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La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Pour lancer le débat, texte paru dans L'Université syndicaliste, 1996

[Le SNES dès le mois de décembre 1996 consulte ses adhérents sur le projet du GTD. Ci-dessous son texte de présentation.)

 

Supplément au n°418 de l’Université Syndicaliste du 13.12.96

 

POUR LANCER LE DÉBAT

Nous voudrions à partir des premières remarques transmises par les collègues ouvrir la discussion collective. Il ne s'agit donc pas de jugements définitifs (et encore moins d'une quelconque position du S.n.e.s.!) mais d'interrogations, parfois d'inquiétudes, qu'il appartient à chacun d'apprécier. Faites-nous, vous aussi, parvenir rapidement vos observations et contributions. L'intervention spécifique du S.n.e.s. sur les questions de contenus ne doit pas surprendre, elle correspond à la volonté de ne pas enfermer la réflexion syndicale dans le champ étroit des questions corporatistes. Nous sommes convaincus, en effet, que désormais tous les problèmes sont liés et qu'on ne peut plus séparer la réflexion sur les conditions de travail de celle sur les difficultés du métier, liées a la formation, aux programmes, à l'orientation, aux cycles, etc. Enfin, le S.n.e.s. entend faire reconnaître ainsi la place des enseignants dans le système éducatif et leur droit à intervenir sur ce qui relève de leur compétence  professionnelle autant que scientifique (dont la question des programmes et des épreuves), et cela contre le bureaucratisme qui voudrait transformer les enseignants en exécutants dociles de programmes et d'objectifs élaborés sans leur participation, loin des classes et de ceux qui en ont l’expérience.

 

I. Un problème : comment lire ce nouveau projet?

Quasiment tous les collègues s'accordent au moins sur un point  l'essentiel est préservé, à savoir le principe de la liberté du professeur quant à la construction de son cours, au choix et à la formulation des problèmes déterminant l'étude des notions. Et avec un grand soulagement, un peu comme si craignant le pire (les rumeurs sur certaines propositions de Ferry ?), les collègues étaient rassurés et satisfaits de constater la réaffirmation (nécessaire) de cette liberté. Cet aspect paraît même susciter une sorte de consensus par défaut, au-delà des oppositions philosophiques traditionnelles, chacun y voyant la garantie de pouvoir continuer a faire librement son cours quel que soit le programme pour ainsi dire.

Le modèle du projet est celui des séries technologiques : une liste de notions. Disparaissent  les grands titres qui imposaient une certaine cohérence (voire un parcours), es questions aux choix (quelques regrets mais beaucoup observent qu'elles avaient de fait disparu), et tous les couples de notions et les intitulés du type  “ connaissance  du vivant ”, “ formation des concepts scientifiques”, etc. qui n'étaient pas des notions. Le programme est plus simple, plus clair, allégé en apparence et constitué uniquement de notions, mais les avis divergent sur le sens de cette réécriture.

 

Deux grandes tendances se dégagent

 

-  celle qui n'y voit qu'un toilettage, peut-être nécessaire mais sans conséquence car on réintroduit dans le texte de présentation tout ce qu’on supprime dans le programme  (remords  ou concession rusée?) et parce que la problématisation des notions restantes oblige à envisager celles qui sont supprimées. Ce qui fait dire aussi que l'allégement est, comme cette réforme, un trompe-l’œil. D'où l'avis que ces modifications sont soit de bon sens pour certaines (plus de cohérence) soit peu importantes et qu'au fond rien n'est changé. On en reste à un prudent statu quo, ce qui est préférable au vu des clivages de la profession, même si cela ne règle rien

 

- celle qui y voit un repli sur un conceptualisme pur et dur, voire un “ philosophisme ”doublé d'une élimination de tout ce que la pensée critique avait réussi à imposer dans le programme de 1973 le propos se fonde ici sur trois points: la reformulation complète de l'épistémologie dont le cœur canguilhémien disparaît ; l'élimination implicite des sciences humaines ou de l'anthropologie (suppression des notions de culture, d'inconscient, de la “ constitution d'une science humaine”, et en E.s. de la société, des échanges, etc.)  la disparition significative des notions “négatives” comme la mort, l'irrationnel, l'inconscient (et déjà la violence en 94 en Es. et en S), toutes choses conditionnant les sujets du baccalauréat, donc le cours malgré tout, soit un retour à l'ordre loin d'être idéologiquement neutre, et ne résolvant aucun des problèmes qui se posent à nous aujourd'hui. On a bien changé mais en pire.

D'autres avis se manifestent : ceux qui tout en partageant la dernière lecture s'en réjouisse, ceux qui trouvent le projet secrètement avant-gardiste et, soit le refusent, soit le soutiennent.

 

2. INTERROGATIONS PLUS PONCTUELLES.

Ne pouvant tout relever, voici ce qui revient le plus souvent:

- la disparition (sans véritable opposition) des “facultés ”ou résidus de l'ancien programme de psychologie (passion, volonté, mémoire, jugement, idée, imagination)

- une satisfaction relative concernant les innovations (l'image surtout, la démonstration, l'interprétation, mais “ le mal ” laisse très partagé... alors qu'on supprime les notions “négatives ” retour moral ou métaphysique ? la présence de la vérité et de la beauté interdisait-elle celle trop explicite du 3ème transcendantal, le Bien ?);

- incompréhension quant à la persistance de l'espace dont les difficultés d'analyse sont telles et si bien connues des professeurs de Terminales que les sujets de bac la concernant se sont éteints d'eux-mêmes, s'il faut alléger pourquoi maintenir cette notion-là?

-très forte hostilité au remplacement de l'art par la beauté (en E.s., S et les séries technologiques) dénoncé comme ignorance manifeste de la spécificité du cours de philosophie en classes de Terminale des lycées (le problème paraît bien réel tant les collègues y reviennent)

-satisfaction concernant l'introduction du droit et du pouvoir en S et E.s., qui devrait  permettre  une meilleure approche de la philosophie politique, ainsi, que pour l'introduction du langage dans le technologique très demandée par nombre de collègues; regret que la mort disparaisse...

- sur la liste des auteurs, les introductions ne sont pas contestées mais souvent jugées trop timides  les avis sont partagés, beaucoup souhaiteraient un plus grand élargissement à des auteurs plus abordables en Terminale ou devenus accessibles grâce à l'édition moderne. Pour l'antiquité on regrette que Plotin soit préféré à Sénèque (convenant mieux à une étude suivie car plus “ lisible”) ou l'ignorance des grandes écoles antiques (Les Sophistes, Les Cyniques, les Sceptiques) ; la période médiévale si riche d'ouverture reste curieusement occultée (Averroès, Maïmonide, Maître Eckhart, Nicolas de Cues) l'ostracisme envers les anglais persiste (Mill, Russell et alors qu'on introduit Wittgenstein si peu “praticable” en Terminale et pour quelle œuvre hormis le Tractatus ? ) ; l'introduction de Durkheim semblait au moins justifier celle de Tocqueville et de Weber philosophique enfin, on pourrait même songer à des auteurs plus “ modernes” comme Popper, Adorno ou Foucault.

 

3. Le projet est-il toujours cohérent? Permet-il de répondre à nos difficultés?

Il est permis de se demander si la volonté de ne pas spécifier le programme, même très partiellement en tenant compte de la dominante de la série (autant pour des raisons de cohérence de la formation que pour pouvoir s'appuyer sur les savoirs scolaires acquis dans une voie donnée tout en en élaborant la réflexion) n'aboutit pas à de curieuses incohérences pourquoi l'expérience en S et E.S. sans la théorie ? ou la démonstration sans l'interprétation?

Pourquoi au moment même où l'enseignement de spécialité en E.S, initie les élèves aux grandes pensées économiques et sociales (Malthus, Adam Smith, Ricardo, Marx, Tocqueville,   Durkheim, Weber, etc.) supprime-t-on autrui,  la  société,  les échanges, voire la personne, du programme des E.S. ? Cela paraît dommageable et absurde. Et de manière générale, la réflexion sur le “ socius ” est étrangement absente dans toutes les séries. La société se résorberait-elle dans l'État? Incohérente encore cette disparition du social au moment même Où on fait entrer Durkeim dans la liste des auteurs (on dira peut-être que Freud demeure alors que l'inconscient est supprimé, est-ce plus cohérent ? idem pour Bachelard lorsqu'on regarde ce que devient l'épistémologie).

Pourquoi réintroduit-on dans le texte de présentation ce qu'on enlève du côté des notions?

 

Dans le technique, peu de changement. Est-ce à la hauteur des difficultés rencontrées ?

 

Il est important que le programme  reconnaisse  la liberté du professeur, et à de nombreux égard le nouveau programme proposé est bien moins contraignant que l'actuel. Nous serons donc encore plus libres. Mais le problème reste entier concernant l'interprétation, sinon le devenir de cette liberté.

Le respect de la liberté du professeur (qui oblige l'institution comme les élèves) n'est pas séparable du respect de ces mêmes élèves et de ce que l'institution leur doit (donc de sa mission publique). Et il est bon de rappeler ici que la liberté d'organisation du cours est subordonnée à une finalité précise : l'élaboration de la réflexion personnelle de l'élève. Le terme de “ responsabilité” employé à propos du choix et de la formulation des problèmes, nous rappelle que cette liberté ne peut signifier un quelconque arbitraire mais qu'elle s'inscrit dans le cadre de nos devoirs envers les élèves, dont celui de les préparer progressivement et de manière raisonnée à l'examen final, et là est le problème : comment cette indétermination croissante du programme va-t-elle s'articuler avec les exigences d’une épreuve commune, avec les exigences de justice et de justesse de l'évaluation finale ? Les difficultés ne risquent-elles pas d'être accentuées ? Entre un projet d'une détermination Si précise qu'elle priverait le professeur de toute liberté dans la conception même de son cours (comme le projet d'enseignement d'histoire des idées) et celui d'une indétermination Si grande qu'il autorise à peu près tout, n'y aurait-il pas un moyen-terme à inventer?

Le problème devra être résolu et commande de rester prudent car  il ne faudrait pas que tout cela nous conduise précisément à ce que nous voulions éviter, à savoir à un dispositif d'évaluation conçu pour combattre en retour les effets pervers de notre “ chère ”liberté (genre questionnaire : qui est Socrate ? qu'est-ce que l'empirisme ?) et qui dénaturerait notre enseignement. Peut-on surmonter ces difficultés à partir de telles prémisses ? Ne  pas  le  faire  nous condamnerait à retrouver demain tout ce dont nous souffrons aujourd'hui et qui nous discrédite si puissamment auprès des élèves. D'où l'importance de ces deux autres volets du travail du G.t.d. : les instructions qui accompagneront ce projet (la refonte prévisible de celles de 1925 et de 1977) et les propositions concernant les épreuves du baccalauréat, Mais ne faudrait-il pas connaître aussi tout cela pour juger de la réforme proposée?

Relevons enfin que ce premier volet (les programmes) ne reprend aucune des orientations (très discutables) souhaitées par Luc Ferry, président du Conseil national des programmes... Quelle sera donc la suite ?