ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Extrait de l’intervention de René Poirier à la Séance du 26 Avril 1975 de la Société Française de Philosophie sur « les conditions d’exercice de l’enseignement philosophique dans l’enseignement secondaire »

La réforme Haby de 1975 instituant le collège unique proposait aussi de réoganiser le lycée. Le projet  prévoit 3 heures de philosophie dans toutes les séries en première et mais la rend optionnelle pour la Terminale. Ce projet va provoquer de très vives réactions. On y voit une tentative de suppression de l'enseignement de philosophie et la polémique, relayée dans la presse, prend très vite une ampleur nationale   qui surprend le Ministère. Le débat s'invite également à la Société Française de Philosophie.
Le compte-rendu de la séance du 26 avril 1975 est intéressant à plus d'un titre. On devine facilement le contexte des discussions marqué par mai 1968 et la fracture qui s'en est suivie chez les professeurs. Jean-Louis Morfaux, qui a présidé  l'APPEP pendant 25 ans, intervient devant la SFP pour dénoncer le projet du Ministère tout en s'opposant aux propositions du Greph et de Jacques Derrida soutenant la nécessité d'une transformation de l'enseignement en lycée. Si la corporation est quasi unanime dans son refus du projet Haby, elle est désormais durablement divisée entre les conservateurs qui refusent tout changement et  les rénovateurs qui estiment souhaitable et nécessaire que l'enseignement de la philosophie au lycée fasse son aggiornamento.              
Concernant la question des "programmes" on s'intéressera plus particulièrement à l'intervention d'Henri Poirier qui pointe les méfaits - déjà tangibles - de la réforme de 1973 (on trouvera ci-dessous un extrait des passages significatifs de cette intervention).

"Les conditions d’exercice de l’enseignement philosophique dans l’enseignement secondaire", S.F.P. Séance du 26 avril 1975
Étudier des problèmes

« Nul plus que moi n’est désolé de voir disparaître, par enlisement progressif, cette classe de philosophie qui a été pendant un siècle l’originalité et l’honneur de l’Enseignement secondaire français et nul plus que moi ne voudrait le voir se régénérer, afin qu’elle pût être maintenue. Mais ce qu’on nous demande trop souvent, en ce moment, c’est de maintenir, et même d’accroître autoritairement les horaires de philosophie, en laissant aux enseignants toute liberté d’y enseigner ce qui leur plait (ou quelquefois ce qui plaît à leurs élèves), en négligeant trop souvent ce qui faisait la raison d’être de cette classe, à savoir la philosophie au sens traditionnel.

C’est pourquoi, avant de manifester une solidarité corporative, et au risque de scandaliser plusieurs, je voudrais faire un brin d’examen de conscience sur le contenu de cette philosophie, telle qu’elle mérite d’être enseignée. Autrefois, en classe de philosophie, on étudiait dans un français normal, un ensemble de problèmes définis, on acquérait un ensemble de connaissances, ouvrant aux élèves un univers presque neuf, celui de l’expérience du moi, de l’esprit en général, et aussi du Monde. C’est sur cette base concrète, et non à vide, que se formait le jugement et que se révélait le sens des choses et de la vie humaine. On parlait de la perception et de la construction du monde sensible, de la mémoire et de l’imagination, des sentiments et de la personnalité, de la conscience et du corps, de l’instinct, du langage, de la vérité, du raisonnement, du déterminisme et de la finalité, etc. Au bout de quoi, même avec un professeur moyen, on sortait avec un acquis positif, on savait quelque chose, on avait parfois des curiosités et même des inquiétudes philosophiques. […]

Le mal, c’est le désintérêt actuel pour les problèmes philosophiques traditionnels […] Ce que je voudrais pour ma part, c’est qu’on rétablît pour la classe de philosophie un programme commun, réintégrant les vrais et vieux problèmes, ceux qui ont occupé tous les grands philosophes ; qu’on le fît appliquer (et le seul moyen est celui des examens) et qu’on formât, à l’Université, des professeurs capables de l’enseigner. »

 

S'appuyer sur des connaissances

« Voici donc qu’on nous dit souvent, plus ou moins explicitement, qu’il ne s’agit plus désormais d’acquérir de vulgaires connaissances […] mais de former l’homme, de le préparer à son engagement vital et social, de définir son attitude en face du monde et de l’existence, de faire l’apprentissage de la liberté et de prendre conscience du sens de la vie humaine, en développant avant tout l’esprit critique, en remettant en question les valeurs, etc. Et assurément la philosophie est aussi cela et qui n’accepterait ces formules, un peu emphatiques d’ailleurs, pour mon goût ? […] À ce qui m’a frappé dans les défenses de la philosophie présentées récemment par des auteurs raisonnables et pondérés, c’est qu’ils acceptent le combat sur ce terrain. Je constate que, sans contester intérieurement, j’imagine, la valeur des connaissances concrètes, objectives et durables, et qui doivent être enseignées, ils les passent sous silence et mettent l’accent presque uniquement sur ce qui peut être dialogué, sur le sens de la vie, c’est-à-dire la vie humaine et sociale, sur l’engagement social, la remise en cause des valeurs, etc.  Par ailleurs, ils passent également sous silence le fait qu’on ne peut pas apprendre à bien juger sans d’abord apprendre quelque chose de réel, qu’on ne forme pas l’esprit par une critique ou une discussion à vide, et qu’il faut s’appuyer sur des connaissances de faits précis et objectifs, qu’il faut apprendre avant de juger. Cela va sans dire, objectera-t-on. Cela irait mieux encore en le disant.  […] »

 

Le professeur de philosophie n'est pas un Guru

« On me dira que la philosophie est une et indivisible, dans l’espace et dans le temps : une seule année, et toute cette année ! Voire, dit Panurge ! Elle n’est indivisible que si elle n’enseigne rien de positif et de précis et si elle consiste à prendre une attitude globale en face de la pensée et de la vie. Mais qui prendra au sérieux ce soi-disant façonnement de toute l’âme par l’aventure unique et incomparable courue avec un maître à penser et à vivre ! Je sais bien que certains maîtres peuvent avoir une influence exceptionnelle et bienfaisante sur une élite d’élèves, et orienter leur vie ; et pour eux les mots « choc », « renouvellement », « révélation » se justifient. On cite Lagneau, Alain, etc… Soit ! mais combien de Lagneau et d’Alain parmi la masse des enseignants, aux quatre coins de la France ? Il y a aujourd’hui une ubris, un délire d’importance, un impérialisme assez déraisonnables, non pas chez les meilleurs, qui sont modestes, mais chez certains autres. Modestia decet philosophum ! Laissons au sage stoïcien le don d’être à la fois le meilleur chef d’armée et le meilleur cuisinier. Certes enseigner à être vraiment un homme serait une tâche supérieure à toute autre ; mais qui en est capable, qui en est digne, qui peut prétendre le faire ? […]

Un mot seulement. Je suis entièrement de cœur avec vous pour dire qu’il y a une élite d’élèves et une élite de professeurs dont la rencontre est quelque chose de tout à fait exceptionnel. Et c’est justement ce qui faisait la valeur exceptionnelle de notre classe de Philosophie. Ce contre quoi j’ai fait quelques réserves, c’est contre cette espèce de généralisation, de dramatisation, les gens se prenant un peu les uns pour Socrate, les autres pour Jésus-Christ, quelquefois pour Karl Marx. Alors, là, je dis que cela ne peut pas être posé en principe général. Ce qu’il faut, c’est qu’il y ait un ensemble, un enseignement de base, assurant un minimum d’objectivité. Le pluralisme, c’est parfait, mais une collection, une mosaïque de sectarismes, ce n’est pas pour moi parfait. Si le professeur de philosophie indique aux élèves l’ensemble des positions qui ont été prises, sans d’ailleurs éventuellement leur dissimuler ses préférences — on ne peut pas non plus demander un éclectisme absolu, et parfaitement stérile —, rien de mieux. Que dans des cas particuliers un professeur ait une flamme, un génie exceptionnel — on ne peut pas dire que cela arrive à tous les coups —, alors, à ce moment-là, la classe de Philosophie est irremplaçable. Ce qu’il faut donc faire, c’est une base, un enseignement à base de connaissances précises, objectives ouvertes et plurales, et d’autre part, la possibilité, dès qu’on a des éléments pour faire quelque chose de plus, de faire quelque chose d’extraordinaire. Mais faire quelque chose d’extraordinaire… c’est extraordinaire ! »