ACIREPh

La guerre des Programmes, 1975-2005

Documents rassemblés par S. Cospérec

Luc Ferry répond à Jean Lefranc

En février 1995, Luc Ferry, président du Conseil national des programmes, instance composée de vingt et une personnalités chargées de donner au ministre des avis sur les programmes scolaires, publie dans la Revue de l’APPEP  L’enseignement philosophique un article faisant part de son souhait personnel de voir figurer dans les nouveaux programmes de philosophie, à côté des traditionnelles notions, un petit nombre de repères fondamentaux en matière d’histoire des idées. Il réitère ensuite régulièrement sa position (cf. son texte publié dans le Point également sur notre site). La proposition suscite un large débat dans la communauté des philosophes et, surtout, une violente polémique. Cette prise de position personnelle ne cessera de « polluer » les débats ultérieurs… le front conservateur brandissant systématiquement le spectre d’un enseignement de philosophie réduit à une doxographie historisante.

 

Luc Ferry répond ici à la critique de l’APPEP  exposée dans une « Lettre ouverte » de Jean Lefranc (APPEP). Texte publié dans L'Enseignement philosophique (45ème année n° 3 de janvier-février 1995).

 

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LUC FERRY : RÉPONSE À LA LETTRE OUVERTE...

 

Mon cher Collègue,

 

Merci de votre lettre. Vous savez, nous savons tous, combien notre milieu, celui des enseignants, est prompt à réagir aux rumeurs, d'où qu'elles viennent, dès qu'il s'agit d'évoquer de quelconques changements dans nos habitudes pédagogiques. Ces sujets sont sensibles et il convient d'être précis. Je rappelle donc, une fois encore, que je m'exprime ici à titre personnel, non en tant que Président d'un conseil qui, au demeurant, entend bien laisser l'actuel G.T.D. de philosophie faire son travail et qui n'émet, en tout état de cause, que des avis consultatifs.

 

Votre émotion me semble donc, permettez-moi de vous le dire en toute amitié, quelque peu excessive. Cela dit, qu'il fallait rappeler, j'aimerais faire, quant au fond du débat sur les programmes de philosophie, quelques remarques sur les avantages que présenterait à mes yeux, en classe de terminale, un enseignement d'histoire de la philosophie qui n'exclurait en rien celui qui porte sur les notions générales mais viendrait le compléter. Je me bornerai, à esquisser quatre arguments simples.

 

1) Vous conviendrez, j'en suis sûr, qu'il serait tout à fait superficiel et même erroné, d'opposer une approche problématique des notions philosophiques, à une approche historienne. Il ne peut en effet échapper à aucun d'entre nous que l'histoire de la philosophie est, depuis Hegel au moins, devenue philosophique et qu'en ce sens, elle ne relève pas, ou à tout le moins, pas simplement, du domaine des sciences historiques.

L'antinomie, souvent mise en avant, entre une philosophie générale et une histoire des idées est donc fallacieuse. Elle ne fait pas justice à la problématisation proprement philosophique de l'histoire de la philosophie qui caractérise la pensée contemporaine sous toutes ses formes.

 

2) Notre enseignement, centré sur des notions générales et volontiers intemporelles, est sanctionné, au moment du bac, par des exercices, dissertations ou commentaires, dont les règles rhétoriques ne sont plus enseignées aux élèves et, même, aux étudiants. On peut ou non le regretter : ce qui est clair, c'est qu'il y a quelque paradoxe, et sans cesse plus visible le jour de l'examen, à poser aux élèves des questions auxquelles on ne leur demande pas réellement de répondre, mais pour le traitement desquelles, en revanche, un haut niveau de savoir faire rhétorique est implicitement requis. Je persiste et signe : si je crois être en mesure de faire une honnête dissertation sur la question « qu'est-ce que le temps ? » — ou tout autre sujet du même modèle —, ce n'est pas que j'ai, ni aucun d'entre nous je le crains, quelque capacité d'y répondre, ni même parce que mes questions seraient particulièrement fines, mais parce que j'ai appris, en préparant le C.A.P.E.S. et l'agrégation, certaines conventions rhétoriques élémentaires. Elles ont d'ailleurs du bon, je le concède bien volontiers, mais elles n'ont que très peu à voir avec l'apprentissage de la philosophie, et de toute façon, ne sont plus enseignées par la plupart de nos collègues. Je le maintiens donc : j'éprouve aujourd'hui, alors que ces règles ont sombré dans l'oubli complet, la plus grande difficulté à corriger une copie de bac (et même, parfois, celles de mes agrégatifs !).

Que juger ? Le style, la cohérence, les références, les « idées », le tout à la fois mais dans quelle proportion ? En revanche, je n'ai aucune difficulté à évaluer la compréhension qu'un élève a d'un grand texte philosophique ou d'un concept relevant de l'histoire de la philosophie.

 

3) L'hétérogénéité des enseignants — notre hétérogénéité — est aujourd'hui si grande que le terme de philosophie en devient presque inapplicable. Quoi de commun entre un philosophe analytique et un disciple de Heidegger, entre un marxiste de l'École de Francfort et un adepte de Levinas, entre un penseur de la « déconstruction » et un néo-kantien, entre un thomiste aristotélisant et un passionné de Lacan ? A peu près rien, sinon, justement, certaines références communes à l'histoire de la philosophie. Ajoutons, si du moins l'on veut dire la vérité telle que nous la connaissons tous, qu'entre un enseignant chevronné et certains étudiants qui viennent tout juste d'obtenir leur C.A.P.E.S., la différence peut être abyssale. Si nous voulons donner une chance à tous les élèves d'avoir, quoi qu'il arrive, accès à quelque chose qui ressemble un tant soit peu à de la philosophie, il faut s'assurer, par le biais des programmes, que certains « lieux de mémoire » élémentaires sont transmis et problématisés.

C'est une émancipation pour l'élève, qui, après tout, a bien le droit aussi de travailler seul, et une incitation pour le professeur à compléter une formation initiale qui n'est pas sans failles. Je le dis sans ironie aucune, sachant combien j'aurais moi-même aimé, à la sortie des concours, qu'un programme intelligent, philosophique, d'histoire de la philosophie vienne compléter celui des notions générales.

 

4) Enfin je ne vois pas en quoi le fait de donner plus d'importance aux grands auteurs et aux concepts charnières de notre histoire conduirait au bachotage. J'ai le meilleur souvenir de ma préparation à l'agrégation et je n'ai jamais eu le sentiment de « bachoter » parce que j'étais incité, sinon contraint, à lire Platon, Kant ou Bergson. L'affirmer c'est, me semble-t-il, méconnaître à nouveau ce fait fondamental que l'histoire de la philosophie n'est pas seulement historienne mais bel et bien philosophique.

 

Je conclus ces quelques remarques en précisant à nouveau leurs limites : exprimées à titre personnel, elles visent tout au plus à ouvrir un débat, et je vous remercie vivement de m'en avoir offert la possibilité. Je n'ai du reste ni les moyens, tant s'en faut, ni le désir d'imposer quoi que ce soit en la matière.

 

Avec mon fidèle et bien cordial souvenir,

 

Luc FERRY