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La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Bac philo - Plaidoyer pour l'histoire des idées, © Le Point, 1995

Rappel : Luc Ferry, alors président du Conseil national des programmes, fait part de son souhait personnel de voir figurer dans les nouveaux programmes de philosophie, à côté des traditionnelles notions, un petit nombre de repères fondamentaux en matière d’histoire des idées. Cette prise de position personnelle ne cessera de « polluer » les débats ultérieurs… le front conservateur brandissant systématiquement le spectre d’un enseignement de philosophie réduit à une doxographie historisante.

 

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Bac philo - Plaidoyer pour l'histoire des idées

Luc FERRY - Le Point N°1188 du 24 juin 1995

 

Voici revenu le temps du bachot, et des sempiternelles critiques que ne manquera pas de susciter l'épreuve de philosophie, souvent jugée trop aléatoire et subjective pour être honnête ! Notre collaborateur Luc Ferry, philosophe, dit - vertement - ce qu'il en pense.

 

Le fond du problème est là : notre enseignement, centré sur des notions générales et volontiers intemporelles, est sanctionné, au moment du bac, par des exercices, dissertation ou commentaire, dont les règles rhétoriques ne sont plus enseignées aux élèves, et, même, aux étudiants. On peut ou non le regretter : ce qui est clair, c'est qu'il y a quelque paradoxe, et sans cesse plus visible le jour de l'examen, à poser aux candidats des questions auxquelles on ne leur demande par réellement de répondre, mais pour le traitement desquelles, en revanche, un haut niveau de savoir-faire rhétorique est implicitement requis.

 

Disons-le franchement : si, en tant que professeur de philosophie, je crois être en mesure de faire une honnête dissertation sur la question « qu'est-ce que le temps ? » - ou tout autre sujet du même modèle - ce n'est pas que j'ai, ni aucun de mes collègues, je le crains, quelque capacité d'y répondre vraiment, mais parce que je connais à peu près mes classiques et que j'ai appris certaines conventions rhétoriques élémentaires. Or, j'avoue éprouver aujourd'hui, alors que ces règles ont sombré dans l'oubli complet, la plus grande difficulté à corriger une copie de bac (et même, parfois, celles de mes agrégatifs ! ).

 

Que juger ? Le style, la cohérence, les références, les « idées », le tout à la fois, mais dans quelle proportion ? Alors qu'il me semble aisé d'évaluer avec une réelle objectivité le devoir d'un candidat sur Aristote, Rousseau ou Kant, je me sens résolument incompétent pour déterminer si ses idées « personnelles » (ou qu'il croit telles) sur Dieu, les valeurs ou les finalités de l'existence humaine « valent » 5 ou 15 ! En clair, si sa dissertation est à peu près bien écrite, si les idées défendues ne sont pas, ou ne me paraissent pas excessivement absurdes, je donnerai la moyenne ou plus.

 

Mais prétendre qu'il s'agit là de philosophie est une duperie.

 

Une solution pourrait être, dans ces conditions, d'introduire, à côté des notions générales, quelques éléments d'histoire de la philosophie dans les programmes actuels. Ce serait d'autant plus pertinent que l'hétérogénéité des enseignants - notre hétérogénéité - est devenue si considérable que le terme de philosophie en devient presque incernable. Quoi de commun entre un « philosophe analytique » américain et un disciple de Heidegger, entre un marxiste de l'école de Francfort et un adepte de Levinas, entre un penseur de la « déconstruction » et un néokantien, entre un thomiste aristotélisant et un passionné de Lacan ? A peu près rien, sinon, justement, certaines références communes à l'histoire de la philosophie.

 

D'où l'urgence de faire apparaître ce terrain de rencontre dans les contenus d'enseignement !

 

Ajoutons, si du moins l'on veut dire la vérité telle que nous la connaissons tous, qu'entre un professeur chevronné et certains étudiants frais émoulus des concours la différence peut être abyssale. Si nous voulons donner une chance à tous les élèves d'avoir, quoi qu'il arrive, accès à quelque chose qui ressemble un tant soit peu à de la philosophie, il faut s'assurer, par le biais des programmes, que certains « lieux de mémoire » fondamentaux sont transmis et problématisés. C'est une émancipation pour l'élève, qui, après tout, a bien le droit aussi de travailler seul, et une incitation pour le professeur à compléter une formation initiale qui n'est pas sans failles. Je le dis sans ironie aucune, sachant combien j'aurais moi-même aimé, au sortir de l'agrégation, qu'un programme intelligent, philosophique, d'histoire de la philosophie vienne compléter celui des notions générales.

 

On objectera qu'un tel projet pourrait conduire au bachotage, au retour de la fameuse « question de cours » ! L'affirmer, c'est d'abord méconnaître ce fait fondamental que l'histoire de la philosophie n'est pas seulement historienne mais, au moins depuis Hegel, bel et bien philosophique. Il ne suffit pas d'apprendre des faits, mais de comprendre de grandes visions du monde, d'en saisir la genèse et la disparition. Mais au demeurant, si le prétendu « bachotage » devait se traduire dans la pratique par une lecture accrue des grands auteurs et, pourquoi pas, par un peu plus d'objectivité dans les corrections de copie, aurions-nous vraiment tant perdu au change ?