessaire aux familles de fonctionnaires. Mais comme le sort des professeurs dépend du pouvoir royal (Hegel a peur de ne pas mourir «professeur de l’Université royale», il fera tout pour mourir professeur de l’Université royale), si Hegel perdait son poste avant sa mort, il aurait contracté pour rien: la caisse des veuves de l’Université ne paierait pas (puisqu’il ne ferait plus partie de l’Université) et le Roi non plus (puisque Hegel a contracté une assurance à la caisse générale des veuves). Il faut à tout prix résoudre cette contradiction entre la rationalité insuffisamment développée de la société civile, et un État encore trop déterminé dans sa particularité. Comme toujours Hegel aiguise la contradiction de façon catastrophique, en vue du meilleur apaisement. Pour renverser la situation.

Comment ne pas contracter pour rien aux caisses d’assurance de l’Université? Pour qu’en somme il n’y ait jamais de veuve ni d’enfants démunis après la mort du Philosophe, c’est-à-dire jamais de veuve ni d’enfants de l’Université, car une veuve qui peut encore compter sur le revenu du mari, est-ce une veuve? Ou alors ne l’a-t-elle pas toujours été? Et des enfants assurés sur le père (capital ou revenu) mort sont-ils encore des enfants?

Ou alors ne l’ont-ils pas toujours été?

Hegel fut rassuré par Altenstein, le ministre, dès le mois suivant. Par l’État. Mais l’État agissant encore par faveur particulière et par décret, dira-t-on.

Oui. Cependant, cet État venait au secours de son philosophe, de celui qui en légitimait la rationalité. De celui qui, du moins, donnait aux forces particulières représentées par cet État, à telle de ses fractions plutôt, une justification de forme universelle. L’aurait-il fait autrement? Et inversement, Hegel aurait-il dit n’importe quoi, aurait-il renoncé aux exigences «internes» du système (Encyclopédie, Logique et surtout Philosophie du droit de Berlin), du système dans la maturité de son développement, simplement pour l’amour de Marie, Karl ou Emmanuel Hegel? de surcroît pour une veuve et des enfants auxquels il pense de façon déjà posthume et donc avec le désintéressement paradoxal du mort? Comment tous ces intérêts particuliers (famille ou société civile) ont pu, sans être trop gênés aux entournures, s’accorder avec le système des intérêts de la raison, avec l’histoire du système et le système de l’histoire, voilà la question. Cette unité n’est pas facile à penser, mais on ne peut en omettre ou secondariser aucun des termes, aucune des forces, aucun des désirs, aucun des intérêts en jeu. Nous y reviendrons.

En lui donnant satisfaction, le mois suivant la lettre sur les lycées, Altenstein savait qui il soutenait. Le 25 juin, il l’informe par une lettre de ce qu’il a obtenu pour lui (dédommagements pour des voyages, 300 thalers pour l’année écoulée, 300 pour l’année en cours, etc.). Pour obtenir ces «gratifications extraordinaires», il avait dû faire auprès du chancelier Hardenberg l’éloge philosophique et politique de Hegel, l’éloge de son influence politique et non seulement de sa philosophie politique. De son influence politique, dans une situation difficile, sur un milieu d’étudiants en pleine agitation. Altenstein sait ce qu’il faut dire, même si ce qu’il pense est plus compliqué:

 « Sur la valeur excellente de Hegel en tant qu’homme, en tant que professeur d’université et en tant que savant, je ne crois pas devoir m’étendre. Sa valeur comme savant est reconnue. Il est sans doute le philosophe le plus profond et le plus solide que l’Allemagne possède. Mais sa valeur comme homme et comme professeur d’université est encore plus décisive [Je souligne, J.D.]. Il a exercé sur la jeunesse une influence infiniment bienfaisante. Avec courage, sérieux et compétence, il s’est opposé à l’infiltration pernicieuse d’une philosophie sans profondeur, et il a brisé la présomption des jeunes gens. Il est hautement estimable en raison de ses opinions, et cela – ainsi que son action bienfaisante - est reconnu même par ceux qui sont remplis de méfiance à l’égard de toute philosophie» (6 juin 1822). »

 Hegel sait tout cela. A peu près tout de cet écheveau où s’entrelacent si efficacement les intérêts «privés» et les intérêts de la raison historique, les intérêts particuliers et les intérêts de l’État, les intérêts d’un État particulier et la rationalité historique universelle de l’État. Il s’en est expliqué dans la Philosophie du Droit peu de temps auparavant. Et il sait à l’heure présente que sa Philosophie du Droit «a fortement scandalisé les démagogues» (Lettre à Duboc, 30 juillet 1822). Au moment où il remercie Altenstein, les termes de sa reconnaissance définissent bien le lieu de l’échange et du contrat, l’assurance prise de part et d’autre:

 « Quant au développement ultérieur de ma situation, je dois m’en rapporter très respectueusement au sage jugement de Votre Excellence, avec la même confiance absolue avec laquelle j’ai répondu à l’appel que Votre Excellence m’a adressé pour entrer au service de l’État royal. [...] Dans ce travail pour lequel la liberté et la sérénité de l’esprit sont particulièrement nécessaires, je n’ai pas à craindre d’être à l’avenir troublé ou gêné par des soucis extérieurs, après que Votre Excellence m’a parfaitement tranquillisé à cet égard par ses bienveillantes promesses, et après que des preuves multiples et non équivoques m’ont procuré la conviction réconfortante que d’éventuelles inquiétudes des autorités supérieures de l’État à l’égard de la philosophie – inquiétudes qui peuvent être facilement occasionnées par des tendances fausses au sein de celles-ci - non seulement sont restées étrangères à mon activité publique en tant que professeur, mais qu’encore j’ai travaillé pour ma part, non sans approbation et non sans succès, à aider la jeunesse qui étudie ici à concevoir des pensées justes, et à me rendre digne de la confiance de Votre Excellence et du gouvernement royal.» (Berlin, 3 juillet 1822.)

 

Toutes ces assurances prises — sur les Héritiers (de Hegel) sur l’État (de Prusse), sur l’Université (de Berlin) -, il n’oublie pas la Bavière et il y joue à la loterie. En juillet, après avoir félicité Niethammer du budget de l’instruction publique dans son Landtag bavarois («les autres branches ne me regardent pas »), après lui avoir donné des nouvelles des mesures disciplinaires envisagées à Berlin contre les enseignants «démagogues» (une semaine avant l’envoi de la Lettre sur les Lycées), Hegel poursuit: «L’état brillant des finances bavaroises me rappelle que j’ai encore entre les mains des billets de loterie de l’emprunt bavarois, sur le destin desquels je n’ai rien appris depuis [...]. Je me permets de noter leurs numéros sur la petite feuille ci-jointe et de prier votre fils - puisqu’il travaille dans l’administration des Finances - de prendre à ce sujet des renseignements [...]». Puis il évoque la difficulté à être approuvé en matière de philosophie, de théologie, de christianisme: «...c’est en appliquant les concepts et la raison aux matières concernant l’État qu’on y parvient le plus mal [à recevoir cet assentiment]; mais j’ai moi-même déjà expressément témoigné que je ne voulais pas y parvenir mieux avec notre bande d’apôtres de la liberté. Mais on ne doit pas davantage se soucier de ceux qui sont de l’autre côté.»

Et de fait, si par son comportement politique aussi bien que par sa philosophie politique, Hegel semble soutenir l’État contre la «bande» des «démagogues», ce soutien est conditionnel, complexe, et toute une réserve stratégique peut faire passer Hegel pour un ennemi aux yeux de ceux «qui sont de l’autre côté». De cette réserve stratégique, du recours qu’elle peut trouver dans le système de la philosophie du droit, des effets concrets qu’elle eut dans le champ politique d’alors, nous avons beaucoup de signes. Pour des raisons évidentes, nous devrons nous limiter, tout à l’heure, à ceux qui sont lisibles dans la Lettre sur les lycées.

Ecce homo, c’est moi entre onze et treize ans. Celui qui dit cela n’est pas seulement un homme mûr et qui pense déjà à la mort, à la Caisse des veuves de l’Université et à l’après-Hegel (aura-t-il jamais pensé à autre chose?). C’est le Hegel philosophe qui n’est pas un adulte comme les autres, un homme mûr parmi d’autres. C’est un philosophe qui se présente comme le premier philosophe adulte, le premier à penser le commencement et la fin de la philosophie, à les penser vraiment dans leur concept. C’est le philosophe d’une philosophie qui se pense sortie de l’enfance, qui prétend penser, avec toute son histoire, tous les âges de la philosophie, tout le temps et toute la téléologie de sa maturation. Et qui donc n’a dans son passé que des enfances, et des enfances en représentation si la représentation est déjà sans être encore la «pensée qui conçoit». Hegel enfant, c’est donc plus grave, plus drôle, plus singulier, la singularité même: non pas impossible, ni inconcevable, mais à peu près inimaginable. Il a tout fait pour le rendre inimaginable, jusqu’au jour où -, jusqu’à la tombée du jour où inquiet pour l’avenir de l’enseignement philosophique dans l’État, pour l’avenir de sa veuve aussi et de ses fils, il tire argument de son enfance, il se souvient, il dit se souvenir de ce dont il se souvenait déjà entre onze et treize ans. Car déjà ce n’était qu’affaire de mémoire ou d’entendement, non de pensée spéculative.

La scène paraît d’autant plus comique qu’il n’y a là aucune vantardise. Si on en soupçonnait, il faudrait se rendre aux bonnes raisons qui la neutralisent, la légitiment et donc l’effacent. Et le comique vient précisément de là, des bonnes raisons dont Hegel peut s’autoriser pour dire cela en toute modestie. D’abord c’est vrai, il devait être très, très doué. Il suffit de lire ses ouvrages bien connus et si profonds, comme le rappelle  Altenstein au Chancelier. Et puis on a d’autres témoignages sur ce brillant élève qui lisait beaucoup et recopiait de longs extraits de ses lectures. Ensuite, s’il se donne pour exemple, et non en exemple, s’il joue avec l’exemple comme il enseigne ailleurs le Beispiel, c’est pour faire apparaître l’essence d’une possibilité: tout enfant normalement constitué doit être Hegel. L’enfant Hegel, au moment où le vieux Hegel se souvient de lui mais aussi le pense et le conçoit dans sa vérité, cet enfant Hegel joue, comme tous les enfants sans doute, mais joue ici le rôle d’une figure ou d’un moment dans la pédagogie de l’esprit. Puis l’anecdote est au service d’une thèse, elle doit emporter une conviction et entraîner des décisions politiques. Elle se justifie, effaçant ainsi sa singularité anecdotique, d’une vieille expérience commune (die allgemeine ältere Erfahrung). C’est l’expérience commune qui atteste que cet enseignement n’excède pas la force intellectuelle (Fassungskraft) des lycéens. Enfin cette capacité, dont témoigne le petit Hegel de onze ans, ce n’est pas encore la capacité philosophique proprement dite, la capacité spéculative, c’est la mémoire, la mémoire de certains contenus sans vie, de contenus de l’entendement, de contenus qui sont des formes (définitions, règles et figures de syllogismes). Et ce pas-encore propage ses effets sur toute la lettre, sur toute la machinerie pédagogique que Hegel propose au ministre. Ce pas-encore du déjà, nous le verrons, interdit cela même qu’il paraît favoriser, à savoir l’enseignement de la philosophie dans les lycées.

Quand Hegel dit qu’il se souvient encore de l’idea clara et de la syllogistique, on y perçoit, mêlées, de la coquetterie (raffinement et radotage, puérilité jouée du grand mathématicien qui ferait semblant de s’étonner de connaître encore ses tables de multiplication), une certaine tendresse affectée pour ce reste d’enfant en lui, de l’ironie surtout dans le défi lancé à la modernité pédagogique, «défi lancé aux préjugés actuels sur la pensée par soi-même, l’activité productive...». Et quoi de plus actuel (aujourd’hui encore, l’âge de Hegel aura bien duré) que cette monotone modernité pédagogique qui s’oppose à la mémoire mécanique, à la mnémotechnique au nom de la spontanéité productive, de l’initiative, de ce qu’on découvre par soi, de façon vivante, etc.? Mais l’ironie de Hegel est double: il sait qu’ailleurs il s’en est pris au formalisme mnémotechnique et à l’apprentissage du «par cœur». On ne peut donc le soupçonner d’en être simplement et en général partisan. Question d’âge, justement, d’ordre et de téléologie de l’acquisition, de progrès. Et ce progrès, d’âge en âge, n’est pas seulement celui de l’élève dans les lycées de Prusse. On en retrouve les étapes et l’enchaînement dans l’histoire de la philosophie. L’âge du formalisme et de la technique calculatrice, l’âge de Leibniz par exemple, est celui de l’«enfance impuissante» (unvermôgenden Kindheit), dit la grande Logique. Mais inversement, le thème moderniste de la spontanéité productive reste aussi abstrait et donc enfantin (car l’enfant est plus abstrait que l’adulte, comme le concept encore indéterminé), aussi vide ou impuissant que le formalisme et la mémoire mécanique tant qu’il ne les a pas effectivement traversés, relevés. Tout le «système» de la dialectique spéculative organise donc cette anamnèse de l’enfance pour projet ministériel, son conformisme respectueux et un peu niais, son ironie, sa coquetterie, son application imperturbable.

Un peu précipitamment j’ai prélevé cette «scène» dans un Rapport qui l’encadre et la déborde largement. Pourquoi? Pour aller au-devant des lecteurs pressés, pour prévenir les adversaires du Greph, ceux pour qui le Greph, c’est d’abord ce rassemblement d’excentriques (oh oui) qui prétendent enseigner la philosophie au berceau: entreprise destructrice et anti-philosophique, disent les uns, excès de zèle et panphilosophisme, disent les autres, au moment où, comme chacun sait, par exemple depuis Hegel, la philosophie est finie. Alliance de fait entre les deux réactions. Les deux se précipitent alors: voilà que le Greph va prétendre tirer argument du fait que le grand Hegel, entre onze et douze ans..., etc. Et sans doute, poursuivra-t-on, le Greph, non content d’alléguer l’exemple de Hegel, souhaitera-t-il hégélianiser les enfants, et faire lire la grande Logique ou la Philosophie du droit en sixième..., etc. Nous connaissons maintenant la stéréotypie de ces objections, le code de cette réaction qui, comme toujours, commence par la peur de comprendre. De comprendre qu’il s’agit justement de tout autre chose, comme on aurait dû voir et comme on verra peut-être mieux. En lisant avec nous, par exemple, cette Lettre de Hegel.

Je ne veux pas dire comment il faut lire ici ce «petit» écrit de Hegel, le lire «en lui-même», dans son «propre contexte», le lire aussi sur la scène où le Greph a jugé bon de le traduire et reproduire. Je ne veux pas dire ce qu’il faut faire de cet écrit (précision à l’intention de ceux qui croient que lire c’est immédiatement faire ou d’autres qui sont aussi sûrs, de l’autre côté, que lire ce n’est pas faire, pas même écrire, les uns et les autres agrippés à des oppositions en forme de garde-fous conceptuels dont on connaît maintenant l’usage, la finalité et le mode d’emploi). Je ne veux pas dire ce qu’il faut ni, bien entendu, ce qu’il faut selon le Greph. Car j’écris aussi à l’intention du Greph, comme, je le présume, nous faisons tous ici. Le Greph s’est défini, au départ, comme le lieu d’un travail et d’un débat, non comme le centre d’émission de mots d’ordre ou de contenus doctrinaux. Sans doute, quand l’accord se fait, pour prendre position, pour prendre des initiatives pratiques et engager des actions, le Greph ne recule-t-il pas devant le «mot d’ordre», qu’il n’oppose pas simplement au concept: il y a du mot d’ordre dans tout concept et inversement. Sans doute sur les conditions d’un tel débat, sur les nouveaux objets (jusqu’ici exclus) à y mettre en vue, sur les anciens objets à transformer, sur un certain nombre de forces à combattre, l’accord fut-il initial, et le consensus demeure. Mais aussi l’ouverture du débat. C’est donc pour prendre part à un tel débat que je voudrais, rappelant quelques prémisses communes, former certaines hypothèses et avancer certaines propositions, depuis une lecture pratique qui peut aussi bien pour l’instant n’intéresser que moi. Cette lettre de Hegel, qu’en faire? Où la situer? Où a-t-elle lieu? L’évaluation est inévitable: est-ce un «grand» texte ou un texte «mineur» ? Est-ce un texte «philosophique»? Quel statut, comme on dit, lui reconnaître? Et quel titre? Une des tâches du Greph pourrait être la critique (non seulement formelle mais effective et concrète) de toutes les hiérarchies constituées, de toute la critériologie, implicite ou explicite, qui garantit les évaluations et les classifications («grands» ou «petits» textes). Davantage: une réélaboration générale de toute cette problématique des hiérarchies. Sans cette réélaboration aucune transformation profonde ne sera possible. La force qui domine l’opération classificatrice et hiérarchisante donne à lire ce qu’elle a intérêt à donner à lire (elle appelle cela grand texte, texte de «grande portée»), elle soustrait, exclut ce qu’elle a intérêt à sous-évaluer et qu’en général elle ne peut pas lire (elle appelle cela texte mineur ou marginal). Et cela va de l’évaluation dans le discours de l’enseignant et dans tous ses organismes discriminants (notations, jurys d’examen, de concours, de thèses, comités dits consultatifs, etc.), dans le discours du critique, du gardien de la tradition, jusqu’à la mise en œuvre éditoriale, la commercialisation des textes, etc. Et encore une fois, il ne s’agit pas seulement de textes sur papier ou tableau noir, mais d’une textualité générale sans laquelle on n’y comprend et n’en fait rien. Qu’on relise l’avant-projet du Greph: à chaque ligne il requiert qu’on exhibe le censuré ou le dévalué, qu’on exhume hors des caves l’énorme archive d’une bibliothèque plus ou moins interdite. Et qu’on manque de respect envers l’évaluation dominante: non pas seulement pour le plaisir d’une bibliophilie perverse (au reste pourquoi pas?), ni même seulement pour mieux comprendre ce qui lie la philosophie à son institution, à son «dessous» ou à son «envers» institutionnel mais pour y transformer les conditions mêmes de notre intervention effective. «Dessous» et «envers» parce qu’il ne s’agit pas de découvrir aujourd’hui, ce serait un peu tard, qu’il y a quelque chose comme une institution philosophique: on l’a toujours su, «la» philosophie en a même toujours eu un certain concept dominant, et institution est au fond le nom qu’elle veut garder à cette chose. «Dessous» ou «envers» parce que nous ne nous contentons pas de ce qui nous est montré de l’institution: ni de ce qu’on peut en percevoir empiriquement, ni de ce qu’on peut en concevoir sous la loi du concept philosophique. «Dessous» ou «envers» ne signifieraient plus, dès lors, selon quelque opposition philosophique qui continuerait à régler le discours, une substance ou une essence cachée de l’institution, cachée sous ses accidents, circonstances, phénomènes ou superstructures. «Envers» et «dessous» désigneraient plutôt dans cette ancienne topique (conceptuelle et métaphorique) ce qui peut éventuellement se soustraire à cette opposition et la constituer en effet d’un nouveau type.

La réélaboration critique de cette hiérarchie et de cette problématique de la hiérarchie ne peut se limiter à de nouveaux «théorèmes» dans le même langage. Elle requiert qu’on écrive aussi dans une langue et qu’on opère (pratiquement) selon des schèmes qui ne se laissent plus contrôler par les anciens partages.

C’est pourquoi le renversement de la hiérarchie autorisée ne suffit plus. C’est pourquoi il ne suffit plus d’introniser des textes «mineurs», ou d’exclure, en les dévalorisant, des textes «majeurs». Le même programme philosophique peut induire des sentences évaluatrices ou classificatrices apparemment contradictoires: ce texte est un texte «mineur» (par exemple: circonstanciel, «journalistique», empirico-anecdotique, faiblement philosophique), ce même texte est un texte «majeur» (traitant d’un «grand» thème philosophique, s’expliquant avec la grande tradition problématique, donnant tous les signes de la profonde responsabilité théorique). Mais ces sentences sont-elles contradictoires? Si les mêmes prémisses aboutissent à des évaluations apparemment contradictoires, qu’en est-il du système de lecture et de hiérarchisation ainsi mis en oeuvre? Si ce système de lecture a un rapport essentiel avec la «philosophie hégélienne», avec tout ce qu’elle paraît rassembler, achever, configurer en son «âge», alors la «Lettre» qui nous intéresse ici ne peut plus être un simple exemple, un cas venant illustrer cette question.

La Lettre de Hegel sur les lycées a été traitée, quoi de plus évident, comme un texte mineur. Non seulement par les lecteurs français. Elle n’appartient pas au corpus «scolarisable» de Hegel. Elle n’a pas eu droit à une place dans la Correspondance. Sans parler de censure délibérée ou d’exclusion volontaire, comment croire que cette «omission» est fortuite ou insignifiante? Mais sa nécessité passe par des relais compliqués. Ils ne peuvent être analysés si l’on ne tient pas compte de la minorisation traditionnelle des textes de ce type, et de tout son système, ni de la stratégie compliquée des rapports entre Hegel et le pouvoir royal. Cette extrême complication (philosophico-politique) rend difficile et toujours ambigu l’arraisonnement de ce geste dans telle ou telle situation déterminée. Par exemple la nôtre, celle du Greph aujourd’hui.

Si ce «rapport spécial» avait à peu près disparu de la grande circulation des textes «canonisés», est-ce que cela s’explique seulement pour des raisons qui relèvent de sa «forme»? C’est d’abord une lettre. Sans doute y a-t-il une grande tradition des lettres philosophiques. Mais de quoi est-elle faite et que retient-elle? Ou bien des lettres «fictives» sur ce qu’une tradition a sélectionné comme grands thèmes philosophiques, ou bien de la correspondance entre des philosophes dont l’un au moins doit être «grand», et sur des sujets dignes de la grande veine philosophique. Ou encore des lettres d’un «grand philosophe» à quelque grand ou grande de ce monde. Le détenteur du pouvoir politique reçoit alors un message philosophique de la part d’un sujet philosophe (même s’il est étranger, il est en position de sujet respectueux du roi, de la reine, de la princesse ou, disons, du prince-en-général) sur un sujet déjà répertorié comme philosophique. Ou, ce qui revient au même, sur un sujet de la grande philosophie politique. Or jusqu’à l’âge de Hegel, la question scolaire ou universitaire n’appartient pas à la grande politique. La question de l’éducation n’est pas encore l’affaire d’un État qui tendrait à reprendre son pouvoir aux forces féodales (l’épisode Altenstein est à cet égard une transition d’une extrême complexité historique et d’une grande valeur symptomatique: il faudrait, nous ne pouvons le faire ici, l’analyser de la façon la plus minutieuse pour commencer à «ouvrir» au moins cette lettre de Hegel). Dans la «grande» tradition des lettres philosophiques, le grand destinataire est supposé philosophe ou puissance philosophique, le grand philosophe lui parle comme un précepteur adulte. Avec le respect d’un sujet à son prince mais avec l’autorité du sujet philosophe formé, mûr, sorte de technicien spécialisé. Double dissymétrie. Mais le rapport est duel et en tout cas on ne parle pas de l’éducation comme d’une affaire politique, ni de l’enseignement philosophique comme d’un problème d’État.

A côté de ces grandes lettres philosophiques, il y a les correspondances privées des grands philosophes: on les publie par intérêt biographico-anecdotique et dans la mesure seulement où elles illustrent la vie de philosophes admis au panthéon de la métaphysique occidentale. On les lit en général comme des romans ou des mémoires.

C’est la tradition ainsi constituée qui ne peut faire place à cette «lettre» de Hegel. Ce n’est pas vraiment une «lettre» bien qu’elle en ait les caractères externes. Elle est moins adressée à quelqu’un qu’à une fonction. C’est un rapport commandé par un ministère: commandé par un ministère et un ministre très singuliers, dans une situation très difficile à interpréter, aujourd’hui encore, dans une situation dont l’interprétation politique touche, immédiatement et nécessairement, à tous les enjeux fondamentaux des luttes politiques en Europe au XIXe et au XXe siècle. Et dans une situation où la place de Hegel ne peut être effectivement déterminée sans la prise en compte simultanée et structurelle de toute une textualité générale, comportant au moins : 1. ses «grands» ouvrages philosophiques, par exemple au plus proche toute la Philosophie du droit, c’est-à-dire au moins ce que Jacques d’Hondt appelle les «trois» philosophies du droit; 2. ses autres écrits, c’est-àdire au moins toutes ses lettres, et même les secrètes, celles qu’il soustrayait à la police pour joindre certains de ceux qu’elle poursuivait; 3. sa pratique effective, dans toute sa complexité plus ou moins visible jusqu’ici, mais dont on sait mieux maintenant qu’elle ne se réduisait pas, loin de là, pendant la période berlinoise, à celle d’un philosophe d’État officiel et respectueux, voire servile.

Interpréter l’âge de Hegel, c’est tenir compte de toute cette textualité sans bord pour tenter d’y déterminer la configuration spécifique qui nous intéresse ici: le moment où la systématique philosophique, qui devient philosophie de l’Etat, de la Raison comme État, commence à comporter, plus ou moins visiblement, mais de façon essentielle, indispensable, une systématique pédagogique réglée par la nécessité de confier l’enseignement de la philosophie à des structures étatiques et à des fonctionnaires de l’État. La chose a sans doute commencé avant Hegel. Les interventions philosophico-pédagogiques des Idéologues français autour de la Révolution en sont un signe et on sait ce que fut pour Hegel l’événement de la Révolution française. Mais ne peut-on dater de l’âge de Hegel la plus puissante machine discursive de cette problématique? N’en a-t-on pas un indice dans le fait que les problématiques marxiste, nietzschéenne ou nietzschéo-heideggerienne qui dominent aujourd’hui toutes les questions sur les rapports de l’enseignement et de l’État doivent continuer de s’expliquer avec le discours hégélien? c’est-à-dire post-kantien? Elles ne peuvent s’en dispenser: du moins sur ce problème de l’enseignement et de l’État, de l’enseignement philosophique et de l’État, qu’aucune philosophie antérieure à 1’«âge de Hegel», aucune philosophie politique, aucune philosophie de l’éducation ne me paraît avoir traité dans la spécificité historique irréductible qui nous intéresse. Telle est du moins l’hypothèse que je soumets à la discussion. Si cette hypothèse est recevable, traiter ce «Rapport» comme un écrit mineur, éviter ou secondariser ce type d’écrit, c’est en rester, entre autres méconnaissances, à une problématique pré-étatique de l’enseignement et de l’enseignement philosophique, c’est méconnaître la configuration originale et irréductible dans laquelle se posent nos problèmes. Et par conséquent renoncer à en identifier les bordures et le dehors, renoncer dès lors à transformer ou à transgresser.

 

LES PRINCIPES DU DROIT A LA PHILOSOPHIE

Que se passe-t-il dans ce «Rapport»? Hegel n’est pas seulement le «grand philosophe» consulté par Le Pouvoir. Il a été appelé à Berlin par Altenstein qui lui offre la chaire de Fichte. Altenstein, ministre de l’Instruction publique depuis 1817, c’est la lutte (toute en souplesse, négociations, compromis) pour l’application de l’obligation scolaire, récemment décidée, pour les libertés académiques et la défense des universités devant les pouvoirs féodaux. Engels fera l’éloge de son libéralisme. Avec Schulze, Directeur de l’enseignement supérieur dans son ministère, disciple et ami de Hegel, franc-maçon et libéral assez courageux, il occupe, dans la bureaucratie en formation et en lutte contre les forces féodales, un lieu très sensible, instable, vulnérable, fragile formation de compromis. Dans la mesure où il est lié à Altenstein et à Schulze, Hegel est pris entre les «féodaux» et les «démagogues», donnant parfois, quand la situation ou le rapport des forces paraît l’exiger, des gages à «droite», protégeant en secret des amis de «gauche» persécutés. En adressant son rapport à Altenstein, il ne se comporte pas seulement en philosophe «réaliste» qui doit compter avec un pouvoir donné, avec les contradictions de ce pouvoir et avec la statégie de son interlocuteur lui-même à l’intérieur de ces contradictions. Ce n’est pas Le pouvoir qui doit réciproquement compter sur le système hégélien; et de fait Hegel ne dira rien dans ses propositions pédagogico-politiques qui ne soit accordé avec ce système, encore qu’un système se plie et se tourne souvent sans rompre. C’est une fraction des forces au pouvoir qui manœuvre en faisant appel à Hegel. En tout cas il faut que l’espace d’une négociation serrée entre les forces au pouvoir (si contradictoires qu’elles soient et si déterminée que soit telle stase de la contradiction) et la stratégie philosophique de Hegel soit ouvert, possible, déjà praticable. Sans quoi aucun compromis, aucun contrat implicite n’aurait même été esquissé. Cet espace, comme la topique dont il relève, ne peut se lire, simplement, ni dans l’œuvre intraphilosophique de Hegel, si même quelque chose de tel existait en toute pureté, ni dans ce qu’on pourrait considérer comme l’empirie non philosophique de son dehors. Ni les seules «nécessités internes du système», ni l’opposition reçue entre «système» et «méthode» ne peuvent rendre compte de la complexité de ces contrats ou compromis. Ils n’appartiennent ni au dedans ni au dehors simples de la philosophie (Engels: «Voilà comment le côté révolutionnaire de la doctrine de Hegel est étouffé sous le foisonnement de son côté conservateur.» [...] «Les nécessités internes du système suffisent donc à elles seules à expliquer comment à l’aide d’une méthode de pensée profondément révolutionnaire on aboutit à une conclusion politique très modérée.» Je souligne. Est-ce que la distinction entre «système» et «méthode» est intérieure à la systématique? Est-elle intra-philosophique?).

La base essentielle du contrat, c’est la nécessité de faire de l’enseignement, philosophique en particulier, une structure étatique. Mais de quel État? L’État lui-même, tel que le conçoit la Philosophie du droit, ne doit plus être disponible, comme une propriété privée engagée dans un contrat, pour un prince ou une force particulière (§75, Remarque sur le contrat et sur le mariage). Mais si l’État est au-dessus de la société civile, l’idée de l’État n’est pas une utopie et la Préface de la Philosophie du droit y insiste en ce célèbre paragraphe sur la philosophie qui ne saute pas par-dessus son temps Hic Rhodus, hic saltus», puis, Hier ist die Rose, hier tanze). Nous ne pouvons rouvrir ici le débat autour de la déduction de la monarchie prussienne et sur la philosophie hégélienne comme philosophie officielle ou philosophie d’État. Les données en ont toujours été trop simplifiées pour que nous puissions prétendre ici, brièvement, reconstruire toute la problématique. Que Marx et Engels, eux-mêmes, aient jugé nécessaire de s’opposer violemment aux simplifications qui réduisaient Hegel à n’être qu’un philosophe d’État, voilà qui suffit à nous mettre ici en garde contre toute précipitation. Contentons-nous pour l’instant de situer l’espace de la négociation stratégique: entre l’Idée de l’État définie dans la troisième partie de la Philosophie du Droit (réalité en acte de la volonté substantielle, but propre, absolu, immobile, sachant ce qu’il veut dans son universalité) et la subjectivité personnelle ou la particularité que l’État moderne a la puissance d’accomplir jusqu’en leur extrémité.

Dans cet espace, Hegel semble bien aller au-devant de la demande ministérielle. Comme aujourd’hui (l’analogie irait très loin, même si nous devons la suivre avec prudence), le ministère veut éviter que «l’enseignement philosophique au lycée se perde dans un verbiage de formules creuses (sich in ein hohles Formelwesen verliere) ou qu’il outrepasse les limites de l’enseignement scolaire». Comme aujourd’hui, les deux craintes sont associées, sinon confondues. Qu’est-ce que le creux des formules? Qu’est-ce que le bavardage? Qui le définit? De quel point de vue? Selon quelle philosophie et quelle politique? Chaque discours nouveau ou subversif ne se produit-il pas toujours à travers des effets de rhétorique qui sont nécessairement identifiés comme des «vides» du discours dominant, avec des phénomènes inévitables de dégradation discursive, des mécanismes, des mimétismes, etc.? C’est seulement à partir d’une philosophie très déterminée que le rapport du «Formelwesen» à la prétendue plénitude du discours accompli pourra être défini. Ici Hegel ne peut pas, pas plus que quiconque parlant de bavardage, éviter de proposer une philosophie, dans ce cas la dialectique de l’idéalisme spéculatif, comme critériologie générale servant à distinguer, dans l’enseignement, entre le langage vide et le langage plein. Et pour déterminer aussi la limite entre l’enseignement scolaire et son dehors. La question de cette critériologie et de ces limites n’est nulle part posée dans cette Lettre qui de surcroît ne parle jamais de politique, ni du dehors de l’école. Mais c’est dans la réponse à cette question non posée que se construit ou se réforme, comme toujours, un système éducatif.

Hegel - la philosophie de Hegel - répond à la demande, qu’on peut ici distinguer de la question: pour éviter le verbiage, lester l’esprit d’un contenu, du bon contenu, tel qu’il est nécessairement déterminé par le système hégélien, et commencer par là, et même par un contenu enregistré: par la mémoire, par la mémoire telle que le concept en est dialectiquement déterminé dans le système («car pour posséder une connaissance, quelle qu’elle soit, y compris la plus haute, il faut l’avoir dans la mémoire (im Gedächtnisse haben), qu’on commence ou qu’on finisse par là». Qu’on commence ou qu’on finisse par là, certes, mais Hegel justifie ainsi sa proposition pédagogique: il vaut mieux commencer par là, car «si on commence par là, on n’en a que plus de liberté et d’incitation à [...] penser par soi-même»). Hegel a commencé et fini par la mémoire, il se souvient (de ses onze ans) et qu’il a commencé par se souvenir de ce qu’il a appris d’abord par cœur. Mais du même coup, cette homologie du système (le concept dialectique de Gedächtnis) et de l’expérience autobiographique qui a donné à Hegel tant d’incitation et de liberté pour penser, cette homologie va s’enrichir encore de sa version pédagogique: en commençant par enseigner le contenu des connaissances, avant même de les penser, on sera assuré d’une inculcation pré-philosophique très déterminée qui préparera à la bonne philosophie. Nous connaissons le schéma et le Greph en a très vite critiqué certains effets actuels.

Pour ne pas sortir des «limites de l’enseignement scolaire», ce contenu pré-philosophique sera constitué par les humanités (les Anciens, les grandes conceptions artistiques et historiques des individus et des peuples, leur éthique et leur religiosité), la littérature classique, le contenu dogmatique de la religion, autant de disciplines qui seront étudiées du point de vue du contenu qui est l’essentiel pour la préparation à la philosophie spéculative. Sans cesse le contenu est privilégié dans cette propédeutique, et la partie matérielle plus cultivée que la partie formelle. Le traitement réservé à la religion et à son contenu dogmatique est assez remarquable. Il définit assez bien la ligne de négociation. Il y a, bien sûr, on le sait, une guerre entre Hegel et l’autorité religieuse. Les propos les plus violents sont échangés de part et d’autre. Hegel fut accusé ou soupçonné du pire. Mais simultanément il s’agit pour lui d’arracher l’enseignement de la religion au pouvoir religieux; la philosophie de la religion définit les conditions et les perspectives de cette réappropriation. Élever la religion au niveau de la pensée spéculative, faire apparaître ce qui en elle se relève dans la philosophie comme dans sa vérité, tel est l’enjeu. La version pédagogique de ce mouvement n’est pas un simple corollaire de la philosophie de la religion sans laquelle on ne peut rien comprendre à cette Lettre. Elle y est centrale. En 1810, il avait écrit à Niethammer: «Le protestantisme consiste moins dans une confession particulière que dans l’esprit de réflexion et de culture supérieure, plus rationnelle; il ne consiste pas en l’esprit d’un dressage adapté à tel ou tel usage utilitaire.» Cette contestation du dressage ou de l’utilitarisme pédagogique, telle qu’elle s’exprime dans la Lettre de 1822 — et dont on peut suivre la trace chez Nietzsche et chez Heidegger -, est indissociable de cette philosophie-pédagogie du protestantisme. En 1816, Hegel écrit encore: «Le protestantisme n’est pas confié à l’organisation hiérarchique d’une église, mais ne se trouve que dans l’intelligence et la culture générale. [...] Nos universités et nos écoles sont nos églises.» (Cité par d’Hondt, OC, p. 53-54.) Cela suppose qu’on n’enseigne la religion, dans son contenu dogmatique, ni comme une simple affaire historique (nur als eine historische Sache), comme un récit d’événements, une narration sans concept, ni, formellement, comme des abstractions de la religion naturelle, garants de la moralité abstraite ou fantasmes subjectifs. Il n’y a qu’une manière d’arracher l’enseignement de la religion aux autorités ecclésiastiques tout en maintenant le contenu pensé contre les destructeurs conscients ou inconscients (athées, déistes, kantiens) de la vérité religieuse: enseigner la religion telle qu’elle est pensée de façon spéculative dans la Phénoménologie de l’esprit, la Philosophie de la religion ou l’Encyclopédie («...le contenu de la philosophie et celui de la religion sont le même», § 573). Mais l’enseigner ainsi ne peut se faire que dans un enseignement de l’État, d’un État réglant ses rapports avec l’Église selon les Principes de la philosophie du droit. Là encore, la Lettre de 1822 n’est intelligible que si on lit, de l’autre main, le chapitre 270 de la Philosophie du Droit sur «la connaissance philosophique qui aperçoit que l’État et l’Église ne s’opposent pas quant au contenu de la vérité et de la raison, mais seulement quant à la forme». La place du «contenu dogmatique» dans l’éducation est définie dans une note: «La religion a comme la connaissance et la science un principe propre différent de celui de l’État; elles entrent donc dans l’État, d’une part, à titre de moyens de culture (Mitteln der Bildung), et d’autre part, en tant qu’elles font des buts indépendants, et de formation morale grâce à l’aspect qui fait d’elle une existence extérieure. Aux deux points de vue, les principes de l’État s’appliquent à elles. Dans un traité complètement concret de l’État, ces sphères ainsi que l’art et les simples relations naturelles doivent être considérés également dans leurs rapports et dans leur situation dans l’État.» Et la dernière partie du même chapitre place la question de l’enseignement au centre des rapports entre l’Église et l’État. L’exemple du protestantisme y joue un rôle important, bien qu’il ne soit évoqué qu’entre parenthèses: c’est le cas où il n’y a pas de «contenu particulier» qui puisse rester en dehors de l’État, puisqu’il n’y a pas, «dans le protestantisme», de «clergé qui serait dépositaire exclusif de la doctrine de l’Église, car pour lui il n’y a pas de laïcs».

Quant aux autres connaissances que Hegel veut intégrer dans l’enseignement préparatoire (psychologie empirique et premiers fondements de la logique), la même démonstration est possible. Elle renverrait de la proposition pédagogique à son fondement dans le système hégélien de la dialectique spéculative, des rapports entre l’entendement et la raison, à la critique ou à la relève du kantisme. Bref, aucune autre philosophie que celle de Hegel ne peut en toute rigueur assumer ou justifier une telle pédagogie, dans sa structure, sa progression et son rythme. Est-ce à dire que la base de négociation avec la demande ministérielle fut très étroite? Est-ce que cela explique que l’épisode Altenstein-Hegel ait été sans lendemain?

Quelques traits fort aigus de cet épisode sont en effet restés sans lendemain. Mais il ne constituait pas une révolution philosophique, politique ou pédagogique, il développait (comme la philosophie hégélienne) et assumait tout un passé; et dans une large mesure il a survécu. Il a bien fallu que, dans cette négociation entre des forces politiques et un discours philosophique, une ligne idéale et commune se dessinât. Dans le cas de la religion, élément le plus spectaculaire, il fallait bien que l’État européen, sous ses nouvelles formes, au service de nouvelles forces, reprenant un certain pouvoir à la féodalité et à l’Eglise, en vînt à soustraire l’enseignement au clergé tout en «conservant» la religion et en lui donnant «raison». Lui donner raison en lui refusant un certain pouvoir particulier, déterminé, la penser philosophiquement dans sa vérité (la philosophie), telle fut la formule, la formule de Hegel. Cela ne veut pas dire que Hegel ait répondu à merveille et jusque dans le détail (art ou hasard) à une demande formulée ailleurs, dans le champ de l’empirie historico-politique, ni inversement. Mais une possibilité a été ouverte à ce langage commun, à toutes ses variations secondaires (car Hegel n’était pas le seul philosophe à proposer sa pédagogie et il faudrait étudier tout le champ systématique de ces variations), à cette traductibilité. Cette possibilité commune n’est lisible et transformable ni simplement à l’intérieur du système philosophique, si quelque chose de tel existait en toute pureté, ni dans un champ simplement étranger à toute philosophie.

Dans sa plus grande singularité, la tentative Altenstein-Hegel a sans doute échoué, mais la structure générale qui l’a ouverte et que Hegel a tenté de garder ouverte, nous y sommes encore et elle ne cesse de se modaliser. C’est ce que j’appelle l’âge de Hegel.

Car au moment où il semble répondre aux exigences très strictes d’une fraction déterminée des forces alors dominantes, Hegel entend en desserrer la particularité: la nationale et la bureaucratique. Par exemple, pour dégager le temps nécessaire à l’enseignement de la logique, il n’hésite pas à proposer qu’on le prélève sur «ce qu’on appelle l’enseignement de l’allemand et de la littérature allemande» (prenant ainsi parti dans une concurrence dont nous connaissons bien le problème et les enjeux, aujourd’hui encore, entre la philosophie, le «français» et la «littérature» française) ou sur l’encyclopédie juridique, distincte de la théorie du droit. Qu’y a-t-il derrière ce choix? Il est aux yeux de Hegel la condition pour que la logique puisse se développer. Or la logique, c’est ce qui conditionne «la formation générale de l’esprit» (allgemeine Geistesbildung), la «culture générale». Celle-ci doit se déployer dans les lycées et ne pas être orientée vers «le dressage» en vue du service de l’Etat ou des études «professionnelles».

De ce motif « libéral », non plus que d’aucun autre, nous ne pouvons tenter une transposition analogique immédiate, surtout pour y chercher une garantie ou un mot d’ordre. D’abord parce qu’il faut en différencier minutieusement la lecture dans son contexte propre, son contexte historique et politique (la stratégie complexe et mobile de Hegel avec les différentes forces se disputant alors le pouvoir d’État et sa bureaucratie), son contexte d’apparence intra-philosophique qui n’est ni simplement perméable ni hermétiquement fermé et qui, selon des contraintes spécifiques et dont l’analyse reste dans son principe même à construire, négocie sans cesse dans le champ historicopolitique. Ensuite parce que ce motif «libéral», comme tous ceux que nous pouvons identifier dans cette lettre, est structurellement équivoque. En desserrant l’emprise des «services de l’Etat», d’un État particulier, des forces de la société civile qui l’arraisonnent et commandent le marché «professionnel» par exemple, Hegel étend le champ d’une «culture générale» qui reste, on le sait, toujours très déterminée dans les contenus qu’elle inculque. D’autres forces de la société civile s’y font représenter, et l’analyse doit en rester vigilante. Au moment de «répéter» tel énoncé «libéral» de Hegel dans la situation présente (contre la spécialisation hâtive et les exigences du marché capitaliste, contre le rappel à l’ordre lancé aux inspecteurs généraux qui doivent «s’afficher au service» de la réforme Haby, contre l’inquisition des recteurs dans ce qui relève de la «liberté académique» ou de l’autonomie des universités, etc.), nous devons savoir que ni dans la situation de Hegel ni dans la nôtre cet énoncé ne s’élevait au-dessus des demandes et commandes de forces déterminées dans la société civile; et que le rapport entre le discours libéral et la dynamique mobile, subtile, parfois paradoxale de ces forces doit être sans cesse réévalué. La réforme Haby comporte toute une thématique «libérale» et neutraliste qui ne suffit pas, loin de là, à en neutraliser la finalité politico-économique très singulière. Elle la sert au contraire selon des mécanismes précis.

Cette équivoque se reproduit partout, de façon structurellement nécessaire. Prenons l’exemple de l’âge, puisqu’il nous intéresse ici au premier chef. Le Greph a défini une stratégie à ce sujet: il s’agit d’étendre l’enseignement de la philosophie (renouvelé dans ses «formes» et dans son «contenu») à des classes largement antérieures à la Terminale. Pour légitimer cette extension, nous avons dû, devons encore recourir à une logique actuellement admise par les forces que nous combattons et dont nous tentons de faire apparaître les contradictions: pourquoi ne pas admettre pour la philosophie ce qui va de soi dans les autres disciplines, à savoir la «progressivité» de la formation sur un assez grand nombre d’années? Cet argument stratégique provisoire, emprunté à la logique de l’adversaire, pourrait nous précipiter vers la référence hégélienne et nous pousser à brandir la Lettre sur les lycées: ne dit-elle pas qu’un enfant de onze ans (par exemple Hegel) peut accéder à des contenus ou à des formes philosophiques très difficiles? Ne confirme-t-elle pas qu’il n’y a pas d’âge naturel pour la philosophie et qu’en tout cas il ne se situerait pas à l’adolescence? Ne définit-elle pas une «progressivité» calculée, téléologiquement organisée, réglée sur une grande rationalité systématique?

Tous les services que peut rendre une telle argumentation sont empoisonnés. Ils mettent d’abord l’extension que nous recherchons au pas d’une «progressivité»: naturelle, c’est-à-dire naturellement réglée sur la téléologie hégélienne des rapports entre nature et esprit, sur le concept philosophique de l’âge qui domine aussi bien la Raison dans l’histoire que la pédagogie hégélienne et sa théorie de la Bildung. Tout cela forme le concept d’âge à partir d’un âge du concept (l’âge de Hegel) que le Greph, me semble-t-il, devrait déconstruire en chacun de ses termes au moment même où il en fait un usage stratégique. Ceci n’est pas d’abord ou seulement une nécessité théorique mais la condition d’une pratique politique aussi cohérente que possible dans ses étapes, la stratégie de ses alliances et de son discours.

Regardons de plus près, et plus concrètement, le piège que serait pour le Greph cette séduisante référence hégélienne. En apparence, Hegel préconise un progrès, une progression qualitative et quantitative, de l’enseignement philosophique dans les lycées. En fait, et même si cela fut effectivement «progressiste», à tous les sens de ce mot, dans les luttes du moment, ce geste met en place la structure même que nous combattons aujourd’hui. En fait, on peut aussi bien dire qu’il exclut tout accès à la pratique philosophique avant l’Université. Ce qu’il propose d’introduire dans les lycées c’est une meilleure préparation à 1’«essence propre de la philosophie» (das eigentliche Wesen der Philosophie), soit à son contenu pur dans la «forme spéculative». Or l’accès à ce contenu reste impossible ou interdit au lycée: «Mais je n’ai pas besoin d’expliquer que l’exposé de la philosophie doit encore être exclu de l’enseignement dans les lycées et réservé pour l’Université: le haut rescrit du Ministère du Roi, qui présuppose déjà cette exclusion (diese Ausschließung schon selbst voraussetzt) m’en dispense.» Cette présupposition opère comme toute présupposition (Voraussetzung) dans le discours hégélien; elle situe en outre le point de soudure entre l’état de fait politique (la philosophie réservée à l’Université) et la logique du discours hégélien, ici dispensé de s’expliquer. Tout le paragraphe qui suit l’allusion à telle dispense en explicite la conséquence. Jusqu’à la stricte exclusion de l’histoire de la philosophie hors du cercle de l’enseignement secondaire. C’est le début du paragraphe suivant: «En ce qui concerne maintenant le cercle plus précis des connaissances auquel il faudrait limiter l’enseignement secondaire en cette matière, je voudrais exclure expressément l’histoire de la philosophie [...].» Or ce qui justifie une telle exclusion, c’est le concept de la présupposition de l’Idée (ressaut ou résultat du commencement à la fin) tel qu’il organise toute la systématique, toute l’onto-encyclopédie hégélienne. Et donc toute l’Universitas qui en est indissociable. La présupposition «ministérielle» est adéquate à la présupposition hégélienne, dans son principe et dans sa fin: «Mais, si l’on ne présuppose pas l’Idée spéculative, cette histoire [de la philosophie] ne sera bien souvent qu’un simple récit (Erzählung) fait d’opinions contingentes [...].» En analysant ce qui justifie ainsi l’exclusion de l’histoire de la philosophie dans les lycées, n’oublions pas qu’aujourd’hui, dans nos lycées, le recours à l’histoire de la philosophie comme telle reste déconseillé par la pédagogie officielle, surtout si elle prend la forme de l’exposé ou du récit. Les «bonnes raisons» qui justifient ce conseil n’ont de sens qu’à l’intérieur du concept hégélien de la présupposition. Il ne s’agit pas ici de les contester simplement, mais d’abord d’en reconnaître précisément la présupposition, la logique présupposée de sa présupposition. Autre exclusion enfin, celle de la métaphysique: «Le dernier point se rattache aux raisons supérieures qui visent à exclure la métaphysique proprement dite du lycée» Cette exclusion remet à plus tard (à l’Université comme telle) l’accès à la pensée, sous sa forme spéculative, de quelque chose dont le contenu est déjà présent, Hegel y insiste, dans l’enseignement secondaire. Si la métaphysique comme telle, sous sa forme spéculative, est exclue, on peut en revanche enseigner dans le Secondaire ce qui a trait à la volonté, à la liberté, au droit et au devoir, ce qui serait «d’autant plus indiqué que cet enseignement serait lié à l’enseignement religieux qui se poursuit dans toutes les classes, soit au moins pendant huit à douze ans». Autrement dit, on exclut la philosophie proprement dite tout en admettant que son contenu, sous une forme improprement philosophique, aura été enseigné, de façon non philosophique, et inculqué à travers d’autres enseignements, notamment des enseignements prescriptifs et normatifs comme ceux de la morale, de la morale politique (les «concepts justes sur la nature des devoirs qui obligent l’homme et le citoyen» par exemple) ou de la religion. Ce schéma, maintenant bien connu, est une des cibles principales du Greph.

Enfin, tout ce qui dans la Lettre concerne l’extension (Ausdehnung) des contenus et la progressivité (Stufenfolge) dans l’acquisition des connaissances se réfère d’une part à ce qui a été dit «de la religion et de la morale», d’autre part à une psychologie de l’âge (la jeunesse plus «docile» et soumise à l’autorité, folgsamer und gelehriger). Et la détermination naturaliste des différences d’âge recouvre nécessairement, selon une homologie profonde, toute la téléologie philosophique du hégélianisme, telle qu’elle se lit depuis les travaux sur le judaïsme (le Juif est puéril (kindisch) et point encore filial (kindlich) comme le chrétien, en particulier parce que le Juif se montre plus docile, plus soumis à l’hétéronomie de son Dieu) jusqu’à l’anthropologie de l’Encyclopédie et la définition du «cours naturel des âges-de-la-vie», 1’«enfant», le «jeune homme», «l’homme fait», le «vieillard» (§ 396) 3. Les différences d’âge sont les premières (donc les plus naturelles) des différences «physiques et spirituelles» de 1’«âme naturelle». Mais cette naturalité est toujours déjà la spiritualité qu’elle n’est pas encore selon le cercle spéculatif (téléologique et encyclopédique) qui règle tout ce discours.

Il a été impossible de lire cette lettre comme un écrit «mineur», étranger à la «grande» problématique philosophique, traitant de problèmes annexes et se laissant déterminer, de façon immédiate, par des instances extérieures au philosophique, par exemple des conjonctions de forces empirico-politiques. Pour en déchiffrer ce que le philosophe (pré-hégélien) eût considéré comme secondaire, il a fallu faire intervenir tous les philosophèmes des «grandes» œuvres et toute la systématique dite «interne». Et cette Lettre ressemble de plus en plus, par tous ses traits, au corpus canonique. S’agit-il d’un renversement et s’en contenterait-on? Ce passage du «mineur» au «majeur» est tautologique et il reproduit le geste hégélien, l’hétérotautologie de la proposition spéculative. Pour Hegel, il n’y a pas d’extériorité simple par rapport au philosophique. Ce que d’autres philosophes (je disais pré-hégéliens à l’instant) considéreraient, par formalisme, empirisme, impuissance dialectique, comme empiricité «journalistique», contingence accidentelle ou particularité externe n’est pas plus étranger au système et au devenir de la Raison que, selon Hegel, la «gazette» du matin n’est hétérogène, insignifiante ou illisible du point de vue de la grande Logique. Il y a une hiérarchisation hégélienne mais elle est circulaire et le mineur est toujours entraîné, relevé, au-delà de l’opposition, au-delà de la limite entre le dedans et le dehors, dans le majeur. Et inversement. La puissance de cet âge sans âge tient à ce grand cycle empirico-philosophique. Hegel ne conçoit pas l’école comme la conséquence ou l’image du système, voire comme sa pars totalis: le système lui-même est une immense école, de part en part l’auto-encyclopédie de l’esprit absolu dans le savoir absolu. Et une école dont on ne sort pas, une instruction obligatoire aussi: qui s’oblige elle-même puisque la nécessité ne doit plus y venir du dehors. La Lettre, ne négligeons pas cette homologie, suit de près l’instauration de l’obligation scolaire. Altenstein en fut l’un des partisans les plus actifs. Comme sous Charlemagne, on étend la scolarisation et on tente de réduire l’Église au service de l’État.

L’Universitas est ce cercle onto- et auto-encyclopédique de l’État. Quelles que soient les forces qui, dans la «société civile», disposent du pouvoir d’État, toute université en tant que telle (à «gauche» ou à «droite») dépend de ce modèle. Toute Université a l’âge de Hegel. Comme ce modèle (qui se veut universel, par définition) est toujours en compromis de négociation avec les forces d’un État particulier (prussien, napoléonien I et III, républicain-bourgeois, nazi, fasciste, socialdémocrate, démocrate-populaire ou socialiste), la déconstruction de ses concepts, de ses instruments, de ses pratiques ne peut s’en prendre immédiatement à lui et tenter de le faire disparaître sans risquer le retour immédiat de telles autres forces, forces qui peuvent aussi bien s’en accommoder. Vouloir laisser immédiatement place à l’autre de l’Universitas, cela peut aussi bien faire le lit de forces très déterminées et toutes proches, toutes prêtes à s’emparer de l’État et de l’Université. D’où la nécessité, pour une déconstruction, de ne pas abandonner le terrain de l’Université au moment même où elle s’en prend à ses plus puissantes fondations. D’où la nécessité de ne pas abandonner le terrain à l’empirisme et donc à n’importe quelles forces. D’où la nécessité politique de nos alliances. Elle est sans cesse à réévaluer. Ce n’est pas un problème lointain ou abstrait pour le Greph, nous le savons. Si l’État français aujourd’hui a peur de la philosophie, c’est que l’extension de cet enseignement fait progresser deux types de forces aussi redoutables: celles qui veulent changer l’État (disons qu’elles appartiennent à l’âge hégélien-de-gauche) et le soustraire aux forces qui en dominent actuellement le pouvoir, et celles qui, d’autre part ou simultanément, alliées ou non aux précédentes, tendent à la destruction de l’État. Ces deux forces ne se laissent pas classer selon les partages dominants. Par exemple, elles me paraissent cohabiter aujourd’hui dans le champ théorique et pratique de ce qu’on appelle le «marxisme».

Charlemagne est mort une deuxième fois, mais ça dure et on trouve toujours un Hegel pour occuper son trône.

Celle pour laquelle Hegel contracta une assurance à la caisse des veuves de l’Université reçut en 1822 (l’année de notre Lettre) une autre missive:

 «  Tu vois, ma chère femme, que je suis parvenu au but de mon voyage, c’est-à-dire à peu près à son point le plus éloigné [...] Nous arrivâmes à 10 heures du soir. A Aix-la-Chapelle, je vis tout d’abord la cathédrale, je m’assis sur le trône de Charlemagne [...] Trois cents ans après sa mort, Charlemagne fut trouvé assis sur ce trône — par l’empereur Frédéric, je crois — [...] et ses ossements furent ensevelis. Je m’assis sur ce trône - sur lequel 32 empereurs furent couronnés, comme l’assurait le sacristain — tout comme un autre; et toute la satisfaction, c’est que l’on s’y est assis. ».