ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Jean Lefranc, président de l'APPEP, critique le projet de programme Dagognet (L'Enseignement philosophique, 1997)

Cet article est très important. D’abord parce qu’il émane d’une figure historique de l’APPEP : Jean Lefranc président de l'Association des professeurs de philosophie de l'enseignement public de 1969 à 1994 ; ensuite, parce qu’il montre qu’à l’intérieur même de l’APPEP, les avis étaient beaucoup plus nuancés qu’on ne l’imagine à la seule lecture des motions de son Bureau National. La lecture que fait Jean Lefranc du texte du GTD est exemplaire : il en montre le danger pour l’enseignement de philosophie ; ce qui est paradoxal, c’est que les critiques qu’il adresse au programme du GTD Lucien-Dagognet sont exactement celles que l’ACIREPh adresse à tout programme de « NOTIONS », c.à.d   tous les programmes depuis 1973 – y compris le programme Fichant.

J. Lefranc analyse avec acuité l’absurdité d’un tel programme. Quelques mois plus tard, il se prononcera pour un « programme de questions » ou de « problèmes »  (texte également sur notre site) - ce qui est la demande constante de l’ACIREPh pour sortir enfin de la crise… ouverte par la réforme de 1973.

Notons enfin que le texte de Jean Lefranc est ainsi très éloigné des prises de positions caricaturales de l’APPEP dans la décennie suivante qui explique pour partie sa lente mais continue perte d’influence auprès des collègues lassés de son conservatisme outrancier. La succession de Jean Lefranc sera d’ailleurs difficile ; l’APPEP entrera dans  une phase de turbulence : pas moins de quatre président vont se succéder en peu de temps … mais la pente sera toujours la même, toujours plus conservative et incapable de penser les conditions actuelles de l’enseignement de philosophie. ]

 

 

Jean LEFRANC

 

L'Enseignement philosophique, mai-juin 1997, n°5.

 

I - Le projet de programme associe étroitement ce qui s'appelait jusqu'à présent le programme proprement dit (les notions) avec les instructions générales. Celles-ci (parties I et 3) sont inspirées des instructions de 1925 et elles me paraissent bonnes et même très bonnes. Il faudrait sans doute préciser la notion plusieurs fois utilisée de « champ de questionnement ». S'il faut approuver l'inclusion de ces instructions dans le programme lui-même, ce qui leur donne plus de force, le problème est de savoir jusqu'à quel point la présentation de la liste des notions par ordre alphabétique assortie de trois «exemples» d'organisation (l'un entraînant l'autre semble-t-il) est bien justifiée par des principes généraux excellents comme celui de la liberté philosophique du professeur.

 

2 - La présentation de notions par ordre alphabétique n'est pas la condition de la liberté philosophique. Constatons d'abord que, depuis plus d'un siècle (depuis le programme de 1880), l'ordre dans lequel les notions sont présentées dans le programme n'enchaîne pas la liberté du professeur. A ma connaissance, l'ensemble des professeurs n'a pas vu là une contradiction et s'en est fort bien accommodé, quelles que soient les opinions personnelles sur la structure proposée par le programme.

Mais surtout, contrairement à ce qui a été suggéré, la présentation par ordre alphabétique n'est pas neutre. Je vois là une sorte de confusion entre l'ordre « rationnel » (l'ordre des raisons résultant de la nature des choses) et l'ordre « logique » (l'ordre des mots résultant du dictionnaire), pour employer le vocabulaire de Cournot. Sans doute la libre recherche de l'ordre des raisons, et aussi des considérations pédagogiques, amènent les professeurs à une grande diversité dans la disposition de leur cours, mais cet ordre des raisons n'en devient pas pour cela pure convention, choix subjectif abandonné aux préférences individuelles ou aux techniques pédagogiques. A la simple lecture, l'ordre alphabétique suggère immédiatement un « non-ordre » fondamental, un irrationalisme, au moins un scepticisme qui ne sont sans doute pas dans les intentions des auteurs du programme. L'adjonction de deux ou trois «exemples » proposés ad libitum ne peut qu'accentuer cette impression.

 

3 - Quoi qu'on pense des « exemples », leur présence même dans des textes officiels aura très certainement des conséquences redoutables. Malgré la note de dénégation, les exemples officiels seront considérés inévitablement comme des modèles. Inévitablement, tel ou tel « exemple » sera préconisé, ou paraîtra préconisé, dans les I.U.F.M. pour les épreuves pratiques des concours. Inévitablement les parents d'élèves s'en réclameront pour contester le cours d'un professeur ou les sujets du baccalauréat (« mon fils a été préparé selon le schéma 1 et le sujet correspondait au schéma 2 »). Les occasions de conflits seront plus fréquentes qu'avec un programme d'emblée structuré, sans que la liberté réelle du professeur en soit accrue, peut-être au contraire.

 

4 - Le choix des notions ne peut être discuté dans le détail. Il faut s'en remettre à la sagesse du G T.D. pour chaque notion en particulier. Mais la conception d'ensemble impliquée dans ce choix paraît très contestable.

a) Les notions ont été, semble-t-il, systématiquement réduites à un seul mot. Il en résulte une indétermination, une polysémie encore plus grande que dans le programme actuel. [NDLR : quel aveu !] En passant de « la connaissance du vivant » au « vivant », les problématiques se sont multipliées à un tel point qu'aucune question ne devient prévisible [l’ACIREPh ne dit rien d’autre !]. Avec la connaissance du vivant, la lecture d'un ouvrage de Canguilhem pouvait suffire (ce qui est déjà beaucoup). Avec le vivant faudra-t-il y ajouter une bibliothèque d'écologie ? N'est-ce pas décourager le travail de l'élève sérieux et favoriser le phraseur dont le culot n'est jamais démonté ?

 

b) La culture philosophique impliquée par le programme devient de plus en plus implicite et se rapproche de ce je ne sais quoi que M. Bourdieu nous a tant reproché. Pourquoi la « science » et la «philosophie» ne sont-elles pas au programme alors que l'on sait très bien (et c'est heureux) que les professeurs de philosophie leur consacreront une réflexion attentive ? Il ne s'agit pas ici de demander l'adjonction de deux ou trois notions. C'est l'ensemble du programme qui est conçu sur le mode de l'implicite, aussi bien en morale qu'en philosophie des sciences : « le mal » (implicitement le fondement de la morale), « l'interprétation » (implicitement les sciences humaines) etc. Pourquoi devrais-je m'enquérir des raisons profondes de ces non-dits ?

 

Il ne s'agit pas de compter des mots. Un programme doit indiquer tout ce qui est nécessaire et suffisant pour qu'un enseignement soit vraiment un enseignement d'initiation à la philosophie et que professeurs et élèves sachent quel travail est attendu d'eux. Les déclarations d'intention si bonnes soient-elles (et elles le sont !) doivent avoir un contenu minimal. Ce n'est malheureusement pas le cas de ce projet aussi flou que possible.

 

Dans les circonstances actuelles, la seule réponse possible aux attaques dont notre enseignement est l'objet est un programme structuré et explicite qui ne menace pas mais au contraire garantit la liberté du professeur. C'est pourquoi le retraité que je suis est déçu et inquiet.