ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Avis du Conseil National des Programmes

Voici l’avis du Conseil National des Programmes présidé alors  par Luc Ferry ; les prises de positions personnelles de Luc Ferry vont jeter la confusion et alimenter la suspicion sur l’indépendance CNP. Cela dit la critique du projet  de programme du GTD Lucien-Dagognet est  entièrement fondée… comme en conviendra, non sans regret, l’ex-président de l’APPEP, Jean Lefranc : « Voilà donc cet avis du C.N.P., ce projet scélérat qui menace notre enseignement -ses fondements ! J'ai suffisamment combattu, un des premiers, le projet d'introduire idées dans l'enseignement philosophique, pour ne pas être suspect de complaisance envers des propositions qui même appliquées partiellement, ou expérimentalement, seraient inévitablement ruineuses pour la philosophie dans les lycées. Malheureusement il faut reconnaître que les propositions inacceptables de Luc Ferry (ou du C.N.P., je ne chercherai pas à faire de différence) sont fondées sur un diagnostic presqu'entièrement exact. »(le texte de Lefranc est sur notre site)

AVIS DU CONSEIL NATIONAL DES PROGRAMMES

 

1. Examen du projet de programme

 

1.1. Une liste de notions et d’auteurs

 

Le projet de programme de philosophie s’inscrit dans la tradition, instituée depuis 19O2 et remontant à Victor Cousin, consistant en une présentation sous forme d’une liste de notions (pour la première fois alphabétique) assortie d’une liste d’auteurs. Il réaffirme que la plus grande liberté est laissée aux professeurs d’organiser leur enseignement à partir de problématiques et selon des axes où s’expriment l’originalité et la créativité de leur réflexion.

C’est la première fois que pour toutes les séries du baccalauréat - et pas seulement les séries technologiques - les notions sont présentées sans découpage thématique, ni liaison, et que toute distinction entre les auteurs a disparu. En ce qui concerne les notions, on constate des allégements, assortis d’un certain nombre de modifications et de substitutions, sans que la logique qui a présidé à ces choix soit clairement explicitée.

Le CNP ne peut qu’être favorable au principe d’allégement mais il craint qu’il soit d’autant plus difficile à interpréter par les enseignants que l’indétermination du programme lui paraît excessive. On supprime l’inconscient mais rien ne semble interdire de traiter cette notion en abordant la conscience ; on peut faire la même remarque sur nature et culture et sur bien d’autres notions...

Par ailleurs, les notions retenues ne tiennent pratiquement aucun compte des spécificités propres aux différentes séries du baccalauréat. Tout en évitant une spécialisation qui n’est en rien souhaitable, il conviendrait cependant de prendre en compte les réalités de chaque série en introduisant des notions qui permettent davantage la mise en cohérence des enseignements.

Dans leur présentation actuelle, les projets de programmes deviennent si indéterminés qu’ils risquent non seulement d’invalider en partie l’objectif affiché d’allégement mais, plus gravement, de perdre leur autorité même de programmes.

En ce qui concerne la liste d’auteurs, le CNP prend acte de son élargissement et ne se livrera pas au petit jeu d’école consistant à gloser sur des absences plus ou moins significatives. Mais il note que, là aussi, toute contrainte disparaît aussi bien en termes d’auteurs « majeurs » que de relatif équilibre entre les différentes périodes, à l’exception de la série L où « les trois oeuvres seront choisies dans au moins deux périodes différentes ». Ce choix accroît encore l’indétermination du programme et légitime les préparations les plus diversifiées alors que les élèves seront in fine confrontés à une épreuve commune.

 

1.2. Commentaires accompagnant le programme

 

Par sa forme et sa tonalité, le commentaire s’adresse exclusivement aux professeurs de philosophie et renforce l’impression générale d’indétermination du programme. Il n’explicite en aucune manière les choix qui ont été retenus et sa signification n’apparaît ni intelligible ni évidente pour un non spécialiste : on pense évidemment aux élèves et à leurs parents mais aussi aux collègues des autres disciplines enseignant dans une même classe. De plus, il n’aide en rien les jeunes enseignants et ne fournit aux autres aucun cadre solide pour parfaire leur formation.

Le parti pris de n’imposer aucune véritable contrainte programmatique paraît distinguer l’enseignement de la philosophie de tous les autres enseignements : si les enseignants des autres disciplines se définissent d’abord par leur fonction de professeurs, les enseignants de philosophie sont incités à se considérer d’abord comme philosophes. Cette attitude ne semble pourtant pas être celle des professeurs dans les lycées. Elle pourrait à la rigueur faire l’objet d’un débat si l’enseignement de la philosophie n’était que facultatif ou optionnel et n’était pas matière d’examen.

Plus profondément le commentaire qui accompagne le projet de programme ne paraît tenir aucun compte de l’augmentation considérable du nombre d’élèves entrant aujourd’hui en classes terminales (67 % d’une classe d’âge accédant au niveau du baccalauréat alors que seulement 3 % d’une génération devenaient bacheliers en 1925) et des changements qualitatifs qu’elle implique. A cet égard, la référence aux principes et à l’esprit des Instructions de 1925 ne semble plus recevable. Il faut d’ailleurs souligner que le programme de philosophie de 1925 était bien plus contraignant que le projet actuel, les notions générales étant organisées par thèmes et séquences et regroupées par domaines. On ne peut comparer le petit nombre des lycéens de 1925 recrutés de façon sélective, socialement et culturellement homogènes, ayant tous suivis une formation fondée sur les humanités classiques avec d’actuelle hétérogénéité des élèves

 

1.3.Trois présupposés discutables

 

Du projet, il est possible de dégager trois présupposés que l’on peut, au sens propre, discuter:

 

1) Les auteurs et les œuvres philosophiques sont au service des notions

 

p. 2 :« La lecture des philosophes orientée par l’étude des notions, ouvre la pensée à son histoire comme à l’universalité de sa visée ».

 

Le programme risque ainsi de contribuer à organiser les contresens sur les œuvres et les auteurs en tournant délibérément le dos à toute approche historique alors qu’une liaison entre la philosophie générale et l’histoire de la philosophie n’apparaît pas impossible : la philosophie n’a-t-elle pas une histoire ? Cette histoire n’est-elle pas philosophique ?

Cette soumission aux notions générales, elles-mêmes subordonnées aux problématiques élaborées par le professeur, a surtout l’inconvénient de réduire intégralement l’oeuvre philosophique aux réquisits de la réflexion présente. Or, de telles oeuvres, si elles conservent une actualité et donc un intérêt pour le présent, ne peuvent être coupées du contexte intellectuel de leur émergence. On ne saurait donc « écraser » le passé par le présent.

On ne peut apprendre à penser par soi-même qu’en dialoguant avec les penseurs les plus éminents : si le professeur de philosophie a une indispensable utilité, c’est non pas en se prenant pour un philosophe mais en se mettant au service des grandes oeuvres philosophiques et en assumant le rôle d’intermédiaire culturel.

 

2) Les notions sont au service des problématiques propres aux professeurs

 

 

p. 2« L’étude des notions est toujours déterminée par les problèmes philosophiques [... l Le choix et la formulation de ces problèmes, ainsi que la construction de son cours, relèvent de la responsabilité du professeur »

 

p. 4  «L’analyse des notions est toujours subordonnée à la formulation des problèmes que la pensée y reconnaît [...]. La formulation de ces problèmes, qui seuls donnent un sens philosophique aux notions du programme, relève de la responsabilité du professeur : il détermine à travers eux, selon ses propres exigences, le contenu de son enseignement ».

 

C’est indéniablement de ce point de vue que la question de l’évaluation devient cruciale en mettant gravement en cause le principe d’égalité des candidats devant l’examen national :

- l’indétermination affichée du programme interdit d’envisager une préparation un tant soi peu homogène des candidats au baccalauréat puisque la possibilité est clairement offerte et encouragée de traiter les notions de manière radicalement différentes, voire divergentes

- or, force est de constater aujourd’hui la pluralité des options possibles et légitimes à propos de toutes les notions proposées.

 

 

3) Les professeurs sont des philosophes et les élèves sont des apprentis philosophes

 

 

p.  5 :« L’enseignement philosophique requiert pour être pleinement philosophique qu’une pensée en prenne activement la responsabilité : le professeur ne saurait se décharger de celle-ci en s’abritant derrière aucune autorité, de quelque ordre de ce soit... il doit oser présenter un cours qui est radicalement le sien..., il est l’auteur de son cours ».

 

p. 5 bas  « Les élèves doivent reprendre à leur propre compte la démarche de pensée qui conduit l’enseignement qu’ils reçoivent, ce qui ne veut pas seulement dire qu’ils doivent comprendre ce qu’ils apprennent, mais qu’ils doivent le trouver eux-mêmes, d’une manière ou d’une autre. Cette activité est possible et nécessaire comme accès à l’autonomie de la pensée. Le professeur n’impose jamais la sienne, car une pensée ne s’impose pas ».

 

Ainsi le programme n’est plus porteur de l’enseignement, c’est le  « talent propre » du professeur qui est censé en assurer tout le déroulement. La culture commune ne serait donc garantie que par l’homogénéité du recrutement par concours, ce qui ne semble plus le cas depuis fort longtemps. A cet égard, affirmer que la leçon « est pour ainsi dire l’unité élémentaire du cours » permet, à notre sens abusivement, de légitimer les épreuves des concours de recrutement qui correspondraient ainsi étroitement à la pratique pédagogique et didactique des professeurs de philosophie dans les lycées. Par ailleurs, comment considérer que les élèves sont des apprentis philosophes alors que « la prise de note constitue le moment principal » de leur travail ainsi que les « réponses aux questions du professeur » ?

 

Ces trois présupposés du projet de programme ne permettent pas de répondre aux trois questions qui mériteraient pourtant d’être posées Si l’on veut réfléchir à ce que pourrait être un enseignement de philosophie à l’aube du XXIème  siècle

- comment concilier la liberté du professeur et la nécessité de formuler un programme national ?

- comment concilier la singularité du cours à laquelle les professeurs sont incités et la nécessité d’acquérir des connaissances communes ?

- comment concilier la spécificité de l’enseignement de la philosophie (apprentissage de la réflexion personnelle) et le fait  qu’elle est une matière d’examen comme les autres (comment évaluer cette réflexion personnelle) ?

 

2. L’épreuve commune

 

Par définition, les épreuves du baccalauréat et les instructions concernant leur préparation ne font pas partie des programmes. Le CNP ne peut cependant ignorer les objections et les angoisses que suscite légitimement chez les élèves et chez leurs parents l’épreuve commune de philosophie. Est-il nécessaire de rappeler qu’un programme scolaire ne doit pas seulement faire l’objet d’un large accord chez les enseignants mais que le sens et les objectifs de ce programme doivent être compris par les élèves et leurs parents ? En faisant le choix d’obtenir un consensus par défaut de programme, on laisse l’enseignement de la philosophie s’engager dans une direction qui, à terme, en rendant chaque année plus aléatoire et plus fragile l’évaluation des connaissances et des compétences des élèves, le délégitimerait et le discréditerait gravement. Faut-il rappeler que la moyenne de l’épreuve au baccalauréat se situe actuellement autour de 7 sur 20 !

Or en affirmant que la dissertation philosophique « n’est pas un exercice parmi d’autres », qu’elle « invite l’élève à faire de la philosophie », et qu’on ne peut la réduire  « à des procédés rhétoriques », on fait de cet exercice une partie intégrante et essentielle du programme mais on prend en même temps le risque manifeste et particulièrement grave d’interdire tout critère d’évaluation et de notation. Fondée sur de tels principes, la dissertation n’est accessible qu’à l’infime proportion des lycéens qui souhaiteraient devenir philosophes. Si elle demeure épreuve d’examen, on doit pouvoir expliciter les conditions de possibilité de son enseignement.

Le CNP ne remet pas en cause la validité de la dissertation. Celle-ci vaut tout particulièrement par la distance qu’elle implique à l’égard de sa propre pensée et la capacité de prendre en compte les arguments d’autrui. Elle suppose toutefois un savoir-faire rhétorique qui fait aujourd’hui d’autant plus problème qu’il n’est pas acquis, voire abordé, par les élèves entrant en classe de terminale. Cette situation ne concerne pas seulement les séries technologiques, elle touche également la série L, les études littéraires ne constituant plus une initiation systématique à la dissertation.

Il convient donc de porter le plus grand soin à la préparation de l’épreuve commune de philosophie et cela d’autant plus que l’indétermination du programme entraînera une plus grande diversification des préparations. Sans qu’il soit question pour autant d’imposer une méthodologie de l’exercice, l’allégement du programme devrait permettre de consacrer davantage de temps à l’exercice de la réflexion personnelle et à l’apprentissage du savoir-faire rhétorique. Il s’agit de préciser les contenus philosophiques et les savoir-faire qui, à cet égard, devront faire l’objet d’un enseignement raisonné et d’une évaluation dont les critères. paraîtront, par là-même, plus explicites

Le CNP estime que cet objectif doit être explicitement inscrit dans les nouveaux programmes et considère que les propositions concernant les épreuves du baccalauréat devront fonder la cohérence de l’ensemble du projet. Il considère en outre qu’il serait nécessaire de construire des exercices mieux adaptés aux séries technologiques.

 

 

3. Un débat à engager

 

Lorsqu’ils seront arrêtés par le Ministre, les nouveaux programmes de philosophie ont de fortes chances de valoir pour une dizaine d’années. Nous ne pouvons donc manquer ce rendez-vous,  nous ne pouvons pas non plus prendre le risque d’un consensus par défaut. Chacun sait que le débat est engagé chez les professeurs de philosophie Et que les propositions de réforme sont nombreuses.

Le CNP appelle ce débat de ses vœux. Il souhaite y contribuer en présentant ses réflexions et ses suggestions.

Sans remettre en cause le principe de présentation du projet de programme sous forme de notions de philosophie générale, le CNP estime qu’il est concevable d’envisager, sans doute parmi d’autres pistes possibles, de le combiner avec une liste restreinte de thèmes d’histoire de la philosophie, présentées de manière à faire comprendre l’apport irremplaçable de certains concepts ou doctrines à notre compréhension du monde.

De ce choix résulteraient au moins deux avantages

- quelles que soient les options philosophiques et intellectuelles des professeurs, du moins existe-t-il entre eux un accord minimal sur l’importance et la signification de ces notions de base répondant aux conditions requises pour un fonctionnement juste et moins contesté de l’évaluation finale ;

- l’inscription de telles notions devrait permettre de définir suffisamment et précisément certaines des compétences qu’un élève est supposé acquérir dans le cadre des cours de philosophie, en formant ainsi des objectifs clairs ; si l’on n’apprend pas la philosophie mais davantage à philosopher, du moins pourrait-on mettre en évidence qu’un minimum de philosophie peut et doit s’apprendre : on ménagerait ainsi dans les classes une relation moins angoissée ou, selon les cas, moins fataliste, envers une discipline qui serait, dès lors, moins exposée à se voir discréditée.

 

A titre d’exemple, on pourrait soumettre à la discussion les thèmes du type suivant:

- pour l’antiquité : « du monde clos à l’univers infini » (cosmologie ancienne et cosmologie moderne) ;

- pour la modernité : qu’est-ce que les Lumières ? Ou encore : le Contrat social ;

- pour le contemporain : le rationalisme et ses critiques. Ou encore : les critiques de la métaphysique.

 

En conclusion :

Tout en ne remettant pas en cause le choix d’un programme de notions assorti d’une liste d’auteurs, le CNP ne peut accepter en l’état l’excessive indétermination du projet qui lui est soumis.

 

Au minimum, il demande, d’une part que les choix de notions soient explicités et davantage spécifiés en fonction des séries du baccalauréat, d’autre part que les références communes en matière d’histoire des idées soient définies. Ce dernier point suppose un choix c/air et une vraie réflexion sur quelques notions historiques et problématiques-clefs.

Le Conseil national des programmes estime qu’avant toute publication d’un nouveau programme de philosophie, il conviendrait d’engager un très large débat avec l’ensemble des acteurs et des partenaires sur l’avenir de cet enseignement : le colloque national sur « Quels savoirs enseigner dans les lycées ? » est l’occasion d’un tel débat

Dans l’attente de ses conclusions, le Conseil national des programmes émet un avis défavorable sur le projet qui lui est soumis.