ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Article de Jean-Louis CHÉDIN dans la revue L'Enseignement philosophique 1998

[ Dans l’article ci-dessous, Jean-Louis Chedin s’adresse à ses collègues de l’APPEP. Il rappelle le bien-fondé des critiques des membres de l’APPEP contre le projet du GTD Lucien-Dagognet et invite à penser les conditions d’un programme d’enseignement qui en soit véritablement un.  Il n’hésite pas à remettre en cause la conception défendue jusqu’alors par l’Association d’un programme de « notions » plaidant, à son tour et après Jean Lefranc, pour un programme de « questions, de problèmes ». Cette prise de position n’est pas anodine lorsqu’il s’agit des membres historiques de l’APPEP. Un autre chemin était ouvert, possible... chemin que ne suivra pas l’APPEP cornaquée par un Bureau National singulièrement étroit d’esprit en comparaison de ses devanciers. ]  

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Jean-Louis CHÉDIN

 

Université de Paris IV

 

L'Enseignement philosophique 49ème année n°1, (septembre-octobre 1998)

 

 

On pouvait s'y attendre : avec la refonte des programmes du baccalauréat, c'est l'outre d'Eole qui a été ouverte (les pessimistes dont je ne suis pas, diront : la Boîte de Pandore); les anciens savaient et nous en faisons à nouveau l'expérience, qu'elle est plus facile à ouvrir qu'à refermer. Mais qu'importe : cc flux de grand air a quelque chose de salubre.

 

La philosophie est sans doute, dans la crise assez générale (mais pour une part artificielle) des programmes, et par là des contenus de savoir ou des modalités de chaque enseignement, la discipline la plus « inquiète », la plus consciente des enjeux, du fait qu'elle tient elle-même d'une certaine façon à tous les savoirs et les couronne du moins dans l'enseignement secondaire. Elle se trouve ainsi bon gré mal gré au centre d'une crise, qui certes la dépasse en tant qu'institution.

 

Pour éviter des considérations trop générales, mais puisque le débat est décidément rouvert, les premières réactions à l'avis négatif du C. N. P. s'étant fait connaître dans le n° de mai-juin de la revue, je me limite à trois rubriques d'ailleurs incontournables en l'état présent de la discussion:

 

I. Sur le programme.

 

Les collègues de l'Association qui (dans les régionales, en réunion de Bureau, dans la revue, etc.) s'étaient vivement étonnés de l'invraisemblable abstraction et indétermination de la liste alphabétique élaborée par le G. T. D., se retrouvent dans les critiques de bon sens du C. N. P., et le disent dans le n° de mai-juin de la revue. En vérité, l'Association s'était en quelque sorte résignée de mauvais gré à ce catalogue irréel tombé du ciel (des idées ou des notions ?), au motif avancé par certains que -ouf - les notions étaient sauvées et que d'ailleurs... l'on nous préparait quelque chose de bien pire au cas où... Cette argumentation courte a trouvé bientôt ses limites.

 

 

En fait de programme, l'Association s'est refusée jusqu'ici à élaborer sa propre version, considérant à juste titre qu'elle n'était pas demandeuse en l'occurrence, ni d'ailleurs insatisfaite du programme en vigueur au point de lui substituer telle ou telle liste tombée du ciel. Cette attitude ou cette position aurait-elle fait son temps : l'on pourrait, au point de blocage où nous sommes parvenus, se poser la question. Il ne s'agirait certes pas de constituer en notre sein quelque nouveau G. T. D. (chacun mesure les difficultés non seulement de principe mais aussi pratiques que cela entraînerait dans une organisation ayant quelque ampleur, et le résultat ne serait pas forcément plus convaincant). En revanche, on peut bien concevoir une réflexion commune et une consultation d'ensemble (qu'une commission devrait impulser sans doute), en acceptant certaines conditions.

 

De façon générale, et afin de disposer d'une base minimale, d'éviter une certaine dispersion due au vide, il s'agirait de déterminer ce qui, dans le programme encore en vigueur (voire dans la liste du G. T. D., si l'on y tient !) est à modifier, comme ce qui mérite d'être maintenu ou confirmé.

 

Deux temps sont alors à bien distinguer. 1) S'agissant des principes généraux, la question serait de savoir si l'on souhaite établir ou rétablir un minimum de connexions faisant sens (donc ne se limitant pas à l'ordre alphabétique...) de manière à faciliter l'introduction des problèmes ou problématiques dont parle J. Lefranc. Ceci pose également la question de la dichotomie caractéristique (entre connaissance et action) dans l'ancien programme : faut-il introduire davantage de rubriques comme en des programmes plus anciens - mais pas les mêmes ?

 

Dans ce cadre, la suggestion fort intéressante émise par J. Lefranc (s'acheminer vers un programme de questions, de problèmes - inséparables des notions au demeurant) pourrait orienter utilement la réflexion. 2) Dans un second temps, sur la base des orientations générales retenues, l'on pourrait alors discuter des notions ou des groupes de notions que l'on souhaite reprendre ou modifier (ou adjoindre). (En tout cas, l'erreur est de commencer par là).

 

Un dernier mot sur le programme : je m'avoue choqué de lire dans l'avis du C. N. P (revue de mai-juin 1998, p. 4) que les nouveaux programmes ont chance de valoir pour une dizaine d'années... Pourquoi cette limitation a priori et doit-on s'offrir un tel exercice tous les dix ans, puis tous les cinq ans (car enfin, l'histoire s'accélère), pour en finir avec le programme jetable ? L'enseignement philosophique ne requiert-il pas une stabilité dans le temps aussi; sauf à s'exposer à une succession de modes (c'est à dire à ce qui se démode).

 

2. Indétermination et liberté.

 

L'indétermination caractéristique du projet avancé par le G. T. D. plutôt qu'elle ne favorise la liberté du professeur, risque surtout d'encourager un style d'enseignement excessivement individualiste, dispersif, compte tenu du flou et de l'espèce d'arbitraire qui entourent les derniers points de repère concédés. Indétermination, indifférence ne sont pas que l'on sache le plus haut degré de la liberté ; celle-ci n'est nullement incompatible au contraire avec un enseignement rigoureux de concepts et de problèmes, pourvu qu'il soit conçu par le professeur lui-même, se servant à son gré d'un programme « fort »... A ceux qui revendiquent avec véhémence la liberté absolue du professeur ou bien son originalité, peut-on rappeler quelques lignes des textes de F. Alquié et D. Dreyfus, figurant dans la brochure d'accueil de novembre 1997 ?

«... Au bénéfice de ce qu'on enseigne à savoir la philosophie, écrit Dina Dreyfus (p. 32) signifie que, à travers la personne du professeur devenue pour ainsi dire transparente, il faut qu'apparaissent et parlent les philosophes eux-mêmes, en leur langue et selon leur génie propre, que ce soit la philosophie qui soit aimée, respectée, servie, non votre personne ». Alquié (p. 42) : « Je me souviens de l'émotion qui était la mienne lorsque, professeur de lycée, je voyais en chaque octobre, prendre place ces futurs médecins, avocats, ingénieurs qui allaient avoir, en leur vie, la seule occasion de connaître Descartes, de connaître Spinoza (...). L'idée que c'était aussi, pour mes élèves, l'unique occasion de connaître mes propres pensées m'aurait plutôt fait rire ». (Tout ceci d'ailleurs, on le comprend, n'exclut pas du tout l'idée qu'il faut « être philosophe » pour enseigner la philosophie).

Enfin, peut-on vouloir le maintien d'un examen national (exigence capitale) auquel doivent se confronter tous les candidats, sans se soucier constamment d'un risque de discordance, de hiatus, entre l'unicité de l'épreuve nationale (préparée en un an dans le cas de la philosophie) et d'autre part des enseignements, des méthodes ou des critiques susceptibles de diverger à mesure que croît l'indétermination (et la forme de liberté qui lui est associée). Un étudiant de licence à l'université, tout au long de l'année, est nettement plus informé des exigences et des critères selon lesquels sa copie (ou son oral) sera appréciée.

 

3. Sur l'histoire des idées.

 

Ce point (je veux dire l'introduction dans l'enseignement d'une certaine forme d'histoire des idées dont on soupçonne le C. N. P.) fait l'unanimité contre lui. Or, si l'histoire des idées n'est pas à sa place dans l'enseignement philosophique de la terminale, c'est pour une raison toute simple : un tel enseignement y est pour l'essentiel prématuré. L'histoire des idées ne devient féconde et stimulante, philosophiquement, que si l'esprit est déjà, pour un minimum, au clair avec le concept ou la problématique dont on veut retracer la genèse, l'évolution, avec ses modifications ou ruptures significatives : une telle-mise au clair, c'est la réflexion philosophique qui la rend possible, en amont, non pas l'histoire des idées en aval. Cette condition posée, il n'y a certes pas lieu de diaboliser l'histoire des idées comme le font certains. Ainsi, dans un cours sur la liberté, il serait certes vain, voire absurde de commencer par la célèbre opposition entre la liberté des anciens et celles des modernes et les étapes qui ont pu conduire de l'une à l'autre ; il faut d'abord, et surtout, parler... de liberté (donc aussi de nécessité, du libre-arbitre, de la volonté, du rapport loi-liberté, de la liberté morale et de la liberté politique, etc.). Mais il peut aussi être intéressant de montrer à un certain moment, en quoi, pourquoi la conception moderne de la liberté diffère fondamentalement de la conception grecque : à la condition encore une fois de subordonner étroitement ces allusions aux concepts et à la théorie fondamentale, donc à l'intelligibilité qu'eux seuls procurent. On en peut dire autant de la relation fini-infini ; l'opposition entre la cosmologie ancienne et la cosmologie moderne (sans parler de celle des contemporains) peut éclairer en passant ou in fine, un certain aspect de cette relation, si du moins celle-ci, au préalable, a été construite philosophiquement dans sa généralité, à l'aide par ex. de Descartes, de Pascal, ou de Kant...

C'est pourquoi l'histoire des idées en fin de compte, ne doit en aucun cas figurer au programme des classes terminales (J. Lefranc indique bien les conséquences qui s'ensuivraient). Il revient au seul professeur de juger si telle ou telle allusion plus ou moins développée, peut servir un cours centré sur les notions et les questions philosophiques. En revanche, une telle possibilité ne saurait être ôtée aux professeurs, et devrait, me semble-t-il, être explicitement mentionnée dans les instructions relatives au nouveau programme.