ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Résumé des observations critiques du GREPH sur le projet de programme proposé par le Groupe Technique Disciplinaire de Philosophie (1997)

(GROUPE DE RECHERCHES SUR L'ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE)

 

Secrétaire : Francis Godet

 

 

RESUME DES OBSERVATIONS CRITIQUES DU GREPH

sur le projet de programme proposé par le Groupe Technique Disciplinaire de Philosophie (1997)

 

 

Certaines modifications formelles semblent avoir, au moins partiellement, pris en compte quelques-unes des observations très critiques que nous avions formulées lors de notre audition par le GTD en avril 1996

 

Mais, pour l'essentiel, rien n'est changé

 

Au contraire - et c'est là un mérite de cohérence que nous reconnaissons bien volontiers -l'adéquation de ce projet avec ses principes didactiques (ceux de 1973) a été renforcée, et on a osé aller jusqu'au bout de la logique d'un "programme de notions", ce dont témoigne dans la liste, salutairement amaigrie, de ces notions l'adoption de l'ordre alphabétique - ce qui entraîne, entre autres conséquences, le divorce des couples notionnels (théorie et expérience, nature et culture...), dont les membres, désormais, figurent (ou non) à leur rang alphabétique parmi les notions célibataires. Les choses sont ainsi devenues plus claires.

 

Par commodité d'exposition, nous résumerons(1) brièvement nos observations sous trois rubriques :

1. Le projet en tant que programme d'enseignement.

2. Le projet en tant que programme d'examen.

3. Le projet envisagé dans ses conséquences pour les élèves et les professeurs.

 

 

I. Le projet du GDT en tant que programme d'enseignement.

 

1. Nous désapprouvons le principe même d'un programme dit de « notions » censé recouvrir dans un "souci de complétude" (et, déplorons-le en passant, dans l'espace d'une année unique à la fois initiatique et terminale) l'ensemble du territoire philosophique.

 

On nous assure que cette visée encyclopédique ou du moins générale (au sens traditionnel mais non moins flou de la philosophie générale, par opposition, sans doute, à la philosophie spéciale, c'est-à-dire aux traditionnelles parties de la philosophie) garantirait seule "le caractère philosophique d'un enseignement élémentaire et général". Or on reconnait explicitement que ces "notions" n'ont en elles-mêmes aucune déterminité philosophique qui puisse "définir la substance de l'enseignement", et qu'ainsi elles ne doivent être comprises que "comme les titres nécessaires à (la) présentation (du programme)".

N'est-ce pas là l'aveu implicite que la liste des notions n'est là, en somme, que pour faire croire et croire soi-même qu'il y a véritablement un programme ?

 

 

2. Nous n'approuvons pas le principe de l'existence même d'une liste d'auteurs qui est à la fois limitative et non programmatique et qui cumule ainsi le double et grave inconvénient d'exercer de fait une censure et de n'imposer rien. A quoi donc sert-elle ? A rien, sauf à interdire que soit étudiée en vue de l'examen telle ou telle œuvre de l'un ou l'autre des exclus de la liste. Ce n'est pas admissible.

Si, par rapport au programme en vigueur, Sénèque, Plotin, Locke, Berkeley, Diderot, Schopenhauer et Durkheim sont passés de l'exclusion à l'admission dans le club fermé des "auteurs du programme", il reste évidemment (et il restera toujours) bien des auteurs dont l'intérêt philosophique de l'œuvre est implicitement nié ou contesté. En particulier, on ne peut que déplorer l'ostracisme ou l'ignorance dont sont victimes les philosophes méditerranéens de langue italienne (à l'exception de Machiavel), espagnole ou arabe, voire s'en indigner Notons que si les philosophes de langue arabe ont fait récemment leur entrée à l'oral de l'agrégation, les philosophes italiens ou espagnols semblent toujours indignes de l'éminence agrégative..

 

Quant aux contemporains, et pour se limiter aux philosophes français récemment disparus, on ne peut que s'étonner de l'absence dans la liste de Foucault, Deleuze et Lévinas. Mais, répétons-le, c'est l'existence même d'une "liste d'auteur? qui nous paraît illégitime et inutile. Programmatiquement, nous souhaitons au contraire qu'une liste d'œuvres, partiellement ou totalement renouvelable, annuellement ou bisannuellement, soit inscrite au programme du baccalauréat.

 

 

II. LE PROGRAMME DU GTD EN TANT QUE PROGRAMME D'EXAMEN.

 

Il résulte du paragraphe précédent que le projet du GTD ne constitue en rien un programme d'examen.

 

Une "notion" peut recouvrir, non pas tout à fait "n'importe quoi" (comme cela a été dit par d'autres que par nous), mais les questionnements, analyses et cours magistraux les plus divers et, entre eux, c'est-à-dire par rapport aux élèves-candidats dans leur ensemble, les plus hétéroclites.

 

Les auteurs du projet le déclarent d'ailleurs très explicitement.

- Si "l'étude des notions […]est toujours déterminée par les problèmes philosophiques qu'élabore la réflexion dans ses différents champs de questionnement", c'est bien, comme nous le disions plus haut (I.1), qu'elles sont en elles-mêmes, pour une large part, philosophiquement indéterminées.

 

- Si "le choix et la formulation de ces problèmes [...] relèvent de la responsabilité du professeur", c'est-à-dire de sa seule liberté, laquelle s'exerce dans différents "champs de questionnement" dont l'inventaire indicatif (champs "anthropologique, psychologique, moral, social, économique, politique, religieux, logique, mathématique, scientifique, technique, symbolique, esthétique, métaphysique, philosophique") suffit à donner le vertige alors même qu'il ne saurait être exhaustif, le programme de notions ne garantit en rien que les centaines de milliers de candidats à l'examen national du baccalauréat auront étudié la même chose parce qu'ils auront tous eu une leçon placée sous le titre de la même notion.

 

- Comment, pour la même évidente raison, le professeur qui a consciencieusement traité toutes les notions du programme pourrait-il être assuré et assurer à ses élèves que les sujets proposés à l'examen correspondront à l'enseignement effectivement donné du seul fait qu'ils "font référence aux notions du programme" ?

 

- Si l'on croit bon de préciser, pour tenter de réduire l'écart toujours possible et parfois abyssal entre les sujets d'examen et les notions du programme, que la "relation" de ces sujets

 

- qui "font référence aux notions du programme" - aux "champs de questionnement ci dessus mentionnés" peut être "éventuellement explicite", cela veut-il dire que lesdits champs de questionnement doivent tous avoir été piétinés ou parcourus à l'occasion du traitement philosophique de la notion ? Mais outre qu'on ne voit pas bien comment les possibles champs de questionnement pourraient être a priori et exhaustivement inventoriés, cette obligation à les emprunter tous est évidemment en totale contradiction avec l'affirmation réitérée, voire obsessionnelle, de l'inaliénable liberté du professeur dans le "choix et la formulation des problèmes qu'élabore la réflexion dans ses différents champs de questionnement". Les Instructions de 1925 manquaient de concision, mais non de clarté. La lecture de celles qui les remplacent relève parfois de l'herméneutique.

 

Qu'en est-il dans les faits ? Si l'on examine sur quelques années l'ensemble des sujets qui ont été proposés - soit sous forme de question, soit par la médiation d'un texte - en référence à la notion de "langage", on constate que ces sujets se rapportaient à vingt-cinq problèmes philosophiques différents Cette étude systématique a été faite par notre collègue J.-J. Rosat, qui fut membre de la commission Bouveresse-Derrida et du premier GTD, et exposée par lui lors d'une mémorable séance à un forum du Collège International de Philosophie.

....

 

Prétendre dans ces conditions qu'un programme de notions (quelles que soient ces notions) permet de préparer effectivement les élèves à l'épreuve de philosophie qui leur est imposée relève soit de l'illusion, soit de la mauvaise foi.

 

En vérité et derechef, ce projet de programme, en tant qu'il prétend être aussi, comme il le doit, un programme d'examen, revient pratiquement à un non-programme.

 

 

III. Le projet du GTD dans ses conséquences pour les élèves et les professeurs.

 

A. Pour les élèves, il résulte de ce qui précède :

 

1) Qu'un programme de notions ne permet pas de préparer efficacement la majorité des élèves à l'épreuve de philosophie du baccalauréat. La faiblesse des résultats en témoigne, même si le programme n'est pas la seule cause de l'échec relatif mais massif de notre enseignement.

 

2) Que le sentiment fréquent et pas toujours erroné qu'ont les élèves que leur professeur "ne traite pas le programme" parce qu'ils ne reconnaissent pas toujours dans la libre construction du cours magistral les fameuses "notions" telles qu'ils les lisent dans le programme ou les voient exposées et juxtaposées dans beaucoup d'ouvrages médiocres de la florissante industrie éditoriale scolaire, développe chez eux un sentiment croissant d'angoisse qui les rend peu à peu comme imperméables au véritable travail de la pensée philosophique. La désertion fréquente et plus ou moins massive du troisième trimestre pour chercher refuge dans la "révision" sur aide-mémoire et autres "ABC du Bac", quelle que soit l'estime intellectuelle qu'ils peuvent avoir pour leur professeur, est l'un des effets les plus pervers de l'extension et de l'indétermination du programme.

 

3) Ajoutons que la dissertation comme exercice exclusif d'évaluation à l'examen écrit est, pour la majorité des candidats, une épreuve (à tous les sens du terme) qui les condamne à des résultats médiocres ou faibles, ce qui décourage le travail.

 

En langage lycéen : « Travailler l'histoire-géo ou les sciences-nat, ça paye ! Travailler la philo et lire des textes, c'est du temps perdu : tu peux bosser à mort et te retrouver avec un deux, rien foutre et te payer un quinze. Tout dépend du prof qui corrige. Bref, la philo au bac, c'est la loterie ! ». Cette affirmation péremptoire et sans nuance est sans doute excessive. Elle n'est pas pour autant insignifiante, ni - nous le savons tous - sans fondement.

 

 

 

B.  Pour les professeurs.

 

1) L'angoisse des élèves n'est évidemment pas sans effet sur les professeurs : ils la sentent naître et croître, ils la comprennent, ils tentent de la calmer, elle finit par les gagner et, devant l'inachèvement d'un programme interminable, l'année risque de se terminer sur un bachotage généralisé qui est la négation et la dérision du travail philosophique.

 

2) La tâche de correction des dissertations (dont la fréquence recommandée par les Instructions du projet reste inchangée depuis des décennies) est écrasante. Certes, le temps réservé à la correction (individuelle et écrite d'une part, collective et parlée ou rédigée d'autre part) est-il très variable en fonction du niveau des élèves et de l'importance que le professeur lui-même lui accorde. Si cette tâche se limite à une simple lecture évaluatrice et à un rapide "corrigé" collectif, elle est, philosophiquement, à peu près inutile ; si elle doit être véritablement correctrice, elle dévore notre vie professionnelle, notre vie intellectuelle, notre vie familiale et privée, et jusqu'à notre temps hebdomadaire de repos ou de vacances.

Des modifications institutionnelles concernant le service des professeurs de philosophie sont plus que souhaitables dans ce domaine.

 

3) Enfin, le projet de programme du GTD, parce qu'il obéit au même principe faussement encyclopédique de l'extension à l'ensemble du champ philosophique que les précédents, ratifie, comme eux, l'installation réitérée d'un programme quasi permanent : les changements sont peu fréquents - le programme actuel a un quart de siècle d'existence - et ils ne constituent ni des refontes, ni encore moins des ruptures, mais de simples réaménagements du même.

 

Cette fixité (par opposition à des programmes partiellement ou totalement renouvelables annuellement ou bisannuellement) condamne les professeurs à n'être, par rapport à eux-mêmes, que des répétiteurs. Quand on enseigne "le Langage" trente-cinq ans, même si l'on a plusieurs fois (mais sûrement pas dix fois, vingt ou trente-cinq fois) varié les approches, les textes d'appui ou de départ, exploré d'autres "champs de questionnement", modifié l'architectonique du cours d'ensemble (si architectonique il y a), etc., on finit plus ou moins vite par s'installer dans une problématique qui réussit mieux que d'autres, et par s'enkyster dans des réponses qui anesthésient toute recherche.

 

Que deviennent alors les beaux discours sur l'étonnement philosophique et sur l'exercice de la pensée en acte devant les élèves (qui est un exercice nécessaire, certes, mais non suffisant pour les faire penser) ? Une mascarade. Dans cette situation de répétiteur qui doit jouer le rôle de professeur-penseur et de professeur du penser, le professeur de philosophie, comme un vieil acteur qui cabotine se singe lui-même, fait semblant de chercher ce qu'il sait et perfectionne un "numéro" bien rôdé en espérant que les redoublants, s'il s'en trouve, oublieux comme ils sont, n'y verront que du bleu et ne vendront pas la mèche.

 

La tentation d'étudier d'année en année les mêmes œuvres par manque de temps de préparation, et puisque rien n'oblige le professeur à en étudier d'autres, produit, évidemment, des effets semblables.

 

Autant dire que le professeur qui se laisse aller où on le pousse, c'est-à-dire au ronron d'un programme immuable, tend à devenir philosophiquement idiot. Nous militons pour un type de programme qui nous permette, et mieux encore nous incite, à user de ce droit et de ce devoir que nous avons de rester des professeurs de philosophie, ou, comme nous l'avons écrit ailleurs, des instituteurs du philosopher et des "philosophes" qui ne s'aliènent ni en répétiteurs ni en saltimbanques de la philosophie.

 

13 mai 1997

Pour le collectif du GREPH : Roland Brunet,

Francis Godet

Francis Marchal,

Michel Rotfus

Note :

(1) Pour un développement plus argumenté de nos positions, nous nous permettons de renvoyer aux autres textes du GREPH que nous avons déjà transmis au Bureau des Programmes de la Direction des Lycées et Collèges.)