ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Une réforme, pour quoi faire ?, © Le Monde 1995

 

LE MONDE DE L'ÉDUCATION - septembre 1995

 

Le groupe technique disciplinaire (GTD) de philosophie vient de se mettre en place. Comme prévu, il est présidé par Marcel Lucien (doyen des inspecteurs) et François Dagognet (professeur émérite à l'université Paris-I). La liste des autres membres du groupe sera publiée au BO. Chargé de réfléchir aux modalités d'une réforme possible des programmes, par la direction des lycées et collèges, il risque d'avoir fort à faire, tant les divisions sont grandes au sein de la profession. Si pour les uns tout changement est superflu, pour d'autres il y a urgence.

 

Seule de toutes les disciplines, la philosophie ne s'est pas encore engagée sur la voie du changement, comme l'aurait voulu la réforme des lycées. Alors que, partout ailleurs, on a réussi à se mettre d'accord pour procéder à des modifications quelquefois considérables, le consensus semble ici plus difficile à trouver. Pour Jacques Billard, président de l'Association des professeurs de philosophie, qui rassemble environ un quart de la profession (1), les seules réformes vraiment pertinentes sont d'ordre institutionnel : quatre classes au plus par enseignant, quatre heures au moins par section. Pour le reste, il ne voit pas la nécessité de toucher à quoi que ce soit « S'il s'agit de retrancher ou d'ajouter quelques notions, je n'y vois pas d'inconvénient. Je serais même favorable à la suppression des notions négatives telles que la «violence» ou l'«irrationnel». Mais, personnellement, je ne crois pas à des programmes surchargés. Il s'agit là d'un faux problème. Resterait-il une seule notion qu'il se trouverait encore des professeurs pour manquer de temps. Ce qu'il faut alléger, c'est plutôt la façon dont les enseignants se représentent ce qu'ils doivent faire à l'intérieur d'une notion. »

Ce n'est pas l'avis de Renée Thomas, professeur de classe-préparatoire au lycée Lakanal, à Sceaux. Elle se souvient de ses anciennes terminales A. Plus de quarante notions à traiter en un an. C'était proprement « infaisable », estime-t-elle. Non seulement à cause du nombre ou de la difficulté de certaines notions, « car, s'il est possible de parler de l'« espace » à l'occasion de la « perception », étudier la notion en elle-même exige des connaissances et un degré d'abstraction que l'on ne peut exiger d'élèves de terminale. Mais aussi parce que je me suis aperçue qu'il y avait des domaines dans lesquels j'étais moi-même incompétente. Un exemple : la « mémoire », l'« habitude » (au programme de l'époque) et l'ensemble des thèmes de psychologie générale. J'avais trouvé une parade : les regrouper sous un concept directeur pour lequel je m'estimais mieux armée, en l'occurrence la « perception ». J'essayais tant bien que mal de « fédérer » le reste. Résultat : j'avais complètement rebâti un autre programme. » En d'autres termes, parce que le nombre de notions est élevé et que l'enseignant n'est pas expert en tout (sauf à disposer d'un temps de préparation qu'il n'a pas), il est obligé d'opérer des regroupements ou de subordonner certaines notions à d'autres.

 

Il n'y aurait là rien d'anormal si « le programme ne normait indirectement les épreuves du bac». En droit, n'importe quel sujet peut tomber. Or l'élève n'est pas également préparé pour les traiter tous. Pour Renée Thomas, un allègement substantiel éviterait ce genre d'inconvénients. L'enseignant pourrait enfin « faire le programme » et l'élève serait assuré, le jour du bac, de tomber sur des sujets en rapport avec ses cours. Mais cette ancienne fontenaysienne y voit un autre avantage : instaurer une véritable « déontologie du métier », car seul un programme faisable permet de fixer des normes professionnelles (2).

 

La liberté de l'enseignant

 

Normer ? mais jusqu'où ? La question est délicate. L’ancien groupe technique disciplinaire conduit par Jean-Marie Beyssade en sait quelque chose. Il a échoué pour avoir voulu accompagner le programme d'une liste de « déterminations » (3), des éléments de repérage jugés encore trop autoritaires par certains. Par exemple, le cours sur « autrui » devait intégrer les concepts de « pitié, amour, respect » ; « l'égoïsme » ; « l'alter ego »; « la reconnaissance». L'idée était généreuse, et il n'est pas difficile d'imaginer quel en était l'objectif : mieux ajuster les cours aux sujets du bac. Mais le projet a suscité une hostilité quasi unanime chez les gens de la profession, contre ce qui a été perçu comme une atteinte grave à la spécificité de la philosophie.

Toute notion renvoie à un problème, insiste Jacques Billard, et « ce que nous voulons faire comprendre à l'élève est le caractère profondément problématique de chaque notion. Or le choix du problème relève de la liberté de l'enseignant. C'est à lui de le déterminer, selon sa propre personnalité philosophique». Cette liberté, tient-il à souligner, n'est pas une revendication corporatiste, mais une exigence inhérente au travail philosophique lui-même. «Si les notions étaient prédéterminées, l'enseignant se trouverait lié, et, sans cette manifestation de la liberté en acte, il n'y a plus de philosophie. » [c’est un parfait exemple de l’idéologie absurde que l’ACIREPh a analysé dans son Manifeste et qui conduit à avoir autant de cours de philosophie qu’il y a de professeurs sans que nul  ne s’inquiète des conséquences pour les élèves de ce libéralisme forcené].

D'où un certain nombre de refus. A commencer par celui, maintes fois exprimé par l'association, de voir apparaître, à côté - voire à la place - du programme de notions, un enseignement d'histoire des idées et des doctrines comme le « libéralisme », « empirisme » ou le « déterminisme ». Pour son président, il s'agit là d'une des tendances actuelles que l'on aimerait imposer à l'enseignement philosophique. Non que le principe soit dénué d'intérêt mais ce serait traiter la philosophie comme une « discipline positive », uniquement axée sur des contenus.

L'autre refus concerne cette tendance, plus redoutable encore, aux yeux de Jacques Billard du modèle anglo-saxon de la debating-society. Chacun pense ce qu'il veut. Il s'agit simplement d'échanger ses idées sur tout et n'importe quoi, sans conclure. Pour ou contre la peine de mort ? Pour ou contre les biotechnologies ? « Je voudrais à tout prix empêcher la philosophie de dériver vers ce modèle du débat d'opinion, totalement stérile. »

Enfin, c'est toujours au nom du caractère problématique de la discipline que l'association refuse depuis longtemps le principe d'un enseignement en amont de la terminale. Mettre de la philosophie en première, comme la proposition en avait été faite par le ministère l'an passé, équivaudrait, pense-t-on, à changer la nature de l'enseignement philosophique. Parce qu'il constitue ce moment où, «au terme d'un cursus scolaire, on s'arrête un temps pour regarder en arrière», il doit rester, maintient Jacques Billard, « cet enseignement de couronnement, comme on disait autrefois ».

Soit, mais les conditions sont-elles encore les mêmes ? « C'est vrai, remarque cette enseignante de Seine-et-Marne, les élèves sont plus démunis sur le plan des outils linguistiques et culturels qu'avant. Mais je n'ai pas constaté la moindre diminution de la capacité et du désir de comprendre. » Vouloir réformer l'enseignement philosophique en raison d'une prétendue incapacité des lycéens actuels à réfléchir, c'est pratiquer, selon elle, une « pédagogie du mépris ».

Plus prudent mais tout aussi ferme sur le fond, Jacques Billard attribue l'évolution du public lycéen à l'abandon dans la scolarité antérieure de certains principes : « Comment voulez-vous expliquer ce qu'est une chaîne de raisons ou une démonstration en mathématiques, si, à partir de la quatrième, on abandonne dans cette discipline l'exercice de la démonstration ? Qu'on ne nous envoie pas en terminale des élèves qui n'ont pas le niveau. » Vœu pieux. Car, si les purs et durs de l'enseignement philosophique n'ont pas l'intention de céder d'un pouce sur la question des programmes ou celle, plus sensible encore, de la sacro-sainte dissertation, les politiques, de leur côté, n'ont pas l'air de vouloir inverser le vaste mouvement de démocratisation de l'école. C'est parce qu’ils en sont bien conscients que certains professeurs de philosophie préfèrent se transformer, à l'occasion, en « instituteurs » («expliquer en un mot ce que l'élève ignore et devrait savoir »), ou demander, comme cette enseignante, la « bienveillance des correcteurs » au bac.

Mais tous ne partagent pas cette position. « La seule chose chose qui risque de se produire, estime Renée Thomas, est de discréditer la philosophie dans l'esprit des élèves. L'actuel programme est fait pour les « héritiers » pourvus de cette culture générale qui constituait le fonds commun sur lequel les professeurs étaient censés s'appuyer ». Une espèce en voie de disparition, et qui lui fait dire : « Je ne sais si le niveau monte ou baisse, ce que je constate, c'est que les élèves ont changé et que nous devons prendre en compte ce changement. Il faut ouvrir les yeux, l'enseignement philosophique est en crise. A continuer de l'ignorer, nous risquons de connaître le même sort que les lettres classiques.»

 

Des élèves d'un nouveau type

 

Un point de vue d' autant plus intéressant qu'il émane d'une enseignante « privilégiée ». Chaque année pourtant, sur les quelques dizaines d'élèves sélectionnés parmi les meilleurs pour suivre une hypokhâgne, elle constate que « peu d'entre eux ont acquis les moyens de faire une dissertation » (4). Plus étonnant encore : afin de maintenir le niveau, une liste de textes leur est envoyée pendant les vacances, mais force est de constater qu'ils sont rarement lus, « ce qui signifie que les élèves n'en ont pas le désir et, surtout, qu'ils n'en ont pas compris la nécessité ».

Pour Renée Thomas, il faut se rendre à l'évidence : les élèves ne manquent pas de culture, ils en ont simplement changé. Ce sont des élèves « d'un nouveau type ». Ils ont d'autres intérêts « qui, après tout, ne sont pas méprisables et sur lesquels pourtant on néglige totalement de s'appuyer ». « Ma génération a vécu, dans un monde du livre. La nouvelle vit avec les médias. La télévision est le premier instrument à travers lequel ils acquièrent les rudiments d'une culture. » Il faut en tenir compte, selon elle, comme de l'existence chez certains de savoirs très spécialisés, tels que le roman policier américain ou la science-fiction. Et que dire des élèves des séries technologiques ? La différence culturelle, pour des raisons sociales, est encore plus grande. Pour ceux-là, et pour tous les autres, Renée Thomas demande que l'on invente de nouvelles manières de faire de la philosophie. « Et tant qu'à parler de mépris, je le vois plutôt dans le fait de tenir aux élèves un discours auquel ils ne comprennent rien, dont ils n'aperçoivent pas la finalité et qui contribue souvent à les dégoûter de la philosophie. »

Pour toutes ces raisons, et en accord avec certaines propositions de Luc Ferry (5), Renée Thomas ne serait pas opposée à un enseignement d'histoire de la philosophie, à côté du programme classique. Le troisième sujet proposé au baccalauréat pourrait être remplacé par une épreuve d'explication d'un texte tiré d'un auteur étudié durant l année. La liste resterait à établir. L'élève aurait ainsi le choix entre deux sujets de dissertation et un sujet d'histoire de la philosophie. En prime, « la préparation à cet exercice ferait découvrir aux élèves le plaisir de lire ». On voit mal comment un tel enseignement pourrait aller contre le projet philosophique de « penser par soi-même », tant il est vrai qu'on ne pense jamais à partir de rien. Faut-il alors suivre Renée Thomas lorsqu'elle prétend que « se jouent actuellement autour du programme les conditions de la survie de l'enseignement philosophique » ? Une chose est sûre : à l'heure où les politiques envisagent de soumettre à référendum certaines mesures ayant trait à l'éducation, l'enseignement philosophique a tout intérêt à se réformer lui-même avant qu'on ne  le réforme de l'extérieur, sous la pression sociale.

 

Frédérique Pascal

 

 

NOTES

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(1) L'association comptait, au janvier 1995, 1 172 adhérents, dont 200 retraités et 100 enseignants du supérieur (L'Enseignement philosophique, mars-avril 1995, p. 86) pour un total de 3.691 professeurs de philosophie en activité dans les établissements publics du secondaire, dont 39,8 % de femmes (selon les chiffres du ministère). [Il y a aujourd’hui un peu plus de 5000 professeurs (Rapport 2007, Inspection Générale de Philosophie) auxquels faut ajouter les professeurs l’enseignement privé. En 2012, l’APPEP comptait 538 adhérents (donc moins de 400 actifs, les autres étant retraités). Toutes les associations – y compris l’ACIREPh – souffrent de ce désengagement.]

(2) Pour plus de détails, voir son article « Remarques sur le programme », L'Enseignement philosophique, mai-juin 1995.

(3) Avant-projet publié, dans son intégralité, par Le Monde de l'éducation (octobre 1992). [et ici voir l’acte 3]

(4) Ils ne sont pas les seuls. Dans son rapport sur le Capes de philosophie 1994, le jury note : « La bonne copie moyenne, issue d'une formation classique, a pratiquement disparu. Les bonnes copies sont bonnes presque toujours pour des raisons qui échappent au traitement scolaire de la dissertation : elles sont atypiques. »

(5) Voir les propositions de Luc Ferry, président du Conseil national des programmes (CNP), interviewé dans Le Monde de l'éducation (septembre 1994).